Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 185]

Le chercheur d’autographes 

C’était vers 1859, – je n’ai point noté la date exacte – une lettre écrite de Paris m’arriva à Saint-Hubert, juste au moment où une voiture m’attendait pour me conduire à Habbay-la-Neuve. J’y devais donner une conférence aux instituteurs.

J’ouvris la lettre et la lus avec un vif intérêt. Elle était écrite en un style d’une grande pureté, quoique signée d’un nom italien. Le signataire était un désespéré d’une vingtaine d’années. Il me racontait qu’ayant fait de fortes études et éprouvé de grandes tribulations, il avait dû, pour vivre misérablement au jour le jour, s’enrôler parmi les musiciens qui faisaient danser deux ou trois fois par semaine à la barrière du Maine. Il se sentait profondément humilié ; il appartenait à une honorable famille ; le milieu qu’il fréquentait à [page 186] contre-cœur ne convenait ni à son éducation, ni à ses goûts délicats. Il aurait pu s’y soustraire, mais à la condition de quitter Paris, de rentrer dans sa famille. Il n’y fallait point songer ; il aimait une jeune fille nécessairement parfaite ; il avait demandé la main au père qui refusait de l’accorder, parce que le prétendant n’avait pas de fortune.

Le pauvre garçon m’exprimait son chagrin en termes navrants ; il me parlait du trouble de son esprit, de ses idées de suicide. Il les savait mauvaises, il les condamnait, il s’efforçait de s’y dérober, mais il avait conscience de son impuissance, il se sentait vaincu, et il demandait une parole amie et des conseils pour le relever de son abattement. Il s’adressait donc à moi sans me connaître autrement que par mes écrits et le bien qu’il avait entendu dire de ma personne ; il me suppliait de le sauver en lui rendant par de bonnes paroles son courage qui fléchissait et s’en allait.

Cette lettre m’émotionna au point que je me reprochai amèrement de n’avoir pas répondu au pauvre jeune homme avant de partir de Saint-Hubert.

Aussi, dès que je fus arrivé à Habbay-la-Neuve, je demandai à l’hôtelier ce qui m’était nécessaire pour écrire, pendant qu’il me préparait le déjeuner. Il s’agissait d’abord de sauver quelqu’un ; je courais au plus pressé. Une fois ma réponse dans la boîte aux lettres, je respirai librement.

Quelques semaines plus tard, un journal de Paris, l’Estafette, je crois, annonçait la mise en vente d’auto- [page 187] graphes chez M. Charavay, et condamnait énergiquement les moyens mis en œuvre pour surprendre ces autographes et en faire le commerce. Le journal publiait : 1° ma lettre d’Habbay-la-Neuve ; 2° une lettre de Louis Blanc à je ne sais plus quel individu ; 3° une lettre de M. Émile de Girardin à une dame de l’Hippodrome qui avait des chagrins domestiques. C’était la même personne qui avait écrit sous trois noms différents, afin de se procurer trois autographes et de les vendre ; et cette personne était un écrivain de beaucoup d’esprit. On voulait bien, pour cette fois, ne pas le désigner en toutes lettres, afin d’arrêter sa coupable industrie ; seulement, on ajoutait tout aussitôt que les curieux n’avaient qu’à se reporter au roman de Wawerley, de Walter Scott, et que le nom de l’extorqueur d’autographes était justement celui du principal personnage du roman. A. V… se trouvait ainsi assez clairement indiqué. Il ne répondit pas à l’accusation qu’on faisait peser sur lui et peut-être eut-il raison.

L’Estafette fit remarquer que nous n’avions, Louis Blanc et moi, rien à regretter de nos lettres, parce qu’elles faisaient honneur à nos sentiments. Quant à Émile de Girardin, qui dans sa réponse à la dame de l’Hippodrome, lui avait demandé un rendez-vous pour lui donner de vive voix les conseils qu’elle attendait de sa bienveillance et de son expérience des affaires, il se fâcha au rouge. Il eut tort de se fâcher et surtout de fournir des explications entortillées qui provoquèrent les rires du public.

[page 188] Louis Blanc ne souffla mot ; je gardai également le silence. En somme, nous n’avions rien à désavouer.

Toujours est-il que les mystifications sont déplaisantes, et que, pour cette raison, la publicité donnée à ma lettre me causa du mécontentement.

Chaque fois que, par la suite, il m’arriva de rencontrer A. V… dans les bureaux d’un journal ou dans une maison que nous fréquentions l’un et l’autre, le souvenir de ma lettre de Habbay-la-Neuve me revenait ; la rougeur du mystifié me montait au visage ; la figure du mystificateur sceptique ne laissait rien voir. Cependant il évita avec un soin particulier de m’adresser la parole, et, de mon côté, je ne le pressai pas à rompre le silence.

Maintenant qu’il n’est plus, et que sa mémoire ne sera pas endommagée par une indiscrétion de la nature de celle-ci, on ne me saura pas mauvais gré d’avoir montré un curieux échantillon des mœurs de l’Empire.

Provoquer l’émission d’autographes et les vendre constituait une industrie nouvelle et vraiment originale. Mais pour la soutenir longtemps, il fallait une grande souplesse d’esprit, la complicité de plusieurs personnes. Il n’est pas donné au premier venu d’imiter en un beau langage le garçon de vingt ans qui va se suicider, l’homme d’un âge mûr qui soulève une question de psychologie, la dame intelligente de l’Hippodrome qui est en rupture de ménage ; de signer trois noms imaginaires, de donner trois adresses différentes, et enfin d’assurer la réception des réponses à ces trois adresses.

[page 189] Je répète que pour se tirer d’affaire en ce rude travail d’imagination, et ne pas commettre de grosses bévues, il fallait avoir des complices, sous la main, et quand on a des complices, on doit s’attendre à des indiscrétions.

Notre chercheur d’autographes aurait pu en témoigner.