Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 221]

Les chasse royales à Saint-Hubert

Je tiens à vous parler de ces divertissements, parce qu’ils ne ressemblaient en rien à ce qui se voyait chez nous au temps de la royauté et de l’empire. En France, cela faisait du bruit et mettait la curiosité en mouvement ; en Belgique, personne n’en prenait souci et ne se dérangeait à la nouvelle d’une chasse royale. Cette indifférence, que je ne blâme point, me frappa singulièrement en exil.

Chaque année, le roi Léopold venait à Saint-Hubert chasser le loup en compagnie de trois ou quatre personnes qu’il amenait de Bruxelles ou du château d’Andenne (lire Ardenne). Ses compagnons de chasse devaient respecter le loup, par déférence pour le maître, ils ne brûlaient leur poudre qu’aux chevreuils et aux renards. Les lièvres [page 222] étaient absolument protégés, et en étaient toujours quitte pour la peur.

Le roi des Belges n’avait ni château, ni rendez-vous de chasse à Saint-Hubert. Il tenait en location, moyennant 900 fr. par an, la moitié d’une maison bourgeoise de M. Joseph Dechesne, un vieux forestier de l’endroit. Cette maison, jaunie avec de l’ocre et d’aspect très vulgaire, se trouvait partagée en deux parties égales par un corridor. La partie droite était au roi et la partie gauche au propriétaire qui, d’ailleurs, occupait la maison entière cinquante et une semaines par an, en l’absence du locataire.

Huit jours avant l’arrivée du roi, M. Dechesne était prévenu. Tout aussitôt il déménageait, passait de l’autre côté du corridor et se cantonnait chez lui. Après cela, on donnait un coup de balai à la résidence royale, et on attendait.

Le cuisinier arrivait le premier avec le fourneau, les casseroles, la vaisselle, l’argenterie. Il apportait aussi des provisions de bouche et de garde, des conserves. Un serviteur quelconque, valet de chambre, piqueur ou autre, accompagnait le cuisinier et s’occupait de deux choses : 1° louer des chambres garnies en ville afin d’y loger les gens de la suite du roi ; 2° chercher des traqueurs et arrêter le prix avec eux. Ce n’était pas toujours facile. Ainsi, je me rappelle qu’une année, on eut bien de la peine à trouver trois ou quatre chambres chez les bourgeois et les marchands, parce que dans la localité on avait eu à se plaindre du gouvernement. Je [page 223] me rappelle aussi que les journaliers de l’endroit décidèrent entre eux que le roi n’aurait plus de traqueurs à 1 fr. 50 par jour et que s’il ne voulait pas payer 2 fr., il en irait chercher ailleurs.

Léopold arrivait bourgeoisement le lendemain vers trois ou quatre heures de l’après-midi. La voiture, une fois à destination, s’arrêtait au milieu de la chaussée ; le roi en descendait et se rendait à son domicile en marchant sur un vieux tapis étroit comme une descente de lit. Pas d’autre cérémonial. Pas un curieux, pas même le propriétaire au seuil de sa porte, pas une figure collée aux vitres d’en face, pas un drapeau, pas un cri, pas un gendarme à mettre en faction ; le garde-champêtre et l’appariteur ne se montraient même point.

Si l’arrivée d’une procession à Saint-Hubert causait une certaine animation dans les rues, l’arrivée du roi n’en causait aucune. Vous allez peut-être croire qu’il y avait là-dessous une affaire de religion ; nullement, il importait peu aux gens du pays que les pèlerins fussent des catholiques et que le roi fût un protestant. La vraie raison, c’est que les pélerins faisaient aller un peu le commerce des reliques et de la bière, et que Léopold ne le faisait pas aller du tout. Il amenait avec lui toutes les victuailles, sauf peut-être le pain, et encore je n’oserais en répondre.

D’aucuns prétendent que si Léopold avait mis un casque, ou un panache, ou un uniforme de général, les choses se seraient passées autrement. Je ne partage [page 224] pas cet avis. Il y a une étrange indépendance de caractère, presque de sauvagerie chez les Wallons de l’Ardenne, qui ne font point de différence entre un monarque et le premier venu. L’un d’eux me disait : La seule différence entre notre pays et le vôtre, c’est que chez nous on a le droit de faire un pied de nez au souverain, tandis que chez vous, si on lui manquait de respect, il en cuirait.

Les journées de Léopold se passaient à la chasse en forêt, du côté de Champlon. Le roi ne se fatiguait guère ; il restait assis en bonne place pendant qu’autour de lui on faisait le vacarme, dans l’espoir que les traqueurs et les rabatteurs enverraient quelques loups à sa portée. Cela n’arrivait pas toujours, mais quand d’aventure, un loup se montrait à distance rapprochée, il n’échappait pas aux chevrotines royales, et c’était une fête en forêt.

Léopold passait pour un adroit tireur ; je n’ai aucun motif d’en douter ; le fait est que dans sa vie, il a tué un nombre respectable de loups, et que les journaux ne tarissaient pas d’éloges sur son adresse. Vous allez me répondre qu’en pays de monarchie, cela ne prouve guère. J’en sais, en effet, quelque chose, non point en ce qui regarde la chasse aux fauves, mais en ce qui regarde les jardins.

On avait raconté si souvent que le roi Léopold affectionnait l’horticulture et s’y entendait, que, ma foi, je l’avais cru. Mais un jour d’exposition florale, je ne sais plus précisément où, je fis la connaissance de son [page 225] vieux jardinier du château de Laecken, qui était avec moi membre du jury.

