Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 161]

Un grand dîner à Huy

 Vers 1856, mon ami Macorps me demanda de donner une conférence agricole et horticole à Huy (Belgique). Je n’y manquai pas et m’y employai sans ménagements. Les auditeurs étaient nombreux, plusieurs centaines. Je les connaissais pour la plupart ; je ne me gênais pas avec eux et ils ne se gênaient pas avec moi. Comme presque toujours, j’étais prêt à tout et n’étais préparé à rien. Cela me réussissait. Je ne savais donc point sur quel sujet roulerait ma causerie familière ; je m’en rapportai à mon public de camarades ; je lui laissai le soin de me poser des questions et d’engager l’affaire.

Les Hutois cultivent la vigne en coteau et font un assez joli petit vin qu’ils appellent briolet et qui ne leur a point gâté le caractère. Ils ont de l’entrain, de la [page 162] bonne humeur, le franc rire à gilet déboutonné, l’air engageant, la parole facile. Ils sont gouailleurs et un peu taquins.

Vous comprenez, après cela, que j’avais affaire à des gaillards qui prenaient parfois plaisir à mettre des bâtons dans mes roues. Cela m’allait et m’animait. Je n’étais point seul à causer. La conférence se corsait, prenait de la vivacité et de l’intérêt. Ceux-ci étaient de mon avis, ceux-là me contredisaient par conviction ou faisaient semblant de ne point partager ma manière de voir. Toujours est-il que le conférencier s’échauffait à élever la voix et que, la température du milieu aidant, la sueur l’aveuglait et le trempait de la tête aux pieds. Je m’y attendais et ne manquais pas de flanelle de rechange.

Ce jour-là, la conférence dura trois heures, et il y eut trois interruptions de cinq minutes chacune, juste le temps de m’éponger et de me remettre à sec.

J’en avais assez, et même trop. Je n’étais plus en état de faire bonne figure au grand dîner que Macorps avait eu l’intention d’offrir à une soixantaine d’invités. Rien ne coupe l’appétit comme une intempérance de langage. Il me fallut bien, toutefois, occuper la place d’honneur à la grande table. Je ne vous cache point que, sans être gourmand, je fus contrarié de me sentir l’estomac absolument réfractaire, en présence d’un menu que je ne saurais oublier, tant il était varié et appétissant. Suivez bien : Potage gras délicieux, bifteack, rognons sautés, poitrine en blanquette, pâté truffé, [page 163] côtelettes de chevreuil sauce piquante, daube de chevreuil, cuissot de chevreuil servi sous une dentelle de papier blanc comme si c’eût été un jambon de Bastogne, etc. Inutile d’ajouter que les grands crus de Bordeaux, de Bourgogne et de Champagne ne manquent jamais sur les bonnes tables de la Belgique.

Les personnes chargées du service s’en acquittèrent parfaitement, et les convives, votre serviteur excepté, firent honneur au festin. Vous eussiez d’abord entendu une mouche voler, mais bientôt le vin délia les langues. Là-bas, on ne boit pas discrètement, à la manière des fauvettes, on vide son verre d’un trait, et ceux qui boivent de l’eau ne la mélangent pas au vin, par respect pour celui-ci. Le vin, tel que la raison l’a donné, passe le premier, l’eau n’arrive qu’après.

Une fois les langues déliées, on ne s’entendit plus guère, mais, comme toujours chez nos voisins du Nord, on s’entretint des choses de l’agriculture et du jardinage. C’est une rage ; on en cause partout, sur les routes, en chemin de fer, à table et au café quand on ne bat plus les car[t]es.

Au dernier service, la conservation tomba sur les vaches de Herve, sur les chevaux de l’Ardenne, et, à ce propos, on causa des boucheries de cheval établies à Vienne, et dont les journaux s’occupaient alors beaucoup.

Macorps, en sa qualité de médecin-vétérinaire et d’homme compétent, s’éleva énergiquement contre le préjugé qui condamnait ce régime.

[page 164] Un docteur en médecine qui se trouvait à la gauche de Macorps, prit la parole à son tour et s’écria : Préjugé ou non, on peut en dire tout le bien qu’on voudra, je vous jure mes grands dieux que je ne mangerai jamais de la viande de cheval.

– Comment docteur ! reprit Macorps, mais mon brave ami, voilà, sans mentir, deux bonnes heures que vous n’avez pas mangé autre chose.

Les convives abasourdis par cette brutale révélation, restèrent stupéfaits. La plupart essayèrent de rire, mais le rire était forcé. Quant au docteur, nous le vîmes pâlir et tendre précipitamment son verre vide à Macorps qui le remplit tout aussitôt de vieux bourgogne. Le docteur le but d’un trait et le tendit une seconde fois. On devinait que le cœur lui montait aux lèvres. Heureusement, il n’y arriva point ; le bourgogne l’avait fait redescendre à temps.

C’était bien, en effet, un repas de cheval que nous venions de faire, et sans le moins du monde en avoir conscience. Macorps avait dû abattre un poulain de dix mois qui s’était cassé une jambe, et plutôt que d’en perdre la viande tendre, savoureuse et saine, il avait eu l’idée de charger un habile cuisinier d’en tirer le parti que vous savez.

Ce qu’il y eut de très frappant, dans cette affaire, c’est la discrétion rigoureuse observée par les personnes de service, au nombre desquelles deux jeunes filles étaient dans la confidence. Le secret ne devait pas être facile à garder. Cependant, elles le gardèrent bien.

[page 165] Par ce qui précède, on est autorisé à mettre au compte des préjugés la répugnance que nous avons pour la viande de cheval. Il y a beaucoup de cela sans aucun doute ; mais le préjugé est en baisse depuis le siège de Paris. On a raisonné, on est devenu moins délicat, on s’est dit que le cheval se nourrit des mêmes aliments que le bœuf, que sa chair doit valoir celle du bœuf, etc., que rien ne justifie le préjugé, et qu’il faut s’employer à rompre avec lui. C’est juste, mais alors même que le préjugé n’existerait plus, la boucherie de cheval ne prendrait pas d’extension.

On ne se lasse point de la viande de bœuf, on se lasserait, au contraire, très vite, de la viande de cheval, probablement à cause de ses fibres serrées qui la rapprochent un peu de celle du chevreuil, goût de sauvagine à part. Eh bien, essayez donc de faire le pot-au-feu avec du chevreuil et de ramener souvent sur votre table des cuissots et des côtelettes de chevreuil, vous aurez vite assez de cette viande de grand seigneur, et serez fort aise de retourner même aux bas morceaux de viande de bœuf.