Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 29]

Les philanthropes de profession et autres

 

Il existe plusieurs catégories de philanthropes. Les uns, les vrais, ne font point parade de leurs œuvres et rendent des services pour l’unique satisfaction de les rendre, avec un désintéressement absolu. Ceux-là, moins rares qu’on pourrait le croire, ne mènent pas de bruit et ne fatiguent pas les journaux de leurs éloges. Je les ai en grande estime, et chaque fois que je trouverai l’occasion de les mettre en lumière et de les rappeler après leur mort au souvenir des vivants, je n’y manquerai pas. Les autres sont des philanthropes de profession, mais parmi ceux-ci, il y a du choix.

J’en ai connu qui ne valaient absolument rien, qui [page 30] étaient entrés dans la carrière sans un sou vaillant et avaient réussi, ma foi, à s’y faire de jolies rentes. Mais aussi j’en ai connus qui n’étaient point des indignes, tout en faisant profession de la chose. Je n’admets pas qu’on soit leur dupe ; j’admets seulement que l’on s’en serve sans leur jeter la pierre. Ils me semblent excusables, toutes les fois notamment qu’ils se contentent de viser des distinctions. Après tout, j’estime que les gouvernements qui mettent les vanités en appétit sont en somme plus à blâmer que les simples vaniteux cherchant à leurs risques et périls le moyen de satisfaire cet appétit.

Je me souviens d’un parfait honnête homme, bijoutier de son état, dans une petite ville du Nord, qui me confiait ses faiblesses et me disait un jour avec une rare naïveté : « Je ne vous cache pas que je donnerais volontiers la moitié de ce que je possède pour un ruban de la Légion d’honneur à ma boutonnière. » Son avoir était d’environ 200,000 francs. Voilà donc un naïf de première classe qui en aurait sacrifié 100,000 pour sa vanité. Malheureusement pour lui, il n’était ni soldat, ni savant, ni inventeur, ni maire de son endroit, ni quoi que ce soit qui pût décemment l’autoriser à demander une distinction. Si, alors, j’avais eu comme aujourd’hui l’expérience des hommes et des choses, j’aurais pu l’aider de mes conseils et le sortir d’embarras en lui indiquant par quels procédés on arrive à se constituer des titres et des services extraordinaires. J’aurais pu lui dire : « Mon brave ami, avec 100,000 fr. [page 31] disponibles, on peut aller loin ; l’essentiel est de s’y prendre de la bonne manière. Voyons, faites d’abord quelque chose pour le public, pour la montre, pas grand’chose, et après cela, nous chercherons à mettre en lumière les services rendus. » Il est probable que je lui aurais conseillé surtout de prendre la philanthropie pour spécialité, et vous verrez tout à l’heure pourquoi.

Au cours de mon existence, j’ai connu quantité de philanthropes, sans compter les quêteurs des orphelinats. Le plus curieux de ces philanthropes, le plus actif, le plus occupé sans contredit, était M. Champion, surnommé dans Paris le Petit Manteau bleu, à cause d’un méchant carrick fortement râpé dont il couvrait ses épaules en hiver. M. Champion était originaire de l’Yonne et avait fait une jolie fortune au Palais-Royal dans le commerce de la bijouterie. On prétendait qu’il savait compter serré et n’était point tendre avec ses locataires en retard pour le payement du terme. Propos de mauvaises langues, sans doute, auxquels on aurait tort de s’arrêter. Champion était un petit homme trapu, d’une intelligence étroite et vulgaire pour tout ce qui n’était pas affaires commerciales. Comme philanthrope, il a fait une besogne permise et gagné de la considération.

Au temps où j’habitais la place du Parvis-Notre-Dame vers 1836, je voyais souvent le Petit Manteau bleu à l’affût des convalescents qu’on renvoyait de l’Hôtel-Dieu. Tous le connaissaient bien et allaient naturellement de [page 32] son côté. Champion n’avait pas l’air de s’en apercevoir ; il leur tournait le dos et trottinait vers la rue de la Cité. Arrivé là, devant la boutique d’un boulanger, il n’y entrait qu’après s’être assuré d’avoir été vu par des gens du quartier. Puis il achetait un pain de deux livres, le cachait sous son manteau et le remettait avec discrétion au convalescent qui l’attendait à la porte.

Un peu plus loin, Champion s’arrêtait devant un fourneau rempli de pommes de terre fumantes, cuites à l’étouffée, et en faisait distribuer quelques-unes à de pauvres diables qui s’en régalaient. Ce n’est pas tout : de grand matin, Champion avait déjà parcouru les Halles et fait distribuer des soupes maigres économiques qui n’étaient pas à dédaigner et valaient mieux certainement que les éternelles soupes à l’oseille conservée ou bien aux choux, qu’on servait dans les prisons aux détenus politiques, et que nous achetions quelquefois aux voleurs, moyennant deux sous la gamelle. J’ajoute en passant que le bouillon gras du jeudi et du dimanche ne se vendait qu’un sou, ce qui donne la mesure de sa délicatesse.

