Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux
Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage. SOUVENIRS HISTORIQUES de PIERRE JOIGNEAUX Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or
TOME SECOND [page 177] Victor Considérant Sur la recommandation de mon ancien collègue et ami Aubry (du Nord), qui était le cousin de M. Charles Rogier, ministre de l’intérieur en Belgique, j’avais été chargé de donner des conférences agricoles aux comices de la province de Luxembourg. Un jour que je me trouvais à Florenville, presque sur la frontière de France, l’inspecteur primaire du canton me demanda si je ne m’opposais pas à l’entrée de personnes étrangères au pays dans la salle d’école où j’allais faire une conférence aux instituteurs. Je lui répondis que cela le regardait, et que, pour mon compte, je n’y voyais aucun inconvénient. Là-dessus les portes s’ouvrirent, et l’entrée devint libre. Pendant que je parlais, je remarquai à l’extrémité de [page 178] la salle un individu qui avait les yeux fixés sur ma personne et qui paraissait mettre beaucoup d’ardeur à prendre des notes au crayon. Si cet individu avait eu des sympathies pour le conférencier, sa physionomie en aurait témoigné, tandis qu’elle était muette et absolument indifférente. Donc, sans aucun doute, il ne s’intéressait pas à moi et pas davantage à la conférence. Il prenait ses notes machinalement, afin de se donner une contenance, et la plupart du temps quand il n’y avait rien à prendre. Cela me parut louche. Aussitôt la conférence finie, l’individu se déroba et je ne le revis plus. Je n’avais par conséquent pas affaire à un ami inconnu, ni à un ardent amateur de jardinage. Je demandai à l’inspecteur cantonal qui était ce Monsieur. Il me répondit qu’il n’en savait rien, que c’était un étranger logé à l’hôtel du Commerce. Il était rare, dans le proche voisinage de la frontière, qu’il ne se rencontrât point un ou deux instituteurs français parmi mes auditeurs. Or, ce jour-là, il s’en trouva un qui fournit à un instituteur belge de ses amis les renseignements que je cherchais. L’étranger suspect était un notaire de C…, en déconfiture, occupé à se créer une nouvelle industrie internationale. Au bout de cinq ou six jours, une lettre m’arriva à Saint-Hubert par l’entremise du bourgmestre. Le chef de la sûreté, M. Verheyen, exprimait le désir de me voir le plus tôt possible à Bruxelles pour une affaire me concernant. Le même jour, je pris la diligence d’Arlon à [page 179] Namur, et le lendemain, entre dix et onze heures, je me présentais chez le chef de la Sûreté. – Nous sommes saisis par voie diplomatique, me dit-il, d’une plainte du ministre des Affaires étrangères de France. Vous êtes accusé d’avoir tenu publiquement, à Florenville, des conversations politiques et d’avoir outragé grossièrement l’empereur. – C’est une accusation mensongère, répondis-je. Vous m’accorderez bien que j’ai assez de tact pour ne tenir aucun propos politique dans les réunions d’instituteurs, pas plus qu’à table d’hôte. Quand on vous dira le contraire, vous pouvez répondre aux dénonciateurs qu’ils mentent effrontément. – La dénonciation, reprit M. Verheyen, ne m’a pas été faite par un agent belge. Avez-vous des soupçons ? Avez-vous vu à Florenville des personnes qui vous ont inspiré de la défiance ? Je racontai au chef de la Sûreté ce que je vous disais tout à l’heure. Il me demanda l’adresse de l’individu de Florenville, je la lui donnai, et le lendemain les gendarmes belges débarrassaient le territoire du mouchard français. Je n’entendis plus parler de cette affaire, qui était une misérable et stupide invention du premier jusqu’au dernier mot. Chaque fois que j’allais à Bruxelles et par conséquent à la Sûreté, le juge de paix de mon endroit me chargeait de ses compliments pour M. Bourgeois, alors chef du bureau chargé des dossiers et parfait honnête homme, qui, je crois, devint plus tard chef de la Sûreté. [page 180] M. Bourgeois, que je visitai en cette circonstance, avait vu Victor Considérant la veille ou l’avant-veille. Ils avaient parlé de moi, et mon ancien collègue, qui s’occupait activement de son projet de colonisation au Texas, avait manifesté à M. Bourgeois le désir de me voir à Barvaux où il résidait. Comme je disposais de quarante-huit heures, je fis le grand tour pour regagner Saint-Hubert. Au lieu de rentrer par Namur, Dinant et Rochefort, je rentrai par Barvaux, Marche, etc. Je trouvai Victor Considérant assis devant une table couverte de cartes géographiques. Il me serra la main, et, tout de suite après, il me montra sur une de ces cartes les contrées américaines qu’il avait parcourues, et le Texas où il se proposait de planter sa tente. Il me causa de ses excursions avec la chaleur du plus vif enthousiasme, il peignit sous les couleurs les plus riantes les merveilles de la végétation de ce pays-là, il me montra des paquets de graines variées qu’il avait récoltées à la main, au hasard, pendant ses pérégrinations à travers le Texas. Il me prit une ou deux poignées qu’il m’offrit, et que je semai à mon tour avec beaucoup de soins. Malgré cela, une seule espèce leva et se développa, c’est l’euphorbe épurge, qui n’est pas rare dans nos jardins. Je ne fus pas plus avancé après qu’avant, mais n’anticipons pas. Je dis à Considérant que j’étais venu le voir d’après le désir qu’il