Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux
Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage. SOUVENIRS HISTORIQUES de PIERRE JOIGNEAUX Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or
TOME SECOND [page 95] Chez un camarade d’école Qui est-ce qui n’a pas eu de bons camarades d’école ? Vous avez eu les vôtres, j’ai eu les miens : mais à mesure qu’on avance dans la vie et surtout sans l’adversité, on les perd. Aussi je vous laisse à penser combien on éprouve de contentement à en retrouver de loin en loin dans les circonstances difficiles, qui se souviennent et viennent à vous spontanément. Dans les huit premiers jours de mon exil à Bruxelles, il m’en arriva un rue des Éperonniers, à l’hôtel du Grand-Café. Nous étions en 1852, et j’avais perdu ses traces depuis 1834. Nous nous regardâmes bien, mais nous eûmes quelque peine à nous reconnaître. Il était si cossu, si élégant que je ne pouvais pas me persuader d’avoir sous les yeux un condisciple de l’École centrale, [page 96] mon ami Lacambre. Gilet blanc, cravate blanche, habit noir, gants irréprochables. Je me sentais écrasé. – Je te savais à Bruxelles, me dit-il, et voilà plusieurs jours que je te cherche, afin de t’inviter à dîner à la maison. – Je te croyais en France, à la tête d’une grande fabrique de stéarine. – Pas du tout, je m’occupe exclusivement ici de travaux sur la brasserie, et j’ai publié deux gros volumes que j’aurai le plaisir de t’offrir… J’ai épousé une Belge, la nièce du représentant Rodenbach, que tu verras à ma table, mais qui, lui, ne te verra pas, puisqu’il est aveugle. C’est un homme de valeur, très estimé, et à qui je dois d’excellentes relations. Je fis observer à Lacambre que je n’avais pas une tenue suffisamment correcte et que je ne me permettrais pas de lui rendre en paletot défraîchi la visite qu’il me faisait en habit de cérémonie. Il insista et me dit que, si sa toilette s’imposait à Bruxelles aux ingénieurs, aux commerçants, aux personnes en vue qui ont de grandes affaires à traiter, elle n’était pas de rigueur chez des proscrits qui n’avaient pas eu le temps de garnir leur malle avant de s’en aller. Il ajouta que d’ailleurs nous serions chez lui en tout petit comité : l’oncle aveugle, M. Romberg, directeur de l’industrie au ministère de l’intérieur, Lacambre, sa femme, la mienne et votre serviteur. Je finis par céder. Le surlendemain, bonne soirée chez mon compatriote et ancien camarade d’école. L’oncle aveugle était un [page 97] sage ; il me parla peu. Le directeur de l’industrie était curieux ; il me questionna beaucoup ; il était un lettré délicat et naturellement il admirait Victor Hugo. – On m’a raconté, me dit M. Romberg, que le grand poète se mêle démocratiquement à ses compagnons d’exil, et que tous les soirs il y a tablée de dix-sept personnes au Grand-Café. – C’est exact, répondis-je. – On m’a dit encore que Victor Hugo avait donné l’exemple de la sobriété et que l’on ne buvait que de la bière de ménage. – J’ignore si l’exemple a été donné par Victor Hugo, mais on ne boit, en effet, que de la bière. – On m’a dit enfin, reprit M. Romberg, que Victor Hugo prend à sa charge tous les frais de la tablée. Je fis un bond. – Ceci, Monsieur, est absolument inexact ; chacun de nous, croyez-le bien, paye sa dépense et se sentirait froissé si l’on en doutait. Le nom de Victor Hugo m’a pas besoin de cette légende pour briller ; l’amour-propre de ses compagnons de table, dont je suis, a besoin, au contraire d’une rectification. M. Romberg paraissait disposé à me dire d’où lui venaient ses renseignements ; je ne voulus pas le savoir. C’est une bien agréable chose que la compagnie des grands hommes, mais ils ont, sans le vouloir et à leur insu, l’inconvénient d’être absorbants. Ce sont autant de soleils à la clarté desquels on n’aperçoit plus ni les [page 98] nébuleuses, ni les vers luisants. Ce n’est pas leur faute, c’est celle des Incas qui les adorent. En somme, Victor Hugo ne cherchait pas à faire l’obscurité autour de lui ; il a mis en lumière, au contraire, bon nombre d’inconnus et d’oubliés. S’il a été dur pour quelques-uns, il a été indulgent pour d’autres et ne s’est pas montré mauvais camarade, même pour des compagnons d’exil qui ne partageaient point ses opinions. En voici la preuve. A notre arrivée à Bordeaux, en 1871, les députés républicains pensèrent qu’il serait bon de se voir souvent et de s’entendre sur la politique à tenir. Alphonse Gent nous offrit son salon, et la première réunion eut lieu chez lui. Nous étions là je ne sais plus combien, mais un nombre respectable, formant le cercle autour de la pièce. Nous n’étions pas assis depuis un quart d’heure, lorsqu’on ouvrit la porte pour nous demander si nous pouvions recevoir le général Cremer accompagné d’un ami. La réponse fut affirmative et unanime. Cremer entra, suivi d’un officier couvert de décorations et de médailles. Ils venaient du ministère de la guerre, très mécontents ou plutôt très irrités contre le général Le Flô, qui avait, paraît-il, mal accueilli leurs réclamations. En nous parlant du ministre, Cremer le qualifia d’une épithète grossière qui produisit le plus mauvais effet sur la réunion. Victor Hugo, qui ne s’attendait pas plus que nous à l’incident, interrompit doucement Cremer : [page 99] Nous comprenons, général, dit-il, votre mécontentement et votre amertume. Vous avez à vous plaindre d’une injustice et vous n’êtes sans doute pas le seul ; mais laissez-moi vous dire que l’expression qui vient de vous échapper est imméritée, et que dans votre loyauté de vaillant soldat, vous la regretterez. Veuillez m’accorder quelques minutes d’attention ; je tiens à vous convaincre. Cremer écouta et Victor Hugo se mit à raconter de la façon la plus simple et la plus émouvante un épisode de la proscription à Jersey. Le journal des proscrits venait de publier une lettre irrévérencieuse à la reine d’Angleterre. Les Jersiais en colère songèrent à saccager l’imprimerie et à briser les presses. Les proscrits de leur côté firent bonne contenance et résolurent de se défendre avec une énergie de désespérés. Le général Le Flô, exilé orléaniste et en droit de se désintéresser de l’affaire, ne s’en désintéressa pas. Il offrit ses services aux républicains et insista pour partager leurs dangers. – Eh bien, général, ajouta Victor Hugo, les républicains ont gardé le souvenir de cet acte de solidarité et ne sauraient se défendre d’un sentiment d’estime pour l’adversaire politique qui l’a mérité. Cremer comprit et s’inclina.
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