Mais revenons à Champion. Ses libéralités étaient bien accueillies et rendaient, au bout du compte, des services essentiels. On prétend qu’il en était quitte pour mille écus par an ; je n’en sais rien et ne cherche pas à savoir ce que cela lui coûtait, ni même si la distribution relevait de vanité humaine ou d’un bon sentiment ; cela m’est égal. Je souhaite aux pauvres gens des pauvres quartiers beaucoup de petits manteaux bleus, [page 33] beaucoup de pains de deux livres, de pommes de terre cuites et de soupes à la Rumfort.

Vous devez penser que tout le monde de Paris connaissait Champion. On se le montrait : « Vous voyez ce petit homme à cheveux blancs, disait-on, qui n’a point de jabot et ne fait point de poussière ? C’est le Petit Manteau bleu, la crème des humains. » On se dérangeait pour le laisser passer, et si quelqu’un se fût avisé de se moquer, il l’aurait payé cher.

On peut dire que Champion était heureux de ce qu’il entendait et qu’il avait de la joie pour son argent. On ne lui soupçonnait pas d’autre ambition, et s’il avait su tenir sa langue, on croirait encore à son absolu désintéressement. Mais en 1840, le Moniteur officiel rapporta que le Petit Manteau bleu venait d’être décoré. Le nouveau chevalier, étourdi par cette nouvelle, courut de tous les côtés épancher sa joie. Il arriva à la Grande Roquette, où j’étais, saisit la main du directeur Becquerelle, et s’écria : « Enfin ! je suis arrivé à mon but. »

On pouvait craindre, après cela, que Champion interrompît ses distributions philanthropiques ; disons tout de suite qu’il eut le bon esprit de les continuer et que la population ouvrière félicita le gouvernement de la distinction qu’il venait de conférer.

Mais vous savez que l’appétit vient en mangeant. Neuf ou dix ans plus tard, les réactionnaires de la seconde République pensèrent que le nom de Champion avait la valeur d’un talisman, et ils eurent la détestable pensée de faire intervenir le bonhomme dans les élections [page 34] législatives, soit à titre de candidat, ce que je n’ose affirmer, soit à titre de donneur de conseils, ce que j’affirme carrément. Or, il n’en fallut pas davantage pour démolir la vieille et éclatante réputation de Petit Manteau bleu. La tête lui tourna, il se figura que les gros bonnets de la rue de Poitiers avaient besoin de lui, il se montra fier de l’influence qu’ils lui attribuaient et se laissa glisser sans réfléchir dans la bagarre politique. Il y reçut de vilains compliments, auxquels il n’était pas habitué, qui le refroidirent et mirent un terme à sa longue carrière philanthropique. En conscience, pourtant, il n’était pas le coupable.

On ne se souvient plus guère de cela, et l’on ne sait pas même dans Paris que le Petit Manteau bleu repose en paix dans son pays natal, où un monument lui a été élevé par souscription.

A un autre maintenant. M. Bertron, le célèbre candidat humain que nous avons perdu dernièrement était aussi un philanthrope, et les individus de ce temps-ci qui, à la nouvelle de sa mort, se sont demandé s’il n’avait pas été un mystificateur, ne le connaissaient assurément pas. Bertron était de la Société centrale d’horticulture de Paris ; il aimait les jardins, les fleurs, et surtout les fruits. Son jardin était bien tenu ; il savait conduire les arbres sous les formes les plus gracieuses, comme font les hommes de goût qui ont de la fortune et des loisirs. Il faisait du bien autour de lui ; il avait, à ce qu’on assure, des haies fruitières près de sa maison, pour l’agrément des pauvres qui passaient. Ceux-ci [page 35] n’avaient qu’à élever le bras pour se régaler des fruits mûrs. Je n’ai pas été témoin du fait, mais j’ai assez connu l’homme, et il ne me reste là-dessus aucun doute.

J’ai rencontré plusieurs fois Bertron dans les expositions fruitières de Paris, où il apportait de beaux lots et d’où il remportait de belles médailles. Il était doux, modeste, inoffensif, aimable, et l’on avait du plaisir à s’entretenir d’horticulture avec lui. Mais aussitôt que la politique tombait sur le tapis et qu’il y avait à poser une candidature à la députation, le bonhomme devenait méconnaissable et causait du chagrin à sa famille et à ses amis. D’agneau qu’il était par nature, il se transformait tout à coup en une sorte de mouton enragé. Il s’échauffait, il s’animait, il avait des gestes de violence, il paraissait menaçant. En ces moments-là, plus de conversation possible, plus de discussion ; Bertron cessait d’être agréable, et ses interlocuteurs ne songeaient qu’à lui échapper. Ses candidatures ont dû lui coûter cher, mais il avait la foi, il ne liardait pas, il ne comptait plus.

On ne dira pas de ce brave homme qu’il chercha la députation par vanité et par cupidité ; ce fut chez lui une aberration, une monomanie.

En temps ordinaire, tout allait bien ; en temps électoral il déraillait, voilà tout. Honnête homme toujours, déséquilibré par moments, mystificateur jamais.