Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 229]

Quatre visites à Alexandre Dumas

 Je n’ai pas connu Alexandre Dumas père à Paris, mais je l’ai vu plusieurs fois à Bruxelles, sur le boulevard de Waterloo, au temps de proscription, et j’en ai gardé un excellent souvenir. Aussi, je m’associe de grand cœur à tous ceux qui en disent du bien. Dans son Histoire des proscrits français en Belgique, Saint-Ferréol lui a consacré quelques bonnes lignes :

« Causeur et conteur charmant, dit-il, dépensant comme il l’a gagnée, la fortune massée en improvisant ses drames, ses romans, ses mémoires, où l’intérêt et l’esprit abondent, toujours généreux, ayant pour les vaincus de chaudes sympathies ; il se mêla à la proscription ; voulant avoir au moins son proscrit, il prit Noël Parfait pour secrétaire…

« Quand il eut meublé sa maison d’une manière digne du comte de Monte-Cristo, Dumas y reçut avec son [page 230] empressement ordinaire les littérateurs, les journalistes de la proscription et ceux qui lui étaient présentés. Il y donna même en leur honneur, dans une salle légèrement décorée, des représentations théâtrales à grand spectacle. Il fit plus : dans les Mémoires qu’il publiait alors, et qu’on ne laissait plus pénétrer en France, il glorifiait hautement et appelait ses amis les exilés, honnis, insultés, calomniés partout encore. »

Je me souviens pas d’un Alexandre Dumas aussi millionnaire que nous le montre Saint-Ferréol, mais je l’ai connu aussi bon et aussi courageux qu’il le dit ; c’est l’essentiel.

J’ai lu dernièrement avec intérêt les articles publiés par M. de Cherville sur notre grand romancier ; j’en ai éprouvé de la joie, parce que ses appréciations concordent parfaitement avec les miennes. Oui, Dumas était un homme de cœur, que ne doivent pas oublier les proscrits.

Personnellement, je n’avais pas eu la bonne fortune de le rencontrer avant 1852 ; après cette date sinistre, le hasard fit qu’il se trouva à Quiévrain avec des personnes de ma famille qui causèrent avec lui pendant la visite des bagages à la frontière. Dumas m’envoya ses amitiés et me fit demander des renseignements sur l’Ardenne belge comme pays de chasse, et sur les hôtels de la ville de Saint-Hubert où je résidais.

Je ne lui envoyai pas ces renseignements par écrit, je les lui portai et j’arrivai chez lui, au boulevard de Waterloo, le jour même où il venait de recevoir de Bé- [page 231] ranger une lettre qu’il me lut. Béranger lui signalait je ne sais plus quelle petite erreur historique le concernant, et lui demandait de la rectifier à l’occasion d’une nouvelle édition du livre où elle était. Béranger, qui connaissait bien les côtés faibles de son homme, le félicitait d’avoir vulgarisé l’histoire en France par le théâtre et les romans, et il ajoutait que ce qui l’étonnait surtout, c’était le nombre incroyable d’ouvrages qu’il avait produits ; aussi Dumas ne se contentait pas de joie à la lecture de cette lettre.

Là-dessus, il m’engagea à rester à déjeuner avec lui, s’excusa de me quitter un moment pour aller finir un manuscrit dans les combles de la maison, et me laissa en compagnie du docteur Charles Place, un proscrit qu’il avait eu la gracieuseté de loger dans l’appartement le plus agréable, parce que, m’avait-il dit, un médecin n’inspire de la confiance à sa clientèle, que par les apparences du confortable et du luxe, tandis qu’un écrivain n’est pas déplacé sous les toits.

A l’heure accoutumée, on servit le déjeuner dans une gentille petite pièce qui, avant Dumas, était tout simplement une vulgaire remise de voitures de louage, et qu’il avait transformée en jardin d’hiver et en volière.

Dumas ne descendit de son cabinet de travail que vers le milieu du déjeuner. Il était dans son négligé habituel, c’est-à-dire en manches de chemise. Il n’avait point l’air d’un homme fatigué par les travaux de l’es- [page 232] prit. Il se montra aimable et souriant, nous conta quelques bonnes anecdotes dont il n’était jamais à court, et nous quitta avant la fin du repas, après avoir croqué à belles dents de l’angélique confite dont il faisait son régal journalier.

