Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 191]

Une visite à Armand Barbès

 George Sand, qui avait connu les hommes marquants de la politique, écrivait un jour à Gustave Flaubert que tous manquaient de conviction, un seul excepté, Armand Barbès, et encore, ajoutait-elle, les principes qu’il avait n’étaient pas tous bons.

George Sand, dans un accès de mauvaise humeur, avait parfaitement le droit d’éplucher les principes d’un homme, mais il y avait témérité de sa part à nier les convictions des gens, attendu que, pour bien juger, il faudrait aller au fond des consciences et qu’elle n’y est point allée. Certaines de ces consciences se tiennent fermées, tandis que d’autres s’ouvrent aisément et permettent les explorations. Ce n’est point une raison pour mettre les premières au-dessus des secondes.

Il n’y avait pas grand mérite à découvrir ce qui se [page 192] trouvait chez Barbès, dont la conscience ne dissimulait rien, uniquement parce qu’il n’était pas un politicien dans la véritable acception du mot. Il n’avait ni l’étoffe d’un ministre, ni l’étoffe d’un diplomate rompu aux habiletés du métier. Dans la main d’un Chinois, nous pouvons dire, à son honneur, qu’il n’eût pas pesé une once. Il croyait une cause juste, il était soldat de cette cause ; il ne tenait pas à en être le général ; il recevait plus volontiers des ordres, qu’il n’en donnait, et les ayant reçus, il les exécutait sans phrases ; vous le trouviez toujours prêt à se faire tuer. Armand Barbès n’avait pas plus d’ambition que Bayard et La Tour-d’Auvergne, seulement il avait assez de cœur pour s’élever à leur niveau.

Je me souviens d’une visite que je lui fis en Hollande, dans la rue de la Vieille Taupe, où il était. Nous allâmes, le même jour, voir le colonel Charras. Chez celui-ci, nous causâmes un peu de politique. Barbès, qui avait son idéal de fraternité, nous le développa longuement avec sa sincérité habituelle. Charras l’écouta sans l’interrompre et s’écria quand il eut fini :

– Mon brave camarade, tu auras toujours sept ans, jamais plus.

Et quand Barbès eut le dos tourné, Charras me dit bas à l’oreille : – Figure-toi qu’il me raconte de ces choses-là tous les jours ; je le laisse aller, je ne le contredis jamais en rien, car il y met tant de candeur, d’honnêteté et de conviction qu’il y aurait de la cruauté à le contrarier.

[page 193] – Mon brave camarade, tu auras toujours sept ans ! Ces paroles de Charras me reviennent obstinément à la mémoire chaque fois qu’on me parle de Barbès. On ne pouvait pas caractériser sa bonté native et le mieux juger en moins de mots.

Attendez un peu, si vous ne le connaissez pas encore, vous arriverez à le connaître tout à l’heure. Le lendemain de notre visite à Charras, vers neuf heures du matin, comme c’était entre nous, j’allai prendre Barbès chez lui et le priai de me montrer ce qu’il pouvait y avoir d’intéressant à La Haye. Il y mit, comme toujours, un gracieux empressement. Arrivés au bas de l’escalier, il frappa à une porte du rez-de-chaussée. Son propriétaire se montra.

– Je viens prendre de vos nouvelles, dit Barbès ; comment avez-vous passé la nuit ?

– Très bien, Monsieur Barbès.

– Et Madame ?

– Parfaitement ; vous êtes bien honnête, Monsieur Barbès.

– Et les petits enfants ?

– Le plus jeune a un peu crié du mal de dents, mais c’est passé.

– Ah ! tant mieux, ce petit bonhomme est tout à fait charmant… et Louise, et Thérèse ? Je ne les ai pas encore vues ce matin ; vous avez là, Monsieur, deux honnêtes personnes à votre service et qui vous veulent du bien plus qu’on ne saurait le dire. Elles méritent d’être traitées avec toutes sortes d’égards.

[page 194] – Certainement, Monsieur Barbès.

Et tous les matins, c’était à recommencer.

Barbès, dont la santé était ruinée, commençait sa journée par prendre des nouvelles de tout le monde de la maison ; jamais il ne s’occupait de lui, il était toujours à s’inquiéter des autres.

