Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 19]

James Demontry

 

Les uns écrivent de Montry et les autres Demontry en un seul mot. James ne mettait pas la particule ; son frère Albert la mettait ; le premier avait peut-être raison, mais le second n’avait pas tort ; cela dépend du point de vue auquel on se place pour juger la chose.

Le père de James était un estimable propriétaire de Dijon, qui de son nom de famille s’appelait modestement Jacques. En parlant de lui, on disait M. Jacques, et quelquefois familièrement le père Jacques. Cet excellent homme avait, paraît-il, un grain de vanité, et, à ce qu’on dit, un domaine en un lieu dit Montry. La Restauration, qui n’était pas riche, eut l’idée de battre monnaie sur la faiblesse humaine. Il en coûtait un peu moins de deux mille francs, dans les circonstances faciles, pour [page 20] acheter l’autorisation de se donner un air de gentilhomme en associant à son nom celui d’une terre quelconque. C’est ainsi, m’a-t-on affirmé, que M. Jacques tout court devint, moyennant 1,800 francs, M. Jacques de Montry. La particule lui appartenait donc comme appartient à n’importe qui ce qu’on lui a livré contre argent comptant…

Ne riez pas, sceptiques de ce temps-ci, car si pour 1,800 francs vous pouviez avoir un de, les dix-neuf vingtièmes de nous autres en auraient un.

James Demontry, qui était sincèrement républicain, montra sans ostentation le peu de cas qu’il faisait de la particule paternelle en question. Il était trop intelligent et ne rougissait point d’être de souche plébéienne ; il n’eût pas donné cinq centimes pour changer d’origine.

James Demontry commença son droit ; il ne le finit pas. Il est permis de le regretter, car il avait la parole facile. Son seul défaut dans le cas particulier était sa rectitude de jugement et son obstination à ne jamais dévier de la ligne des principes. Il cassait, il ne pliait point ; il manquait absolument de la souplesse qui est un des attributs des talents de l’avocat de profession. Il fit donc, au lieu de discours, de la politique militante ; il fut un des chefs de la société des Droits de l’homme et acquit assez de notoriété pour être appelé à titre de conseil par les accusés d’avril de 1834, devant la cour des pairs.

En définitive, James Demontry devint à juste titre l’homme influent du parti républicain à Dijon, et je [page 21] puis ajouter dans la Côte-d’Or. Il passait pour autoritaire en diable, quand, en réalité il n’avait que la ferme intention de l’être. Il croyait commander, et il n’était, le plus souvent, que le subordonné d’un entourage qui ne le valait pas. Il avait une cour et une pléiade de flatteurs qui l’enveloppaient et pesaient sur lui.

Il ne connaissait pas suffisamment les hommes ; il les mesurait trop à son aune ; il mettait trop aisément sa confiance en des individus qui ne la méritaient pas assez. Ceux qui menaient grand bruit ne lui déplaisaient point ; il avait de la tendance à juger de la force des convictions sur l’énergie du verbe ; il était tellement de bonne foi qu’il avait de la peine à croire à la mauvaise foi d’autrui. Il était brave et honnête et ne suspectait ni la bravoure ni l’honnêteté de quiconque affirmait sa foi républicaine. Aussi se trompa-t-il plus d’une fois sur la valeur et la solidité des individus dont il fit ses lieutenants.

James Demontry était un républicain de principes absolus, jacobin, révolutionnaire par tempérament. Le gouvernement provisoire de 1848, ou plutôt Ledru-Rollin, le nomma commissaire général pour plusieurs départements : Côte-d’Or, Haute-Saône et Doubs. Il ne fut pas toujours heureux dans la délégation de ses pouvoirs. Gindriez, dont il fit un commissaire départemental, gâta les affaires à Besançon. Il fallut le rappeler bien vite. Les sous-commissaires, dont j’étais, demandaient-ils à James Demontry des pouvoirs illi- [page 22] mités, il s’empressait de les leur accorder sans se préoccuper de ce qu’ils en feraient. C’est quelque chose de tentant et de dangereux qu’un pouvoir illimité. Au fond, James Demontry était bienveillant et doux, mais dans la forme et en temps de révolution, il était dur, quelquefois trop dur.

