Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 125]

Charles Guilgot 

Nous oublions si vite les braves gens qui n’ont pas aimé le bruit pendant leur vie que, si l’on n’y prenait garde, le nom des meilleurs finirait par disparaître. Pour l’honneur de la démocratie, ne le permettons pas, et quand l’occasion ne se présente pas de remettre en lumière ceux qui le méritent, créons-la. C’est ce que je fais aujourd’hui pour Charles Guilgot, qui fut représentant du peuple et proscrit de Décembre.

Guilgot était d’Épinal, où il avait ramassé dans la fabrication et le commerce des huiles des rentes fort drues que, selon l’usage, on grossissait encore. Il était naturellement très pourvu d’amis, ou de gens se disant tels, et avant d’être élu représentant, on l’avait nommé commandant de la garde nationale. Disons en passant [page 126] qu’il avait un peu de faiblesse pour les épaulettes, peut-être plus que pour les insignes parlementaires. Je ne vois aucun mal à cela.

Guilgot était un vieux garçon, et vous savez que les vieux garçons ont la réputation d’être égoïstes. Guilgot, vous le verrez tout à l’heure, se chargea de prouver le contraire, au moins en ce qui le regardait. Je n’ai bien connu Guilgot que pendant nos longues années d’exil. Il habitait Bruxelles, où j’allais le voir souvent. C’est par lui que j’étais renseigné sur les hommes et les choses de la proscription. Colard, l’un des propriétaires d’un grand magasin de confections, rue Montagne-de-la-Cour, le tenait au courant de tout. Sa maison était le centre où aboutissaient les nouvelles, venant soit des proscrits, soit des autorités belges. Colard nous voulait du bien, il partageait nos sentiments, il était de Verviers, c’est-à-dire de cette province de Liège qui aimait la France et l’aime sans doute encore. Colard avait appris son métier de tailleur à Paris ; il avait connu intimement Quignot, Barbès, avec qui ses relations durèrent jusqu’à la mort.

Lorsque j’allais à Bruxelles, ma première visite était pour Guilgot, qui demeurait place Charbonnerie ou au Charbon. Il avait tant de choses à me conter qu’il ne me lâchait pas de la journée. Il m’emmenait déjeuner à la Faille déchirée, une sorte de taverne où l’on dépensait peu et que ne fréquentaient pas les habitués des grands restaurants. On nous servait sous le nom de bifsteack un gros morceau de viande avec son os, deux verres de [page 127] faro, une tranche de jambon fumé et par là-dessus un petit verre de genièvre de Hasselt, et pas de café, bien entendu, parce qu’à Bruxelles on abusait de la chicorée, et qu’on ne pouvait avoir de café sincère qu’aux Trois Suisses, et aux Mille Colonnes, deux établissements de la haute volée.

Dans les premiers mois de l’exil, on tenait Guilgot pour un avare ; on lui reprochait de vivre avec lésinerie et de rester trop fidèle à une redingote taillée sur le vieux modèle de la Restauration. « Il n’est pas permis, disait-on, à un homme riche à un demi-million de se tenir aussi serré qu’un pauvre diable. » Guilgot, de son côté, reprochait à certains de ses compagnons de mener trop grand train et de ne pas travailler assez. Et comme il ne se gênait guère pour le leur dire en face, beaucoup de proscrits l’évitaient et le traitaient de sempiternel grognon, et de moraliste désagréable.

Le fait est qu’il grognait souvent ; qu’il ne se laissait pas sermoner, et que, par instants il se montrait bourru. Mais on lui aurait de grand cœur pardonné ses grognements, ses leçons, ses maussaderies et ses coups de boutoir, si on l’avait connu alors comme on apprit à la connaître plus tard.

Ce que ce prétendu avare se refusait, était destiné à soulager les misères de la proscription. Pendant qu’il usait ses vieux habits, il chargeait Colard d’habiller à neuf un bon nombre de Français malheureux ; pendant qu’il se privait des fins morceaux des tables d’hôte, il ouvrait à d’autres des comptes de boucherie, qu’il [page 128] réglait discrètement ; enfin, pendant qu’il marchandait pour épargner deux sous, il tenait sa bourse ouverte pour la caisse des proscrits.

Quand Guilgot s’intéressait à quelqu’un, ce n’était pas à demi. Il apprend un jour que les deux associés de Colard avaient le projet d’écarter celui-ci. Les associés étaient riches, Colard, alors, ne l’était point. Il s’agissait, je crois, d’un appel de fonds indispensables au succès de l’entreprise, qui allait sortir de la période des avances. Colard ne pouvant y répondre, allait se voir dépouillé de son tiers de propriété moyennant une indemnité insignifiante. Il en avait fait son deuil. Guilgot le vit, l’engagea à tenir ferme et lui avança la somme dont il avait besoin, sans autre garantie que sa probité. C’était d’un gros chiffre qu’il était question, d’un chiffre compris entre soixante et cent mille francs, mais il y a si loin de ce temps-ci à ce temps-là que c’est oublié.

