Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 297]

Le prince Napoléon

 Le prince Napoléon qui vient de mourir à Rome dans l’Hôtel de Russie (mars 1891), et qui était le beau-frère du roi d’Italie, fut élu par la Corse en 1848. Nous l’avons vu à la Constituante où on le remarqua à cause de sa grande ressemblance avec son oncle Napoléon Ier. Les républicains ne lui firent aucun accueil ; les princes mêlés à toutes sortes de gens perdent beaucoup à leur prestige.

Nous le connaissions sous le nom de Jérôme ; nous le tenions pour intelligent, habile et rusé ; on se méfiait de son libéralisme apparent.

Quand, brouillé avec son cousin le Président de la République, qui le craignait et ne le perdait pas de vue, Jérôme Napoléon accentua son prétendu républicanisme [page 298] et devint, comme on l’appelait par dérision, le prince de la Montagne, aucun de nous ne fut sa dupe.

En 1849, il siégeait tout en haut de notre salle des séances, vers le milieu, dans une travée voisine de la mienne. C’était un isolé parmi nous ; il ne se mêlait ni à nos petits groupes ni à nos causeries. Il avait l’air hautain et presque dédaigneux ; il n’était sympathique à personne. Les expressions de citoyen Napoléon, auxquelles il ne s’habituait pas, sonnaient désagréablement à ses oreilles ; il les subissait, mais il n’avait pas l’air de les entendre.

Ce n’était point un collègue ; on ne voyait en lui qu’un égaré. Le milieu ne lui allait pas, notre monde n’était pas le sien, il ne tenait pas à la popularité.

Le prince Jérôme n’avait pas de société à la Chambre, pas de partisans déclarés, à l’exception peut-être de vieux républicains maculés d’impéralisme [lire impérialisme] et entraînés par sa ressemblance avec l’oncle. En dehors de l’Assemblée, il recherchait les lettrés de haute marque, les viveurs retors et spirituels, les grands artistes, les comédiens, les comédienne, les courtisanes de distinction. C’était un dominateur de naissance qui paraissait s’ennuyer de n’avoir pas un public à dominer, une personnalité puissante et jalouse redoutant par dessus tout la puissance cléricale. Il était sceptique et incrédule dans une large mesure, mais comme il avait été dans le catholicisme, il lui restait un peu de la croyance vague qui sépare ceux qui ne croient à rien de ceux qui croient à tout. Il ne niait point résolûment ce qui ne lui [page 299] était pas démontré scientifiquement. On est allé trop loin en lui reprochant de se montrer un athée accompli, et il l’a bien fait voir dans son appréciation d’un livre de Taine.

Jérôme ne pouvait se défendre, en voyant fonctionner la pendule, de soupçonner l’initiative d’un horloger quelconque. Peu lui importait le nom de cet horloger ; on pouvait l’appeler créateur, être suprême, Dieu, grand architecte de l’univers, cela lui était bien égal. Peu lui importait également la physionomie du Créateur, sa résidence, sa manière d’opérer, etc. : matérialiste pour ce qu’il s’expliquait, il restait spiritualiste pour ce qu’il ne s’expliquait pas. En même temps qu’il était hostile aux jésuites qu’il savait empiétants et redoutables, il affectait une sorte de bienveillance envers le père Loyson qui ne lui portait pas ombrage et pouvait lui servir d’auxiliaire. On ne sait pas s’il aspirait à devenir empereur, mais on pense que s’il ne cherchait pas ouvertement à détruite la République, c’était dans l’espoir d’en devenir le chef, président ou premier consul. Il comptait pour cela sur l’ignorance des populations et le plébiscite.

Je n’ai parlé qu’une seule fois au prince Napoléon, voici en quelle occasion. La Feuille du Village, dont j’étais le rédacteur, se trouvait poursuivie pour un article de M. Moïse qui a été depuis maire de la ville de Saint-Étienne. J’avais relevé les noms et les adresses des jurés qui devaient décider du sort du journal en cour d’assises ; j’étais donc fortement intéressé à re- [page 300] ceuillir des renseignements sur chacun d’eux. Dans le nombre, il y avait un gros industriel qui passait pour impérialiste, et, je ne sais pourquoi, des amis me conseillèrent de demander au citoyen Napoléon de parler à ce juré ou de lui faire parler. Je suivis le conseil, j’allai trouver mon collègue, à sa place. Il me répondit qu’il ne demanderait pas mieux que de m’obliger, mais que sa recommandation ne serait pas d’un grand poids près d’un individu qui m’était signalé comme étant à la dévotion du président qui, ajouta-t-il, n’a rien de commun avec les Bonaparte, puisqu’il le fils de l’amiral hollandais Verhuel et d’une Beauharnais.

Cette sortie brutale m’étonna d’autant plus qu’elle eut lieu à haute voix en présence de plusieurs collègues.

Jérôme Napoléon tint parole, le juré reçut une visite quelques jours après ; pendant une séance, le prince me remit les lignes suivantes sur un bout de papier que j’ai conservé, et qui ne porte ni son nom ni sa signature. Est-ce un autographe ? Je n’en sais rien. Cependant, je n’en serais pas surpris à cause de la réserve excessive qu’on y remarque.

Il y est dit :

« M. Rougès, manufacturier à Clichy, assez riche, jouit d’une bonne réputation, se mêle peu de politique, d’opinions républicaines modérées, passe pour un homme juste et conciliant.

« La personne qui pourrait donner les renseignements les plus détaillés sur son compte est M. Fouquet, [page 301] républicain trés prononcé, ancien maire de Clichy où il demeure. »

Je ferai observer qu’en ce temps-là les opinions républicaines modérées étaient celles des réactionnaires de toutes marques, et qu’on ne m’avait pas trompé en me signalant M. Rougès comme n’étant pas républicain du tout.

J’ai lu à peu près tout ce qui a été écrit sur le prince Napoléon, et l’impression qui m’en est restée, c’est que chez les morts on dissimule les défauts le plus qu’on peut et que l’on exagère un peu trop leurs qualités.