Il se trouva à l’Assemblée au moment de l’expédition contre la République romaine ; il ne pouvait manquer de se joindre aux manifestants du 13 juin 1849 au Conservatoire des Arts-et-Métiers. Question de principes. Il y alla et ne s’y laissa point prendre, mais il fut reconnu par la police et signalé.

J’étais alors à Varennes, en congé de convalescence. Une dépêche, transmise par la préfecture, m’y arriva avec l’ordre de rentrer immédiatement à Paris, ce que je fis. Je trouvai James Demontry, Signard et d’autres collègues au fumoir de l’Assemblée. James me parut inquiet ; on l’avait averti qu’il devait être l’objet d’une demande d’arrestation et de poursuites. Or, autant il craignait peu les coups de fusils, autant il appréhendait la prison ; il songea donc à se dérober par la fuite, à la faveur d’une passe-port pour Cologne, délivré à un employé de la compagnie l’Équitable, dont le signalement répondait au sien d’une manière frappante.

Signard, représentant du peuple pour la Haute-Saône, n’était pas tranquille non plus. Quand il se dégantait et ouvrait sa main droite en présence de ses amis, on voyait, entre les doigts, de fortes égratignures produites par du verre cassé. Signard, comme plusieurs autres, [page 23] s’était échappé de la salle du Conservatoire des Arts-et-Métiers par le fameux vasistas dont on a tant parlé à l’occasion de la fuite de Ledru-Rollin. On avait pris Signard pour Ledru, à cause de la similitude de taille et de corpulence.

On comprend parfaitement que Signard se soit enfui par un vasistas pour se soustraire à une exécution militaire dont les manifestants se trouvaient menacés. Quand on voit les fusils braqués sur soi, on ne se résigne pas à se laisser canarder bêtement, quand on n’est point chef de parti et qu’on n’a point charge d’âmes. Mais on ne saurait admettre qu’un chef de parti, comme était Ledru-Rollin, ne restât pas le dernier au danger et ne sortît pas par la porte, au risque d’être arrêté. Or, la vérité, c’est que Ledru ne partit qu’à la fin de la manifestation, par la porte, sous l’œil des factionnaires, qui le laissèrent très bien passer, tandis que Signard et d’autres avaient eu raison de s’en aller comme ils avaient pu par une vitre cassée.

Ledru, qui savait cela, s’est contenté de raconter sa sortie du Conservatoire et a laissé les journaux de la réaction continuer leur campagne de mensonges. Il devait penser que tôt ou tard la lumière se ferait sur ce point obscur de notre histoire contemporaine.

Je vous disais tout à l’heure que James Demontry avait pris, sous un faux nom, la route de Cologne. Il se fit inscrire, dans un hôtel, sous ce faux nom, s’enferma dans sa chambre et se coucha. Le choléra sévissait dans la ville. La nuit même de son arrivée, la [page 24] maladie tomba sur mon pauvre collègue de la Côte-d’Or. Il sonna en désespéré, cassa le cordon de la sonnette, ne réussit à se faire entendre de personne, et mourut ainsi sans secours, d’une affreuse mort, dans un pays qui n’était pas le sien, et sous un nom qui n’était pas le sien non plus.

Comment arriva-t-on à constater son identité ? Je l’ignore. Toujours est-il que James Demontry fut reconnu, que les habitants de Cologne lui firent cortège au cimetière, et que les derniers devoirs lui furent rendus très honorablement.

Le corps de James Demontry est resté à Cologne, mais son cœur nous est revenu et repose au cimetière de Dijon.

M. Albert de Montry, frère du défunt, se chargea nécessairement des soins de l’exhumation, et il fut convenu que Gindriez, représentant de Saône-et-Loire, irait le recevoir à la frontière de France, et que je me joindrais à lui pour l’accompagner de Paris à Dijon.