C’était déjà comme cela à la Conciergerie, après les journées de mai 1839. Du corridor Saint-Jean où j’étais, je le voyais traverser le grand préau, la tête enveloppée d’un foulard qui cachait le sillon d’une balle autour du crâne. « Ce n’est rien, disait-il à ses compagnons qui s’intéressaient à sa blessure, bon courage à vous tous. » Et il prenait en passant, malgré les gardiens, des nouvelles des autres blessés.

Je ne pouvais pas quitter la Hollande sans avoir vu les belles cultures du pays. J’en exprimai le désir à Barbès pendant notre promenade par les rues et les places de La Haye. « Bien, me dit-il, nous causerons de cela tout à l’heure en déjeunant. »

Je me fis presque un reproche d’accepter le déjeuner qu’il m’avait offert, car nous étions loin du temps où il entrait en politique avec 30 ou 40,000 livres de rentes. Je savais, par notre ami commun M. Colard, de Bruxelles, qu’il ne lui restait tout au plus que 3 fr. 50 à dépenser par jour. J’insistai donc pour l’emmener à l’hôtel du Lion-d’Or, où j’étais, mais il ne voulut rien entendre.

Le déjeuner fut modeste. Barbès se contentait de peu d’ailleurs, et sa grande préoccupation était de [page 195] savoir si une côtelette, deux ou trois pommes de terre cuites à l’eau et une tasse de thé me suffiraient. De vin, point, car il coûtait, en Hollande, les yeux de la tête, mais de la bière à volonté.

– Tu sauras, commença Barbès, que je fais journellement du mauvais sang à cause des repas. Figure-toi qu’il existe ici un usage qui consiste à diviser chaque repas en deux services. Tu vois le premier service, ça n’est pas lourd. Dans vingt minutes à peu près, Louise et Thérèse viendront desservir et brosseront la nappe, puis cinq minutes après, tu les entendras monter l’escalier avec une bouilloire sur un réchaud, et un plateau chargé de deux tasses, de la théière en métal, de la boîte à thé et du sucrier. Ce sera le second service. Passe encore quand j’ai un ami à ma table, mais quand je suis seul, et c’est presque toujours le cas, le second service m’agace. Est-ce qu’un seul service ne suffirait pas ? est-ce que le thé m’est indispensable ? est-ce qu’il ne m’est pas pénible de songer à ces malheureuses domestiques, qui travaillent ferme, tant que la journée dure, et qui se fatiguent à monter un escalier difficile, avec tout un attirail de cuisine dont je me passerais bien ?

– J’ai voulu, continua Barbès, supprimer le second service, sans, bien entendu, réduire de quoi que ce soit le prix de ma pension. Ces pauvres filles m’ont répondu que ce n’était pas possible, que ce n’était pas dans les usages du pays, que ma demande les blessait et qu’elles continueraient le second service. J’ai dû me résigner.

[page 196] – Ce matin, reprit Barbès, tu me parlais des cultures de la Hollande. Je vais faire retenir une voiture pour demain, et en quelques heures, nous ferons le tour du Westland. C’est le jardin des Pays-Bas, quelque chose de superbe.

– Est-ce que, lui demandai-je, dans les villages où nous passerons, il se trouve des jardiniers qui entendent notre langue ?

– Aucun ; il est même douteux qu’ils parlent le hollandais pur. Tu leur feras des signes.

– A quoi cela m’avancerait-il ? J’ai besoin de toutes sortes de menus détails sur les systèmes de culture, sur la préparation des engrais, sur le forçage, etc.

– Alors je m’aperçois qu’un interprète te sera indispensable. Je crois tenir ton affaire. J’ai ici un bon camarade qui rédige en français l’Écho universel de La Haye. Il a fait ses études à Paris, il partage nos sentiments ; il ne refusera pas de nous accompagner et de te servir d’interprète. Ce camarade se nomme Van Soeszre ; nous prononçons Vannesouze.

M. Van Soeszre nous obligea de la meilleure grâce, et j’avoue que sans lui je ne saurais pas le premier mot de la culture jardinière du Westland. J’en serais, ma foi, bien contrarié, parce qu’elle est fort intéressante et ne ressemble à aucune autre. C’est là que j’ai vu les murs creux en briques pour le forçage des cerisiers, les fumiers d’étables de deux ans, piochés plusieurs fois dans l’année et dans lesquels il n’y a plus le moindre brin de paille, les espaliers en planches, en roseaux, [page 197] en grandes herbes desséchées et liées par paquets les une aux autres. C’est là que j’ai vu des avenues de peupliers, et autour de chacun d’eux des rosiers en fleurs.

