Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 83]

Le décret d’expulsion

 Le décret d’expulsion qui nous arriva pour nos étrennes, dans la première quinzaine de janvier 1852, nous sortit de l’indécision et chacun de nous se mit en mesure de quitter la France, pour gagner une frontière quelconque, autant que possible la moins éloignée de notre résidence. Je songeai donc à gagner la Belgique dans le délai le plus bref possible. Il ne me manquait que deux choses : un peu d’argent pour les frais de voyage et de séjour à l’étranger, et un mot de recommandation pour me sortir d’embarras dans un pays où je ne connaissais absolument personne.

Les économies que j’avais pu réaliser en quatre ans sur les 25 francs par jour qu’on nous a tant reprochés [page 84] ne s’élevaient pas à 100 francs et ne pouvaient pas me mener loin. J’étais donc très inquiet de ce côté quand une visite inespérée vint me tirer d’affaire. Laissez-moi vous raconter cela en prenant les choses d’un peu haut.

Dans le courant de 1848, un cultivateur ruiné de l’arrondissement de Semur avait dû quitter sa ferme, et était venu à Passy me confier sa détresse et me demander un conseil. Je lui avais conseillé de charger sa femme de vendre du lait, pour le compte d’un nourrisseur des environs et je l’avais engagé à ajouter à ce petit commerce de chaque jour celui de produits tirés de notre département, tels que beurre de choix, fromages d’Epoisses, fruits de bonne qualité, etc., etc. Je lui avais créé en même temps une clientèle spéciale de compatriotes, toujours heureux de se procurer à Paris les meilleurs produits de leur localité. Mon ancien fermier avait suivi mes recommandations et s’en était assez bien trouvé. Non seulement il avait réussi à vivre dans son petit commerce, mais il avait encore, au bout de quelques mois, mis de côté une centaine de francs. Il vint me les offrir ; je les refusai, mais il insista et parut tellement contrarié de mon refus que je finis par les accepter à titre de prêt remboursable dans la quinzaine, ce qui eut lieu. Si je savais le nom de ce brave homme, vous pensez bien que je vous le dirais, mais je ne l’ai jamais su et n’ai pas eu la peine de l’oublier. Je me souviens que de sa reconnaissance, de sa bonne action et de la porte [page 85] cochère où sa femme vendait le lait tous les matins dans la Grande-Rue de Passy.

La veille du jour où je quittai la France, je me préoccupai de l’embarras dans lequel j’allais me trouver en arrivant à Bruxelles. Encore une fois je n’y connaissais personne. J’allai donc chez un monsieur de Paris qui avait des amis et des parents par là, et lui demandai un mot de recommandation pour quelqu’un. Il me donna le nom d’une rue et le numéro d’une maison dont je pris note ; il y ajouta une enveloppe de lettre qu’il avait reçue autrefois de Bruxelles ; mais en homme prudent, il ne se risqua point à me confier une ligne de son écriture, de peur de se compromettre. C’est aux époques troublées comme était la nôtre qu’on apprend à bien connaître les vaillants et ceux qui ne le sont pas.

L’enveloppe de cette lettre devait me servir de présentation chez deux dames âgées qui reconnaîtraient l’écriture de l’une d’elles.

Je n’y allai pas de suite en arrivant à Bruxelles. Au sortir de la gare du Midi, je fis signe à un cocher de fiacre d’avancer. Là bas, le fiacre s’appelle une vigilante. Le cocher entendait assez le français pour me comprendre. Je lui dis de me conduire avec ma malle dans un établissement qui tînt le milieu entre un petit hôtel et une grosse auberge, c’est-à-dire qui me fut abordable.

Mon gaillard me joua le mauvais tour de me mener dans un hôtel très rapproché de la gare, très aristocra- [page 86] tique et fréquenté seulement par de riches étrangers. Je vis tout de suite que je n’étais pas à ma place et n’y restai pas plus d’une demi-heure. Je voulus savoir d’abord d’un garçon de l’hôtel s’il ne s’y trouvait pas des Français venus de la veille ou de l’avant-veille. Il me répondit qu’il y en avait un inscrit sous le nom de M. Michel. Je pensai que ce pouvait bien être Michel (de Bourges), avec qui j’avais eu de bonnes et fréquentes relations. Je demandai à le voir et le garçon m’introduisit près de lui. C’était, en effet, mon ancien collègue qui se tenait soucieux et étendu sur un canapé dans un petit salon du rez-de-chaussée.