A l’arrivée de l’urne, une triste cérémonie de constatation eut lieu, rue Louis-le-Grand, à Paris, au domicile du frère du défunt. Nous étions là quatre ou cinq. L’urne fut ouverte, on en retira le cœur soigneusement enveloppé de bandes de linge ; on le développa, on le mit sous nos yeux, on le réenveloppa, et on rédigea le procès-verbal de constatation, au bas duquel les témoins de cette triste cérémonie mirent leurs signatures. Je crois me rappeler qu’un double du procès-verbal fut enfermé avec l’urne avec les précautions d’usage. Après [page 25] cela, nous partîmes pour Dijon par la route de la Champagne.

Nos amis les Dijonnais étaient prévenus de l’heure de l’arrivée et de l’heure de la cérémonie pour le lendemain. Les journaux républicains avaient donné toute la publicité désirable, et, malgré cela, il était à craindre que le cortège ne réunît pas un nombre imposant de personnes, car on était en pleine moisson.

Grand et pénible fut notre étonnement quand nous apprîmes, à Dijon, que l’enterrement n’aurait pas lieu au jour et à l’heure annoncés, que c’était une mesure d’ordre public, prise par le ministre de l’intérieur. Comme l’ordre public n’avait rien à voir dans cette affaire, nous ne dissimulâmes pas notre vif mécontentement, et M. Albert de Montry s’en montrait encore plus offensé qui Gindriez et moi. C’était bien naturel.

Nous nous réunîmes une douzaine de personnes dans une petite pièce du rez-de-chaussée à l’hôtel du Parc, qui, aujourd’hui, n’existe plus, et là, nous agitâmes la question de savoir à quel parti il convenait de s’arrêter. Sur la proposition de M. Albert de Montry, il fut décidé que je retournerais de suite à Paris, et que le lendemain, à la tribune, je saisirais l’Assemblée de ce qui venait de se passer à Dijon.

Parole donnée, parole tenue. A l’ouverture de la séance je racontai loyalement notre mésaventure de Dijon et demandai des explications à M. Dufaure, ministre de l’intérieur, persuadé que, malgré tout son [page 26] talent, il ne réussirait pas à justifier la mesure arbitraire que je lui reprochais.

Eh bien ! je me trompais. M. Dufaure me répondit de sa place que, sous prétexte de rendre les derniers devoirs à James Demontry, nous ne voulions qu’agiter les populations et prononcer des discours révolutionnaires : son préfet l’en avait prévenu et lui avait dit que la manifestation projetée réunirait trente mille individus qu’on verrait accourir de tous les coins du département, et que la tranquillité pourrait être troublée.

Je répondis au ministre que ses renseignements n’étaient pas sérieux et qu’en semaine, lorsque les travailleurs font la moisson, il n’y a pas à compter sur eux. J’ajoutai qu’un seul discours devait être prononcé par moi et que ce discours devait être très mesuré.

M. Dufaure reprit et affirma que ses renseignements administratifs se trouvaient confirmés par ceux de la famille Demontry. Ce matin même, dit-il, à neuf heures, j’ai reçu la visite de l’un des plus proches parents, qui m’a vivement remercié d’avoir pris la mesure dont vous vous plaignez, et d’avoir empêché une manifestation organisée contre la volonté de la famille Demontry.

Je restai abasourdi sous ce coup inattendu. Notez que la famille dont le ministre invoquait le témoignage se composait d’une seule personne, M. Albert de Montry. Or, c’est sur sa demande que j’avais signé le procès-verbal de la rue Louis-le-Grand, que j’avais accompagné l’urne à Dijon, que j’avais préparé un petit discours écrit et bien inoffensif. C’est sur ses instances [page 27] aussi que j’avais porté la protestation à la tribune de l’Assemblée législative, tandis que, cinq heures avant la séance, il était allé remercier le ministre à son hôtel d’avoir empêché l’enterrement et les discours.

Toute réplique devenait impossible ; je me contentai donc de faire un mouvement d’épaules qui, évidemment, ne s’adressait pas à M. Dufaure, mais qui n’en fut pas moins très mal accueilli par la majorité.

Ce simple récit n’a pas besoin de commentaires. Je venais de recevoir une tuile sur la tête ; je ne perdis pas mon temps à la ramasser et à fournir à mes collègues des renseignements qu’ils ne soupçonnaient pas et dont le caractère trop intime ne me permettait point de les livrer en pâture à la curiosité publique.