en avait témoigné à M. Bourgeois. – En effet, me répondit-il, je tenais depuis long- [page 181] temps à vous voir afin de vous convaincre de l’intérêt que vous auriez à vous charger, au Texas, de la direction de nos cultures et de nos jardins. Nous vous ouvrons des horizons splendides et un avenir digne de vos connaissances spéciales. Songez-y, vous ne trouverez jamais une aussi bonne occasion de développer vos aptitudes. – Votre proposition répondis-je, est séduisante, sans doute ; si j’avais dix ans de moins et pas de famille derrière moi, j’y réfléchirais peut-être, mais aujourd’hui il n’y faut point songer. – Comment ! vous allez vous condamner à végéter misérablement, à moisir au milieu des bruyères et des neiges, dans votre cuiller à pot de Saint-Hubert ? – Tout simplement. – Je le regrette pour vous, et pour nous aussi. J’aurais eu dix ans de moins et pas de charges sur les bras que je n’aurais pas probablement accepté la proposition de Considérant. Des raisons d’une autre nature m’eussent détourné de l’entreprise. Je me souvenais du phalanstère de Cîteaux, du phalanstère de Condé-sur-Vesgre, fondé par les soins du député Baudet-Dulary, et ces souvenirs n’étaient pas engageants. J’ai toujours cru que les cultivateurs s’accommodaient plus difficilement que les industriels des combinaisons phalanstériennes ; j’ai toujours eu peur, en outre, de la condescendance excessive des disciples de Fourier envers la faculté qu’ils nomment la papillonne. Ils désignent ainsi la tendance que nous montrons à varier nos occupations, à courir d’une profession à une [page 182] autre et à ne point nous astreindre à lutter péniblement contre les obstacles que nous rencontrons dans chaque carrière. J’ai toujours pensé qu’au lieu de s’arrêter devant les difficultés de toutes sortes, il convient de redoubler d’efforts pour le surmonter. Quand on se rebute à tout moment, quand on lâche pied pour courir d’une besogne à une autre, on est à peu près sûr de mourir dans la médiocrité. Où donc est l’artiste, l’écrivain, l’artisan, le travailleur quelconque de la tête et des bras qui n’a pas eu d’épines sur son chemin, qui n’a pas eu ses heures de dégoût ? Eh bien, supposez que, fatigué et découragé, il n’ait été forcé de continuer la lutte pour l’existence, il se serait interrompu et n’aurait jamais été un artiste en réputation, un écrivain célèbre, un artisan habile, un travailleur hors ligne. On ne saurait trop se méfier de la papillonne. Faites-lui une concession, elle vous en demandera cent ; il vaut mieux lui mettre le mors, la bien tenir, résister à ses caprices. Ne me parlez pas des gens qui font trente-six métiers ; aucun de ces métiers n’est bien fait. Un seul, dans la plupart des cas suffit. C’est dans celui-là qu’il faut chercher à se distinguer en y mettant quelque chose de soi, c’est à dire son cachet. Ce n’est pas en papillonnant qu’on arrive à la perfection ; c’est en biffant, refaisant et remaniant que l’on produit quelque chose d’original et qu’on devient quelqu’un. Les réveurs, les hommes d’imagination et de fantaisie occupaient trop [page 183] de place dans le personnel phalanstérien, où, cependant, les grands talents ne manquaient pas. L’École Polytechnique y comptait bon nombre de ses meilleurs élèves. Nous nous figurons, pour l’avoir entendu dire et redire, que les mathématiques assurent la rectitude du jugement. Eh bien, cela n’est pas toujours vrai, et fréquemment chez les mathématiciens, on rencontre des jugements de travers qui raisonnent un peu comme Raymond Brucker, un ancien romancier de mérite qui était de l’école de Fourier et qui comparait le fonctionnement d’un phalanstère au fonctionnement de sa pendule. J’avais beau lui représenter que les rouages en métal n’étaient point comparables aux pièces de l’organisme humain, que ces rouages étaient dociles à l’impulsion qu’ils recevaient, tandis que nos organes et nos facultés n’avaient pas la même docilité, Raymond Brucker ne lâchait pas sa pendule. Victor Considérant, qui est revenu du Texas bien désillusionné, a dû comprendre que je n’avais pas eu tort de ne point l’accompagner. J’allais oublier de vous dire que la colonie du Texas, à peine en formation, eut son journal et qu’il m’en tomba plusieurs numéros sous la main. Comme toujours, ceux qui ne savaient pas écrire furent ceux qui écrivirent le plus ; comme toujours aussi, ceux qui avaient un métier n’en soufflaient mot et écrivaient sur le métier des autres. J’y cherchais des articles de grande culture, et j’apprenais que les nègres seuls pouvaient [page 184] travailler la terre et braver les insolations ; j’y cherchais des articles sur le jardinage, et j’y voyais les communications d’un ferblantier du Hainaut qui, au lieu de découper et de souder du fer-blanc au Texas, s’abandonnait à sa papillonne, plantait des pois, prenait un plaisir étonnant à les voir germer et entretenait les les [sic] lecteurs de ses quatre pieds de légumes, poussant, grimpant, fleurissant, comme s’il se fût agi d’un phénomène extraordinaire. Je n’aurais pas été surpris, en retour, de voir un jardinier employant ses loisirs à faire de la petite ferblanterie et nous en causant dans le journal de l’endroit. A ces symptômes, on devinait la maladie du phalanstère et on pouvait présager sa fin prochaine.
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