Dès qu’il m’aperçut, il leva les mains au ciel en s’écriant :

– Ah ! mon pauvre ami, nous voici dans une belle position !

– Voyons, voyons, on ne doit pas se lamenter ainsi quand on a son existence matérielle hors de cause ; je ne plains réellement que ceux qui n’ont pas le sou et pas de travail.

– On se figure que je suis cousu d’or, interrompit Michel, qui, très certainement, avait peur qu’on lui demandât des services.

– Je vous le souhaite et ne me figure rien ; pour mon compte, je cherche en ce moment des proscrits et je vous saurais gré de me dire où j’en trouverai.

– Vous en trouverez à l’hôtel du Grand-Café, rue des Éperonniers.

Je ne perdis pas de temps et me fis conduire à cet [page 87] hôtel, qui était tenu par un de nos compatriotes autrefois hôtelier à Lille.

L’accueil de Michel n’avait pas été fortifiant ; il y avait loin du proscrit pleurnicheur au tribun qui naguère mettait sa confiance dans ce qu’il appelait la sentinelle invisible : j’avais hâte de trouver des hommes moins abattus et faisant une autre contenance. A peine étais-je installé au Grand-Café, que le maître de la maison, dont j’eus beaucoup à me louer, m’engagea à visiter tout près de là les galeries de Saint-Hubert. J’y allai. Elles étaient pleines d’exilés de toutes les conditions et de tous les pays, menant grand bruit, battant la dalle et s’exprimant avec une parfaite liberté sur le compte des proscripteurs. J’aperçus avec plaisir quantité de vieux camarades, et entre autres Étienne Arago qui me donna rendez-vous pour aller le lendemain avec lui, dans l’après-midi, à l’Hôtel de Ville. Le bourgmestre, M. Verhaegen s’y trouverait et je lui serais présenté.

Je n’y manquai point. Étienne Arago me présenta ; le bourgmestre me montra un fauteuil et me dit qu’il était heureux de souhaiter la bienvenue à un représentant du peuple français arraché brutalement de son siège et de passage à Bruxelles. Il m’exprima l’espoir que la réparation serait faite bientôt, et, en attendant, il m’offrait ses services. Il me demanda ce qu’il pourrait faire pour m’être agréable. Je le remerciai avec effusion et lui répondis que mon seul désir était de pouvoir parcourir librement la Belgique. Il me promit qu’il s’y [page 88] emploierait et m’invita à patienter trois semaines. Je patientai des années.

Le lendemain de ma réception officielle par le bourgmestre, je me rendis chez les deux respectables dames pour lesquelles j’avais une enveloppe de lettre. Ces dames, bien que confites en dévotion et prévenues contre les républicains, me reçurent avec une extrême bienveillance. Je ne leur demandai aucun service puisque je me reposais sur la parole du bourgmestre à laquelle j’avais eu la naïveté de croire.

Si je vous parle de Mmes X…, c’est que, dans la suite, elles se montrèrent d’une obligeance rare pour des proscrits de Bruxelles et que ceci me rappelle une particularité curieuse.

Un jour, Alphonse Esquiros, qui n’avait pas quitté Nivelles et qui visitait souvent Bruxelles m’écrivit à Saint-Hubert, où le gouvernement belge m’avait interné, à mon grand déplaisir. Je dis à mon grand déplaisir, parce que j’avais exprimé le désir de rester à Bruxelles ou d’être envoyé à Liège. Un chef de bureau de la Sûreté publique, en relations suivies avec la police de Paris, m’avait répondu d’un ton railleur :

– Vous envoyer à Liège ! Il n’y faut pas songer, ce serait jeter une boîte d’allumettes chimiques sur un tas d’amadou. Nous avons pensé qu’en votre qualité d’agronome vous seriez mieux à votre affaire dans la province de Luxembourg, soit à Neufchâteau, soit à Bastogne, soit à Saint-Hubert, où il existe des milliers d’hectares de bruyères à mettre en culture.

