Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 283]

La famille Greppo

 Il y a peu d’années, nous rendions, ma femme et moi, les derniers devoirs à Mme Greppo. Le mercredi 29 août 1888, Louis Greppo allait rejoindre sa chère compagne au cimetière du Père-Lachaise, et nous étions encore les témoins affligés de cette triste cérémonie. Les rangs des républicains de 1848 s’éclaircissent, et nous pourrions presque nous compter sur les doigts. Louis Greppo était d’une famille de petits paysans de Pouilly, près Villefranche (Rhône) ; il était né le 8 janvier 1810. Disons tout de suite qu’aucun homme n’apporta plus que lui de dévoûment à la République et n’emporta dans la tombe plus d’ingratitude. Voilà des titres sérieux à mon souvenir.

Je l’ai connu à la Constituante de 1848, puis à la [page 284] Législative où l’avaient envoyé les Lyonnais. Je l’ai retrouvé en Belgique où les malfaiteurs de décembre le jetèrent après le coup d’État ; je l’ai revu à Paris quand la frontière s’ouvrit devant nous, et depuis, nous nous sommes de nouveau rencontrés alors qu’il était maire du IVe arrondissement sous le gouvernement de la Défense Nationale, et quand il fut député de Paris, tant à Bordeaux qu’à Versailles, et en dernier lieu au palais Bourbon. Greppo ne sortit pas sans peine de l’élection du Rhône de 1848 ; il fut porté sur la liste comme candidat ouvrier ; il passa le dernier.

Dans nos grandes villes, on voulait à toute force des candidatures ouvrières, mais il s’en présentait en si grand nombre qu’il devenait difficile d’arrêter un choix. La population lyonnaise eut le grand mérite de ne pas se tromper sur les hommes qu’elle présenta aux électeurs. On n’y voyait que d’honnêtes gens et des travailleurs d’élites. C’étaient : Louis Greppo, contre-maître dans une manufacture de soieries ; Benoît, habile ouvrier en velours ; Doutre, typographe ; Pelletier, ancien cuisinier devenu aubergiste à Tarare ; Faure, coutelier. Ce dernier était le plus obscur du groupe lyonnais.

Louis Greppo avait depuis longtemps affirmé ses sentiments républicains, ce qui n’était pas une bonne recommandation chez ses patrons ; néanmoins, ils devaient le subir parce qu’il était un ouvrier hors ligne.

Lorsque la reine d’Angleterre, Victoria, songea au [page 285] manteau qu’elle porterait dans la cérémonie du couronnement, on s’adressa nécessairement à la fabrique lyonnaise, et le fabricant qui eut la commande de la riche étoffe, confia le soin de la faire à l’ouvrier Greppo, qui passait justement pour un des plus habiles.

Cette circonstance qui mettait en lumière mon ancien collègue, éveilla naturellement des jalousies. S’il n’avait eu que son mérite d’habile canut, il aurait peut-être échoué aux élections de 1848, mais il avait avec cela les fortes qualités du cœur et une modestie aimable qui lui valurent de nombreuses et puissantes sympathies.

Il avait de 28 à 29 ans lorsqu’on le chargea de tisser le riche manteau de la reine d’Angleterre ; il avait de 38 à 39 ans lorsqu’il fut élu représentant du peuple.

Alors, il eut la bonne fortune d’être secondé par une femme intelligente et d’une très rare énergie.

Pour quiconque n’aperçoit dans l’œuvre d’un homme que les surfaces, les efforts de Greppo seront à peine appréciables, mais quand on descend au fond des choses, c’est une autre affaire. Le vote de Greppo en faveur de la proposition de Proudhon lui fit une popularité qu’il n’attendait pas et lui créa une influence considérable sur nos masses ouvrières. Pourtant Greppo était loin de partager les idées de Proudhon ; il en était au contraire l’adversaire. Ce qui l’avait frappé justement dans la proposition de l’économiste franc-comtois, c’était surtout la critique amère et violente de la société où nous vivions. Greppo trouva cette critique [page 286] fondée et hardie, et il vota pour elle sans s’arrêter à la solution proposée.