Dans un second voyage que je fis à Bruxelles, je rencontrai Alexandre Dumas je ne sais plus où, et il me fit de nouveau promettre d’accepter son déjeuner. Il ne manquait jamais d’ailleurs, de faire la même invitation aux personnes de sa connaissance qu’il abordait, même lorsque l’office se trouvait absolument dépourvu au boulevard de Waterloo, et qu’il n’y avait pas au tiroir de quoi faire bouillir la marmite, ce qui arrivait de temps en temps. Cette fois, je m’empresse de le dire, la situation n’était pas tout à fait alarmante. Je trouvai chez notre célèbre romancier plusieurs invités que j’eus du plaisir à voir, et entre autres, Henry Monnier et Alphonse Esquiros.

Ce jour-là, Dumas me confia qu’il lui serait agréable d’aller à Saint-Hubert, et d’y passer une semaine. Il me demanda si, chez moi, je pourrais lui établir un cabinet de travail où il jouirait d’une tranquillité parfaite. Je lui répondis que ce n’était pas chose facile et que le seul endroit solitaire de la maison était une cabane en planches au grenier, éclairée par une vitre fixe du toit.

– C’est mon affaire, fit Dumas, mais y a-t-il un rideau pour masquer la vitre ?

– Non, il n’y en a pas, mais rien n’est plus aisé que d’en mettre un.

[page 233] – J’y tiens beaucoup, ajouta-t-il ; non seulement j’ai besoin, pour écrire, d’une tranquillité absolue, mais il ne faut pas que je sois distrait même par le passage d’une hirondelle.

Je promis à Dumas que les choses seraient faites selon son désir ; toutefois je ne lui promis pas qu’on mettrait des tapis sur les marches de l’escalier qui menait au grenier, comme il en avait à Bruxelles.

Il ne s’agissait plus que de savoir comment l’on s’y prendrait pour se rendre économiquement de Bruxelles à Saint-Hubert. Veuillez noter en passant que l’argent allait manquer, et que le difficile était d’en trouver.

Parmi les personnes présentes et disposées au voyage, Dumas, Mlle Marie Dumas et Esquiros étaient à peu près à sec ; Noël Parfait ne paraissait pas dans une situation brillante ; Henry Monnier avait bien, à ce qu’on disait, le gousset très fourni, mais il avait la réputation de compter serré et de ne point jeter les coquilles. Il laissait chacun aux prises avec ses empêchements, il écoutait et ne disait rien. Dumas, que rien n’embarrassait longtemps et qui avait toujours en réserve des idées de rechange, ouvrit une proposition :

– Pourquoi, commença-t-il, ne chercherions-nous pas à couvrir nos frais en jouant la comédie ?

La proposition parut originale que l’on toucha à la question des détails pratiques, le chose cessa d’aller toute seule ; il y eut des accrocs.

– Voyons, fit Dumas en s’adressant à Esquiros, pen- [page 234] sez-vous que notre troupe aurait un peu de succès à Nivelles ?

– J’en réponds, dit Esquiros.

Dumas se tourna de mon côté et me demanda si sa troupe serait bien accu[e]illie à Namur. Je lui répondis que je n’en doutais pas, que j’avais des amis dans cette ville, et que le journal l’Éclaireur s’empresserait d’appuyer les comédiens. J’ajoutai qu’une représentation à Dinant amènerait des curieux en quantité suffisante, qu’on ferait peut-être ses frais à Rochefort, mais qu’il ne fallait pas compter sur la population de Saint-Hubert, attendu que celle-ci n’était pas riche. Les places à 50 centimes devenaient impossibles ; il aurait fallu peut-être s’en tenir à 30 centimes pour les premières, à 20 centimes pour les secondes, et 10 centimes pour les troisièmes, et, dans ce cas encore, on eût été exposé à ne recevoir que des sous fabriqués par des chaudronniers de l’endroit et dont personne ne voulait au delà du canton.

Ces renseignements jetèrent un peu de froid sur le personnel de la troupe ; et cette incertitude, jointe à je ne sais plus quels évènements qui se produisirent, dérangea si bien la combinaison, que le fameux projet fut abandonné.

Ceci n’empêcha pas Alexandre Dumas d’écrire plus tard, sous le titre de : le Lièvre de mon grand-père, un récit très fantaisiste, où il raconte en détail une visite qu’il ne me fit pas et parle du premier hôtel de Saint- [page 235] Hubert en des termes qui firent un peu de bruit dans l’endroit.

Heureusement pour moi, la description de l’hôtel était si invraisemblable, qu’on ne m’accusa pas d’y avoir participé par des notes, et que l’on s’accorda bien vite à reconnaître que c’était un tableau de pure imagination.