Charras était venu nous serrer la main au moment de notre départ pour La Haye, et nous exprimer ses regrets de n’être point de notre excursion. Il me recommanda tout particulièrement d’examiner avec soin les treilles de chasselas. En ignorant que j’étais des industries du pays, je crus à une moquerie et j’y répondis par un sourire d’incrédulité.

– Comme c’est nature ! fit Charras, et comme je te reconnais bien là. Chez nous autres, Français, il n’y a que Fontainebleau et Thomery au monde pour les chasselas, et tu t’imagines de bonne foi que je veux rire en te parlant de ceux de la Hollande. Eh bien ! ce que je te dis là est sérieux. Tu verras au mur des jardins du Westland des treilles superbes, et tu apprendras que les raisins mûrissent parfaitement et arrivent huit jours avant les nôtres sur les marchés de Londres.

C’était la vérité.

Pendant notre excursion, il me vint à l’esprit de tirer au clair une affaire encore pleine d’obscurité pour quelques-uns de ma génération. J’entends parler de la vive querelle entre les partisans de Barbès et ceux de Blanqui, et dont aujourd’hui on ne se fait plus qu’une idée très affaiblie.

– En 1848, à mon arrivée à la Constituante, dis-je à Barbès, je te demandai ce que signifiaient les révéla- [page 198] tions de Taschereau, dans la Revue rétrospectivee [sic] ; tu me répondis un peu sèchement que ces choses-là n’étaient connues que d’Auguste Blanqui et de toi, qu’elles ne venaient pas de toi, et que par conséquent Blanqui avait dû les fournir.

– Oui, je te l’ai dit ainsi qu’à d’autres qui me pressaient de questions.

– Est-ce que tu soupçonnes Blanqui d’avoir joué un rôle inavouable ? demandai-je à Barbès.

– Pas du tout. Je suis persuadé qu’en voyant la Société des familles désorganisée par l’arrestation de ses chefs, il a cru que, lui absent, elle ne se relèverait jamais.

Il n’aura vu aucun inconvénient à parler de cette société tombée et des hommes en vue qui y avaient mis la main. Ce que je lui reproche, en cette affaire, c’est au moins d’avoir eu l’air de chercher à sauver sa tête en révélant aux hommes du pouvoir des renseignements auxquels je le blâme. Il n’avait rien à craindre pour sa tête, puisque j’avais été gracié ; on ne pouvait pas l’exécuter, puisqu’on m’avait laissé la vie.

Il y avait une réponse à faire à Barbès, mais je ne pouvais pas la lui faire. Si, réellement, Blanqui a eu un moment de défaillance, ce qui peut arriver sans déshonneur à quiconque qui se sent en danger de mort, il me semble que sa peur était fondée. Au bout du compte, il était le grand organisateur des sociétés secrètes, il en était l’âme et le chef. Barbès avait exécuté ses ordres ; [page 199] Blanqui lui avait mandé de venir, et il était venu de Carcassonne au premier appel. Il n’avait donc été dans l’action que son premier lieutenant. On pouvait donc gracier Barbès et exécuter Auguste Blanqui.

Ajoutons que Barbès était très sympathique à la population d’alors, et que Blanqui ne l’était pas. Dix mille étudiants avaient fait une manifestation imposante en faveur de Barbès ; Blanqui n’avait pas à compter sur une manifestation semblable. Barbès avait une réputation méritée de bravoure et de loyauté chevaleresque qui commandait l’intérêt et la bienveillance ; Blanqui, à tort ou à raison, passait pour lancer ses hommes dans la rue et pour se dérober ensuite aux balles, à la manière des grands généraux. Blanqui était un stratégiste ; Barbès était un soldat. Or, les troupes révolutionnaires n’admettent pas ces distinctions ; elles entendent qu’on marche avec elles au premier rang et que l’on soit tout à la fois tête et bras. Elles affectionnaient Barbès parce qu’il était toujours au danger ; elles se désintéressaient de Blanqui, parce qu’il n’y était pas. L’exécution capitale de Barbès eût produit une émotion profonde et des haines terribles ; l’exécution de Blanqui n’aurait pas eu le même résultat chez les ouvriers et les étudiants de cette époque.

En somme, Blanqui était trop intelligent pour admettre que la grâce de Barbès impliquerait forcément la sienne.