Le public, qui aime les audacieux, acclama Greppo parce qu’il avait été le seul de la Constituante à approuver Proudhon qui aurait bien voulu, lui, ne trouver personne de son avis, afin de paraître plus excentrique.

Enfin, c’est ce vote qui fixa l’attention sur la personnalité de Greppo, et une fois bien connu de la population parisienne, il resta son idole.

Il fit partie de la Montagne ; il fut membre actif de la Marianne, organisation secrète qui n’avait d’autre but que de résister aux menées réactionnaires et de préparer les républicains militants à soutenir au besoin par les armes nos institutions déjà fortement menacées.

Les hommes du coup d’État n’ignoraient pas la grande autorité de Greppo sur les ouvriers, et naturellement, ils songèrent dans la nuit du Deux-Décembre à l’empêcher de provoquer la résistance. Les séides de Bonaparte le surprirent donc et l’arrêtèrent dans sa chambre.

On ne pardonnait pas à Greppo son active propagande, pas plus qu’on ne la pardonnait à Mme Greppo, sa compagne et sa complice, qui fut arrêtée aussi et enfermée dans la prison de Saint-Lazare. Greppo eut l’honneur d’être du petit nombre de ceux que l’on désigna pour Cayenne ; mais, à la suite des démarches de Georges Sand, la peine de Cayenne fut convertie en expulsion, et notre collègue vint nous rejoindre en Belgique, où le gouvernement du roi Léopold lui désigna [page 287] comme lieu d’internement la petite ville de Deynze. On lui adjoignit son compatriote et camarade Benoît.

Les libéraux belges, et principalement les ministres Tesch et Frère-Orban, ne se souciaient point de garder chez eux les deux Lyonnais, dans la crainte qu’ils ne fissent de la propagande parmi les ouvriers belges. Mais il se trouva d’autres libéraux plus avisés qui firent entendre au ministère que l’occasion était superbe pour la Belgique de s’attacher d’habiles ouvriers en soieries et de s’en servir pour créer une concurrence à l’industrie lyonnaise.

Ce n’était pas trop mal imaginé. On y songea donc en haut lieu et ce fut afin de soustraire les ouvriers républicains au contact journalier des ouvriers belges, qu’on les interna dans la petite ville flamande de Deynze, où personne n’entendait un mot de français.

Dans son livre sur les proscrits français en Belgique, Amédée Saint-Ferréol a écrit ces lignes que nous lui empruntons :

« Si les avocats et les médecins abondaient en Belgique, les ouvriers en soie étaient rares.

« Le gouvernement, en trouvant sous sa main ceux tels qu’il pouvait les désirer, fit proposer aux anciens canuts lyonnais de monter et diriger, à Deynze, des métiers à la Jacquard pour fabriquer en grand des étoffes de soie. Les conventions, arrêtées après un long débat, étaient médiocrement avantageuses pour les ouvriers proscrits qui gagnaient beaucoup plus à Lyon. Elles leur assuraient cependant une position [page 288] convenable. Mais à peine à l’œuvre, nos compagnons d’exil eurent à subir des exigences auxquelles ils ne devaient pas s’attendre, et qui étaient contraires aux conventions.

« M. Rogier imposa à Greppo l’obligation de rester seul, en se séparant de Benoît qu’on voulait renvoyer ; puis ses agents firent sur les heures de travail, les jours de repos, le mesurage des pièces toutes sortes de mauvaises chicanes. Greppo, indigné, déclara d’abord qu’il quitterait Deynze si Benoît n’y restait pas ; ensuite, qu’il ne voulait plus travailler dans une fabrique où le gouvernement avait la haute main. Sur ce, il fut, par ordre du bourgmestre, gardé à vue par les gendarmes dans l’atelier, et prévenu que, sous aucun prétexte, il ne pourrait abandonner la petite ville où il était interné. »

Greppo n’eut pas de peine à s’échapper, et retourna à Bruxelles pendant que Benoît gagnait la Suisse. Mais vingt-quatre heures après son arrivée, on le contraignit à partir pour l’Angleterre avec sa femme et sa fille.

La famille Greppo habita successivement Londres et Manchester, où l’ancien représentant du peuple exerça les professions de tréfileur, doreur, aide-photographe et peut-être d’autres encore qui lui apportèrent plus de misère que de profit. Alors il se rendit au Portugal, à Lisbonne, où il ouvrit une petite maison de commerce. Il ne s’y enrichit point.