[page 89] Je m’étais donc résigné à choisir Saint-Hubert, et il y avait longtemps déjà que je résidais dans cette ville quand Esquiros m’y écrivit la lettre dont je vous ai parlé tout à l’heure.

Il me disait, avant d’entrer en matière, que certainement j’allais rire et me moquer de lui.

« – Nous avons ici, continuait-il, Mmes X…, que vous avez eu l’occasion de saluer à votre arrivée et envers lesquelles bon nombre de proscrits malheureux ont contracté une grosse dette de reconnaissance. Je vous demande de nous aider à payer un petit acompte en une sorte de monnaie qui n’a pas cours chez les républicains et que nos principes condamnent. Mais la question n’est pas là. Deux personnes nous ont rendu beaucoup de services et continuent à nous en rendre. Dernièrement, comme je remerciais et leur disais qu’il nous serait difficile de leur exprimer toute notre gratitude, elles m’ont répondu qu’elles me sauraient gré de leur procurer par votre entremise des chapelets, des cors de chasse et des bagues du bienheureux Saint Hubert, avec le certificat authentique attestant la bénédiction desdits objets. »

Ce ne sont pas les paroles textuelles d’Esquiros, mais c’en est la substance et le sens exact. Je retrouverai probablement dans mes papiers la lettre originale quand je n’en aurai plus besoin.

De la part d’Esquiros, qui était un parfait mécréant dans cet ordre d’idées et qui était d’autant plus intraitable qu’il avait passé par le séminaire, à ce qu’on [page 90] m’affirme, il y eut du courage à me faire cette singulière demande. Cependant je n’en fus pas surpris. Il était homme de sentiment et de cœur, et du moment qu’il n’y avait aucun péril pour notre cause à donner la petite satisfaction que l’on sollicitait de son obligeance, il n’osa pas la refuser. Je vous avoue qu’à sa place je n’eusse pas hésité davantage.

Je répondis à Esquiros que j’allais m’occuper de la chose, et que devant aller à Bruxelles vers la fin de la semaine, je lui porterais les objets promis.

Mais l’affaire n’alla pas toute seule. Je me procurai aisément les chapelets, bagues et cors de chasse chez un marchand de l’endroit, connu sous le sobriquet de Jacques Patard. Il fabriquait les chapelets lui-même et tirait tout le reste de Lyon et d’Angers.

En boutique, tout cela n’avait qu’une piètre valeur ; c’est le bénissage à l’église par le curé ou le vicaire qui donnait les vertus à la bimbeloterie de Saint-Hubert. Il fallait que chaque pièce eût touché l’étole du saint, et qu’un certificat en règle fût délivré. Le certificat revenait à trente-cinq centimes.

Je chargeai une de mes filles de présenter les amulettes en question au vicaire de Saint-Hubert, et d’obtenir le certificat. Le vicaire demanda à qui on les destinait. Il lui fut répondu que c’était à des dames de Bruxelles. Il voulut savoir ensuite si on les expédierait ou si on les porterait. Il fut répondu que je les porterais.

« – Dans ce cas, Mademoiselle, dit le vicaire, il [page 91] devient tout à fait inutile de faire la dépense du certificat ; je vais bénir les objets et vous les rendre. Monsieur votre père est bien connu ; il inspire une entière confiance ; sa déclaration verbale ne laissera de doute à personne. »

En définitive, j’eus le bénissage gratuit, mais pas certificat. Le vicaire supposa évidemment que je me proposais de porter les amulettes à des incrédules qui eussent fait des gorges chaudes de l’écrit. Cependant, il n’en était rien.