Cet excellent Guilgot ne se lassait point d’obliger, et il lui arrivait parfois de mettre sa confiance en des individus qui ne la méritaient pas. Je lui en fis l’observation à propos d’un gaillard qu’il cachait et nourrissait depuis plusieurs semaines, et j’eus de la peine à lui démontrer que sa générosité s’était égarée. La seule raison qu’il m’opposait était celle-ci : Il me paraît si malheureux !

Une estimable famille dijonnaise, victime du coup d’État, se trouvait à Bruxelles. Elle se composait de quatre personnes : le père, la mère et deux petits gar- [page 129] çons. M. et Mme Mongin moururent l’un après l’autre ; que vont devenir les deux orphelins ? Jules Carion se fait nommer tuteur ; les enfants seront élevés chez lui par Mme Carion ; Guilgot ne pouvait pas être oublié dans cette douloureuse circonstance ; il eut à remplir les fonctions de subrogé tuteur, et s’y employa ardemment.

Victor Hugo venait de publier Napoléon le Petit. On comptait sur les proscrits comme sur les contrebandiers pour en jeter en France le plus d’exemplaires possible. Guilgot, vous le pensez bien, ne fut pas le dernier à faire campagne ; il y alla de sa bourse et de ses conseils. Une jeune ouvrière étant venue d’Epinal lui apporter des papiers d’affaires, il la renvoya au pays avec un Napoléon le Petit cousu très habilement en feuilles dans une belle robe neuve qui serait la récompense de la fraude. La pauvre jeune fille fut fouillée et arrêtée à la frontière française. Elle en eut pour six mois de prison.

J’étais à Bruxelles quand on annonça la mauvaise nouvelle à Guilgot. Il en fut fortement peiné et fit ce qu’il put pour adoucir la captivité de la fraudeuse. J’ajoute qu’il ne l’oublia point sur son testament ; il lui laissa une gentille habitation en coteau et une certaine somme.

Après l’amnistie, il fut convenu que chaque année les vieux amis de Guilgot iraient passer un jour ou deux à Épinal, et qu’il leur offrirait, outre l’hospitalité de nuit, un déjeuner à la campagne dans une ferme qu’il avait à quelques kilomètres de la ville. Notre première réunion [page 130] fut complète ; personne n’y manqua et nous passâmes une journée bien agréable. Il en était venu de très loin, par pure affection pour l’homme qui avait rendu tant de services en sa vie ; il y en avait de Paris, de Bruxelles, de je ne sais où.

Un accident empêcha la seconde réunion. La ferme avait été bridée. L’année d’ensuite, Guilgot tomba malade et fut mis entre les mains de médecins de Paris, qui le traitèrent d’une affection du cœur par l’hydrothérapie et ne le sauvèrent pas.

Pendant son séjour, il me fit une ou deux visites à Bois-Colombes, dans un état si alarmant, que je jugeai prudent de le faire accompagner au retour par un des miens, n’étant pas capable, en ce moment là, de l’accompagner moi-même. Guilgot se sentait fini, et il le disait à ses amis, non point pour que ceux-ci le rassurassent, mais parce qu’il en avait la conviction et qu’il n’appréhendait pas la mort. Il s’en allait, la conscience bien calme, et laissant ses affaires en règle.

Comme, en Belgique, Guilgot m’avait plusieurs fois questionné sur le notaire Quillot, qui était de Dijon, mais avait son étude dans un coin obscur du département des Vosges, je ne fus pas surpris d’apprendre que Quillot avait été choisi par lui pour exécuter ses dernières volontés :

– Êtes-vous sûr que ce soit un parfait honnête homme ? m’avait demandé Guilgot sans me dire pourquoi.

– Oui.

[page 131] – Êtes-vous sûr qu’il soit républicain ?

– Parfaitement ; j’ajoute qu’il n’est jamais de joyeuse humeur et qu’il est presque aussi grognon que vous.

– Quant à cela, me dit Guilgot, ma conviction est faite.

A la nouvelle de la mort de notre excellent ami, je pris en toute hâte le chemin de fer de l’Est et me rendis à Epinal. La population était visiblement attristée ; des amis personnels de l’ancien représentant des Vosges étaient venus de tous les côtés en nombre très respectable. Guilgot avait exprimé sa ferme volonté d’être enterré civilement. Pour la première fois, on allait voir dans Épinal, la patrie de l’imagerie catholique, conduire un homme au cimetière sans qu’il eût passé par l’église. On en causait comme d’un événement imprévu qui allait gêner quantité de personnes. Les dames pieuses n’osèrent point suivre le cortège ; on apercevait, collées aux vitres des fenêtres closes, des figures de petits artisans, d’ouvriers, d’ouvrières, de curieux qui se découvraient respectueusement au passage du convoi, dont les sympathies n’étaient pas douteuses, qui auraient bien voulu accompagner le corbillard, mais qui étaient retenus par le préjugé et par la crainte d’être signalés à leurs clients ou à leurs patrons.