– Mon collègue, lui dis-je, vous avez la bonne fortune de rencontrer dans le roi Léopold un patron qui a le goût du jardinage et qui, au dire des journaux de Bruxelles, met la main à la pâte de temps en temps et prouve ses connaissances pratiques.

– N’en croyez pas un mot, me répondit le vieux jardinier. Il est possible que le roi aime l’horticulture, mais cela ne m’empêche pas de me faire du mauvais sang toutes les fois que je l’aperçois dans le jardin. Des troupes de poules, en grattant avec leurs pattes, n’y commettraient pas autant de dégâts que lui. Il arrache, il replante, c’est vrai ; je vous accorde qu’il a du plaisir à remuer la terre, seulement il met un tel désordre dans mes planches, mes massifs, mes corbeilles et mes bordures, que j’en suis désolé et découragé par moments.

Une fois parti dans une digression, je me laisse aller et ne sais plus comment rétrograder pour retrouver mon point de départ. Je vous disais tout à l’heure, je crois, que la chasse au loup n’était pas toujours heureuse et que l’animal était rare, même en Ardenne, mais en retour les chevreuils abondaient, et les chasseurs ne rentraient pas à Saint-Hubert sans en ramener. Ils n’en abattaient ni trop ni trop peu, tout juste pour en offrir un au bourgmestre de Saint-Hubert et pour payer l’hospitalité des personnes, qui, ayant donné des chambres garnies, refusaient de recevoir de l’argent.

[page 226] La distribution de ce gibier avait lieu la veille du départ, et le lendemain matin Léopold reprenait la route de la Famenne aussi paisiblement qu’il était venu.

Un soir qu’à l’hôtel Magerotte, à table d’hôte, on causait de ces chasses royales, un voyageur de commerce qui était de Marche, c’est-à-dire d’une ville voisine, s’emporta en récriminations d’une grande violence contre le roi des Belges à cause du traité des vingt-neuf articles qu’il avait consenti forcément, et par lequel la Belgique avait cédé une partie de la province du Luxembourg au Grand-Duché, et une partie du Limbourg à la Hollande. Les expressions dont s’était servi le voyageur de commerce étaient tellement irrévérencieuses, qu’un officier belge, en uniforme qui les avait entendues, se leva en protestant, et déclara qu’il croyait de son devoir d’aller dénoncer le fait à la gendarmerie. Il y alla en effet, et demanda au brigadier d’arrêter le pensionnaire de l’hôtel pour offense grave envers le roi. Le brigadier hésita et répondit qu’il ne pouvait prendre la responsabilité de cette arrestation, mais que si le capitaine de l’armée en uniforme, qu’il avait devant lui, en donnait l’ordre, il l’exécuterait.

Le capitaine donna l’ordre, l’arrestation du voyageur de commerce eut lieu, et il coucha dans la prison de passage du pénitencier. Le lendemain, de bonne heure, un gendarme se faisait conduire à Neufchâteau avec son prisonnier dans une voiture de louageur, comme on dit là-bas. Le procureur du roi reçut la plainte, jugea l’arrestation illégale et fit relâcher immédiatement [page 227] le voyageur qui nous revint le soir même, toujours avec son gendarme, mais tout à fait triomphant, rayonnant de joyeuse humeur et annonçant bien haut qu’il allait à son tour actionner le brigadier ; ce qu’il fit et avec succès.

Ce fait frappa les proscrits français. Il nous donna la mesure de la liberté individuelle dont jouissaient alors les Belges.

Peu de temps après, à Marche et à table d’hôte, dans la ville même du voyageur de commerce arrêté à Saint-Hubert, j’eus une autre occasion de constater de nouveau le respect dont la liberté individuelle était l’objet. J’étais, ce jour-là, l’invité du procureur du roi, que j’avais connu à Laroche, alors qu’il était inspecteur des écoles primaires. En ce moment, la chasse était fermée, et je lui montrai mon étonnement en voyant le gibier qui figurait à sa table :

– Ici, me dit-il, les choses se passent autrement que chez vous, la police n’a pas le droit de visiter les hôtels et les restaurants.

A ce propos, je lui racontai que le gibier ne manquait pas non plus à Saint-Hubert, et qu’une personne connue sous le nom de la noire femme, à cause de la couleur bistrée de son visage, en faisait un grand commerce. J’ajoutai que, malheureusement, pour venir chez moi, elle était forcée de passer devant la gendarmerie avec son panier de gibier et qu’elle avait peur d’être arrêtée au passage par un gendarme soupçonneux qui pouvait soulever le couvercle du panier.

[page 228] – Ah ! fit le procureur du roi, dites-lui bien qu’elle n’a rien à craindre, que personne n’a le droit de chercher dans son panier, et qu’elle pourrait au besoin brûler la cervelle à un gendarme trop curieux.

– Monsieur le procureur du roi, demanda un voyageur bourguignon qui occupait le bout de la table, est-ce que vous oseriez bien tenir ce langage sur votre siège, en plein tribunal ?

– Pourquoi pas ?

Il me parut que mon magistrat était allé un peu loin, qu’il s’était peut-être emballé, pour me servir d’une expression vulgaire ; mais, au bout du compte, vous conviendrez avec moi que son avis n’en était pas moins curieux et précieux à recueillir.