Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

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L’agriculture dans les écoles primaires

Sans cesse on exprime le désir que les principes de l’agriculture soient enseignés dans les écoles primaires. L’intention est excellente, mais la chose n’est point commode, et, si l’on s’y prenait mal, il pourrait arriver qu’on éloignât les enfants de la carrière agricole au lieu de leur en donner le goût. Les bambins de nos villages qui voient tous les jours leurs parents aux prises avec les difficultés de la vie rurale n’en saisissent pas les charmes. Ils ne se passionnent ni pour la terre, ni pour les animaux de la ferme, ni pour les travaux du métier. Quelques lapins feraient mieux leur affaire, et ce qui les attache par-dessus tout, c’est le jardin, parce qu’on y trouve des fleurs, des fraises, des framboises, des gro- [page 260] seilles, toutes sortes de bonnes choses, sans compter les pois verts dont on se régale.

C’est au jardin de l’instituteur qu’il faut, pendant les heures de loisir, donner l’enseignement théorique et pratique. Tous les principes de l’agriculture sont là. Il n’y a pas une opération de jardinage qui ne rappelle une opération des champs, pas un petit outil qui ne soit la miniature d’un outil plus grand. Nous fumons, labourons, ameublissons, semons, sarclons, éclaircissons, arrosons, binons et récoltons ; est-ce que le fermier dans ses champs fait plus que cela ? Entre notre bêche et sa charrue, entre notre rateau et sa herse, entre notre batte et son rouleau, entre notre ratissoire et sa houe à cheval, entre son grand semoir et notre petit semoir de fer-blanc, entre son tonneau d’arrosage et notre arrosoir ordinaire, quelle différence si grande y a-t-il dont ? Est-ce que, au jardin, nous n’avions pas l’agrément de bouturer, de marcotter, de greffer, de donner à nos arbres de jolies formes, toutes choses qui tiennent du merveilleux et réjouissent les enfants ?

Les écoliers passeront sans regarder devant une luzerne, un trèfle ou un blé en herbe. Pourquoi ? Parce que ça ne se mange pas et qu’on n’en fait point des bouquets.

Mais ils s’arrêteront toujours curieusement devant de jolies fleurs et des fruits mûrs, et si vous leur montriez la manière d’en avoir de pareils chez eux, ils auraient du plaisir à vous entendre.

Je vous répète que c’est par le jardin que vous les [page 261] tiendrez, soit avec des fleurs, des fruits de leur goût, soit avec des légumes à croquer sur place. Le jardin se prête à toutes les démonstrations théoriques et pratiques. L’écolier s’attachera à ce qui lui plaira ; il voudra se rendre compte de tous les détails de sa petite culture, savoir le pourquoi de chaque opération. L’intérêt tout particulier qu’il portera aux plantes de son choix, tiendra son attention constamment éveillée. Il les surveillera parce qu’il les aimera ; leurs ennemis deviendront les siens ; il sera bien forcé de défendre contre eux ses protégées ; il en apprendra les noms, les mœurs ; il s’informera des moyens à employer pour soutenir la lutte ; il fera en un mot de l’entomologie appliquée. Il aura à se défendre également contre les parasites végétaux, contre les mauvaises herbes, et il mettra ainsi le pied dans le domaine de la botanique. Il sera curieux de connaître les secrets de la vie des végétaux, et peu à peu il se familiarisera avec les éléments de la physiologie.

Laissez-moi vous raconter à ce propos une plaisante anecdote : Pendant que l’Assemblée nationale siégeait à Versailles, j’avais pour camarade un collègue très fort sur beaucoup de questions, mais absolument étranger aux travaux de la terre. Il avait loué près du parc une petite maison attenant à un petit jardin ; il avait un goût prononcé pour les haricots verts, et l’idée lui vont d’en planter le plus possible. Ce collègue me demanda de lui désigner trois variétés de facile culture, s’échelonnant pour la production. Je lui désignai trois variétés [page 262] naines : le noir de Belgique, le gris de Bagnolet et le flageolet de Laon. Il acheta des uns et des autres de quoi faire plusieurs planches.

Une quinzaine de jour après, mon camarade m’invita à déjeuner.

Il avait besoin d’un conseil ; ses haricots le confondaient d’étonnement. La levée avait été parfaite, mais aussitôt sortis de terre, ils lui donnaient une besogne impossible ; il n’en venait plus à bout.

J’avais beau me creuser la tête, je ne comprenais rien à l’indiscipline de ses haricots, j’eus bientôt la clef de l’énigme ; voici ce qui s’était passé :

On sait que les graines de haricots en voie de germination s’ouvrent en deux parties dans le sens de la longueur, sortent de terre avec la plantule et servent à nourrir de petites feuilles séminales en forme de croissant. En somme, ces graines ont l’air de se sauver du sol où on les a mises, c’était là ce qui chicanait et déroutait mon collègue. Il était autoritaire et il entendait que les graines restassent où il les avait plantées. A mesure que les haricots levaient et mettaient en quelque sorte le nez à l’air, il les refoulait à la main comme nous faisons pour les diables à ressort, il en perdit ainsi bel et bien qui se rompaient, ce que voyant, mon homme cessa de les violenter de cette façon et se contenta de les recouvrir de terre. Ils s’obstinèrent à sortir ; mon collègue s’obstina à les réensevelir et il aurait fini par étouffer tous ses plants de haricots. Il était temps que j’intervinsse. Je lui expliquai que c’était [page 263] leur manière de vivre et que le mieux était de les laisser tranquilles, ce qu’il fit.

Si mon ancien collègue n’est plus aujourd’hui d’une ignorance absolue en jardinage, il le doit à son goût pour les haricots verts. Les instituteurs primaires n’ont qu’à consulter le goût de leurs écoliers, et ils n’auront pas de peine à leur inculquer les principes de la culture jardinière, qui ne diffèrent point de ceux de la grande culture.