N’oublions pas qu’Épinal vivait depuis des siècles de l’imagerie monarchique et cléricale à deux sous et que, ses habitants, quoique républicains et anti-cléricaux pour la plupart, n’avaient point la force de caractère et l’indépendance de situation nécessaires pour s’affirmer, [page 132] rompre avec les traditions et gâter le commerce local. Cette attitude me rappelait les gens de Saint-Hubert, n’ayant aucune foi dans leurs reliques, mais se gardant bien d’en rire devant les pèlerins et les processions d’étrangers, de peur de nuire, chez eux, au commerce des chapelets, des cors de chasse, des médailles et des certificats de bénédiction.

A la tête du cortège de Guilgot marchaient le maire de la ville et les conseillers municipaux. Notez que nous vivions sous le régime de l’Empire et nous ne revenions pas d’étonnement de voir ses partisans se compromettre ainsi.

Arrivés au cimetière, tout blanchi par une mince couche de neige, notre étonnement redoubla en présence du maire qui, la tête nue et dans une attitude absolument correcte, prononça le discours d’adieux.

– Cela vous étonne, me dit un voisin, vous saurez bientôt que la municipalité d’Épinal ne pouvait pas s’abstenir ; c’est la carte forcée.

Et, en effet, par une clause de son testament, Guilgot laissait à sa ville natale une somme de deux cent mille francs, destinée à l’instruction publique, surtout à l’instruction primaire. C’était la plus terrible vengeance que Guilgot pouvait tirer des persécutions qu’il avait subies.

Les libéralités de cet homme de bien ne s’arrêtèrent pas à cette riche donation. J’ai déjà dit comment il récompensa la jeune ouvrière des six mois de prison auxquels il l’avait exposée pour fait de contrebande [page 133] d’un livre défendu ; il assura aussi l’existence de sa vieille gouvernante et de la nièce de celle-ci, il se montra généreux envers son fermier, il n’oublia pas ses amis dans le besoin, il donna quittance de ce qui lui était dû par de vieux camarades et par des républicains qu’il avait obligés. Je pourrais vous dire à l’oreille les noms de plusieurs, mais je ne commettrai pas cette indiscrétion. Enfin Guilgot voulut laisser un souvenir à ceux de ses amis qui ne lui devaient que de l’affection. Il leur partagea son argenterie, et pour ma part je reçus des mains de Jouve deux couverts.

Au retour du cimetière, M. Pinot, un grand imagier d’Epinal, le concurrent de Pellerin, me prit à part et me confia le projet qu’il avait de faire de l’imagerie utile. Je n’y gagnerai rien, me dit-il, si ce n’est la satisfaction d’avoir rendu des services et de laisser un bon souvenir après moi. Si vous voulez me seconder, je vous en serai reconnaissant. Vous choisirez les sujets, vous rédigerez la légende, et je me chargerais des illustrations. Il y a trop longtemps qu’on abrutit nos populations rurales avec des monarques à cheval, des images de Crédit est mort, des batailles de l’empire, etc. qui sont des barbouillages en dépit du bon sens ; il conviendrait de leur montrer autre chose, de leur enseigner l’agriculture, l’horticulture, et de mettre de l’art à la place des barbouillages. Vous savez que je dispose d’un nombreux personnel de colporteurs, et que la propagande utile ne chômera pas. Voulez-vous que nous fassions l’entreprise ensemble ?

[page 134] A Paris, je commis l’étourderie de causer de cela devant une personne qui, à son tour, en causa au ministre de l’instruction publique. Celui-ci écrivit tout aussitôt à M. Pinot et le pria de venir au ministère. M. Pinot y alla. Le ministre lui fit part du projet qu’il avait de favoriser l’imagerie utile et lui demanda de l’aider. – Impossible, répondit M. Pinot, j’ai eu la même idée et je me suis entendu avec M. J… pour la mettre à exécution.

Le ministre répliqua par une petite impertinence à mon adresse et proposa la collaboration de Milne-Edwards père, membre de l’Institut, comme si dans nos campagnes on connaissait les membres de l’Institut. M. Pinot m’en écrivit ; je lui rendis sa parole et lui prédis un insuccès complet à cause de la légende. La prédiction s’accomplit, deux ou trois feuilles seulement parurent. Les illustrations étaient bonnes, mais le texte n’était pas fait pour les paysans.

La besogne se trouva si bien gâtée, qu’il n’y a pas eu moyen de la reprendre.