J’ai toujours attribué ce refus au souvenir d’une visite que me fit en exil Auguste Luchet. Il tenait à la pièce authentique pour en causer à son retour dans son journal le Siècle. Il avait acheté divers objets et s’était présenté le plus dévotement possible à l’église. En sa qualité d’étranger et sur sa bonne mine de croyant, il avait obtenu de voir ce que je n’ai jamais vu. On lui avait montré les reliques, il avait touché l’étole et même le peigne qui, selon la légende, servait à la toilette des chiens de saint Hubert. Il avait questionné le vicaire de son ton le plus persuasif ; il avait recueilli ainsi toutes sortes de renseignements minutieux dont il avait besoin pour écrire ses articles, et le vicaire, ne soupçonnant pas le dessous des cartes, s’y était laissé prendre et avait beaucoup causé. Auguste Luchet, qui était un homme avisé, s’était bien gardé de venir chez moi tout d’abord ; il avait intérêt à ne pas avoir l’air de me connaître.

Aussitôt descendu de la diligence, il s’était vu cerner [page 92] par les marchands de quincaillerie religieuse. Il avait acheté ce qui lui convenait, puis il s’était fait renseigner et accompagner jusqu’à la cure, puis à l’église. Quand il eut tout vu et empoché le certificat, il vint à la maison où je ne l’attendais pas et me raconta en souriant ce qui s’était passé.

Le vicaire eut certainement connaissance des articles du Siècle et se promit bien qu’on ne l’y reprendrait plus.

Vous devez penser que je ne me tins pas pour battu par le vicaire en question. J’arrivai, avec l’aide d’une tierce personne, à me procurer ce qui m’avait été refusé. Esquiros en fut content, Mmes X… en furent enchantées. Elles se crurent, de la meilleure foi du monde, à l’abri des chiens enragés.

La légende prétend qu’on ne vit jamais de ces chiens à Saint-Hubert, et que lorsque d’aventure il en arrive aux limites du territoire, ils tombent foudroyés, le dos à terre et les quatre pattes en l’air. Inutile d’ajouter que je n’ai pas été témoin de ce fait miraculeux. Je sais seulement que les pèlerinages de personnes mordues sont fréquents et que les croyants en rapportent de la tranquillité d’esprit et des instructions hygiéniques bonnes à suivre.

Pour mon compte, la cautérisation au fer rougi à blanc m’irait mieux, quitte ensuite à prendre une consultation à l’Institut Pasteur. Si je suis entré dans les détails anecdotiques qu’on vient de lire, ç’a été pour mettre en lumière un bon sentiment d’Esquiros et son [page 93] esprit de tolérance s’inclinant devant des préjugés ridicules, plutôt que de les persifler et de manquer aux devoirs de la reconnaissance. Il était pourtant un républicain avancé dans la plus large acception du mot, et avec cela un écrivain brillant qui excellait dans le genre descriptif et les études de mœurs. Ses écrits sur la Hollande et l’Angleterre en témoignent. En retour, il manquait absolument des qualités et des défauts qui font les hommes politiques. Dans les situations difficiles, il ne dominait pas les foules, il se laissait emporter par elles. Il était courageux, il ne fuyait pas le danger ; mais il manquait de sang-froid, de résolution calme et de ressources pour en sortir. Il déplorait les excès, mais il ne les prévoyait pas et n’aurait pas su les conjurer s’il les avait prévus.

Esquiros, qui était mon plus proche voisin à l’Assemblée de Versailles, m’a rendu le continuel témoin de ses sentiments élevés, de son aversion profonde pour l’injustice et pour les ambitieux. Il était patient, il ne s’emportait pas en interruptions violentes ; seulement il ne s’habituait pas à voir monter à la tribune son collègue de Marseille, M. Clapier. Dès qu’il l’apercevait sur le petit escalier, il ne contenait plus et poussait un long cri d’effroi qui appelait de notre côté l’attention de toute la Chambre. A quoi attribuer cette explosion ? Je n’en sais rien, mais j’ai toujours supposé que c’était à la peur de subir un discours qui durait rarement moins de trois heures.

Il serait permis de s’effrayer à moins. Esquiros n’avait [page 94] qu’un fils qui mourut à Marseille à l’âge de vingt ans. Il ne s’est point consolé de cette perte, et il a voulu aller le rejoindre. Sa volonté a été faite. Le père et le fils dorment du grand sommeil, sous le chaud soleil du Midi et sous la protection des sympathies qu’ils ont laissées dans les masses ouvrières.