Lorsque, en 1859, il fut possible à la famille Greppo de rentrer à Paris, elle y rentra et s’établit, si j’ai [page 289] bonne mémoire, à proximité de la place des Vosges, rue Saint-Louis-au-Marais, aujourd’hui rue Turenne.

Là, Greppo commença petitement la vente de vins en bouteilles et plus d’une fois il dut faire lui-même ses petites expéditions de paniers en s’attelant à la charrette à bras. Peu à peu il se créa une clientèle d’amis, développa son commerce et s’installa dans la rue des Minimes, au n° 5. Vous pensez bien que la police impériale ne le perdait pas de vue et qu’on lui tendit plus d’un piège. Vers les dernières années de l’Empire, on l’engloba pour fait de complot dans la société dite des Treize. Il n’y avait pas matière à le poursuivre et il fut rendu à la liberté après quelques semaines de prévention. Son commerce de vins souffrit nécessairement de son absence. Cependant nous devons dire qu’il se rencontra à Bercy des tonneliers qui l’aidèrent de leur mieux et gratuitement pendant sa prévention.

On se souvint de Greppo pendant la Défense nationale. Il fut nommé maire du IVe arrondissement, où ses administrés eurent beaucoup à se louer de son activité et de son dévoûment.

Les électeurs de Paris le nommèrent député en 1871 et le réélurent constamment jusqu’en 1875. L’échec qu’il subit à cette dernière date et qu’il ne méritait pas, l’attrista profondément. Il y avait de quoi. Non, il ne le méritait pas, car dans les circonstances les plus difficiles, il ne marchanda pas ses services. On lui doit l’initiative de l’organisation de la commission des secours destinée à réunir des souscriptions et à venir en [page 290] aide aux familles des victimes de nos discordes civiles. Nous étions trente. Greppo, qui présidait, Mme Greppo, Mathé, le secrétaire, etc., montrèrent une activité incessante, soit qu’il s’agit de trouver de l’argent, soit qu’il s’agit de faire la répartition.

Parmi les nombreuses femmes qui ont accompagné Greppo à sa dernière demeure, beaucoup auraient pu témoigner des services rendus.

Les hommes qui ont assisté à ses obsèques n’étaient pas aussi nombreux qu’on pouvait le désirer. Nous y avons vu MM. Corbon, Tolain, Barodet, Burdeau, Brelay, Quentin. Les discours d’adieu ont été prononcés par MM. Tolain et Burdeau. A l’exception de la République française, du Temps, du Siècle, la presse de Paris s’est fait remarquer par un silence regrettable.

Le nom de Greppo me rappelle une anecdote curieuse. Quand on avait besoin d’un service d’ami, il était rare qu’on n’eût pas recours à l’obligeance de Greppo. Ainsi, pendant les vacances législatives, plusieurs députés le chargeaient de leur procuration pour toucher l’indemnité mensuelle. Il avait la mienne et celle d’un député du midi, B… Un jour qu’il allait toucher les indemnités en question, le commis du trésorier lui dit :

– Mais, Monsieur Greppo, l’indemnité de M. B… est saisie.

– Pas possible, répondit Greppo.

– Mille pardons ! répliqua l’employé, en voici la preuve.

[page 291] Et on lui montra une pièce de saisie portant le nom du député royaliste B… qui se rapprochait beaucoup par sa brièveté et sa consonnance de celui que représentait Greppo.

L’employé qui avait fait la confusion et commis l’indiscrétion involontaire, s’en aperçut, se troubla et pria Greppo de garder là-dessus un secret rigoureux. Mais comme il s’agissait d’un député très en vue, très influent, très remuant, vivant dans l’intimité de hauts personnages et passant pour fort riche, Greppo ne résista pas au plaisir de me dire son nom. La chose me parut invraisemblable, et cependant j’ai appris depuis qu’elle était vraie. Si M. B… jouissait d’un grand crédit chez d’opulents personnages politiques, il ne jouissait d’aucun crédit chez ses fournisseurs. La saisie était bien réelle.