Je fis ma troisième visite au boulevard de Waterloo, toujours sur une invitation de Dumas, le surlendemain d’une soirée mémorable qu’il avait donnée à des dangereuses espagnoles. J’avais lu le compte rendu de cette soirée et du grand dîner qui suivit, dans le feuilleton de l’Indépendance belge. C’était ravissant et tout à fait féerique.

Quand j’arrivai pour l’heure du dîner, j’appris que Dumas qui, naturellement ne se souvenait plus de m’avoir invité le matin, était parti dans la journée pour Paris. Le côté le plus agréable de l’affaire, c’est qu’on ne savait pas à la maison comment on allait dîner. Il ne restait plus rien de la soirée princière, pas un os à ronger, pas une bouteille de vin entamée, pas même une bouteille de bière. On vécut néanmoins tant bien que mal, et, pour remplacer le dessert, Mlle Marie Dumas nous conduisit au théâtre dans la loge de son père.

Cette aventure m’amusa beaucoup et me donna à penser que le compte-rendu de l’Indépendance belge devait manquer de sincérité. Je me figurai que c’était une délicieuse fantaisie, et que le fameux grand dîner servi dans le feuilleton du journal belge [page 236] devait ressembler à ceux que l’on sert sur nos petits théâtres de province, où les plus belles pièces sont en carton peint et où l’eau de seltz remplace le champagne pour faire sauter les bouchons. J’ai cru longtemps à cette mystification et j’y croirais encore, si M. de Cherville ne m’avait détrompé. Il était du dîner, il y avait donné son coup de fourchette, et ce qu’il en dit m’a prouvé que le carton n’y était pour rien, et que le mousseux venait bien de la Champagne.

Ma quatrième visite à Alexandre Dumas – ce fut la dernière – eut lieu peu de temps avant son départ définitif pour Paris. Il m’avait été très recommandé de ne point lui souffler mot de la vente par autorité de justice de sa belle habitation de Monte-Cristo, de peur de lui causer du chagrin. La précaution était bien inutile. Ses premières paroles, en me serrant la main, furent celles-ci :

– Vous avez dû voir la mise en vente de Monte-Cristo. Il n’était pas fini, j’ai dépensé 700,000 francs, et les imbéciles n’en retireront peut-être pas 150,000.

Pas plus de chagrin que cela.

Après le dîner, j’offris à Dumas une place dans la vigilante qui m’attendait à la porte pour me conduire rue des Éperonniers. Il allait, lui, dans un hôtel qui se trouvait sur mon chemin, et je devais l’y arrêter en passant. Ce soir-là, il eut une minute de mauvaise humeur, ce qui lui arrivait rarement. La vigilante était à peine partie qu’il me dit :

« – Figurez-vous que mon original de propriétaire [page 237] m’a envoyé l’huissier, et qu’il me demande des frais considérables pour rétablir sa maison dans l’état où il me l’a louée. C’est plutôt lui qui devrait me rembourser ce que j’ai dépensé pour faire de sa bicoque quelque chose de propre, et pour mettre un jardin et une volière à la place du crottin de sa remise. Mais que voulez-vous, ce propriétaire-là se nomme Mëus [lire Mêeus], entendez-vous bien, un nom prédestiné, Mëus, Mea, Meum. »

Dumas avait à peine lancé son apostrophe, que le cheval de la vigilante s’abattit et brisa un des brancards. Mon compagnon, fort contrarié par cet accident, sortit lestement de voiture, continua sa route à pied et me laissa me débrouiller avec le cocher, qui rajusta le brancard cassé avec une corde et m’emmena au pas à destination.

Je ne revis plus Alexandre Dumas, mais je ne l’oubliai point. On a dit de lui qu’il fut toute sa vie un grand enfant ; c’est possible, mais ce fut un grand enfant pétillant d’esprit, plein de bonnes qualités, et avec cela le plus intrépide travailleur que j’aie rencontré. Quand j’appris sa mort pendant le siège de Paris, sur je ne sais plus quel point de la Normandie, j’en ressentis du chagrin. Si j’avais pu l’accompagner au cimetière de Villers-Cotterets, où les derniers devoirs lui furent rendus, je n’y aurais pas manqué. J’en dédommage sa mémoire en saluant de la main la statue de l’avenue de Villiers, chaque fois qu’il m’arrive de passer à côté, et cela m’arrive assez souvent.