Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 113]

La surveillance politique

 Les gens qui viennent de faire un mauvais coup ne sont pas tranquilles. C’était le cas des auteurs du guet-apens de décembre 1851. Aussi, avaient-ils les yeux ouvertes sur les frontières et craignaient-ils un retour offensif de leurs ennemis. Nous n’étions cependant qu’une quinzaine de proscrits dans la province de Luxembourg, et ne songions guère à rentrer en France par Bouillon ou Florenville, mais enfin nous étions des voisins mal disposés et l’on songea à exercer sur nous une surveillance assidue.

Dans les premiers mois de l’Empire, la diligence de Namur nous amena un matin à Saint-Hubert un jeune homme de bonne mine, âgé de dix-sept ans, portant l’uniforme des lycéens de Paris et déclarant se nommer [page 114] V… Il demanda le domicile de M. B… ; l’un des internés qui avait avec lui sa femme et une nombreuse petite famille.

B… n’était pas chez lui quand le jeune lycéen s’y présenta et pria la maîtresse de la maison de vouloir bien recevoir en dépôt un billet de 200 francs de la Banque de France, qu’il tira de son portefeuille. C’était un moyen d’inspirer de la confiance et d’entrer de suite en relations avec les proscrits. Mme B…, qui n’était point défiante, reçut le billet de banque en dépôt, et le jeune homme alla s’installer à l’auberge du Grand-Cerf.

Presque tout aussitôt, M. B… rentra et fut informé de ce qui venait de se passer. Il vint m’en parler et me demander ce que j’en pensais. Je lui répondis que l’entrée du lycéen autorisait des soupçons et je lui conseillai de lui rendre immédiatement le billet de banque. J’ajoutai que je me refusais absolument à recevoir le nouvel arrivant chez moi et que je le verrais vers deux heures de l’après-midi au café Lambin, où nous nous réunissions chaque jour pour lire les journaux et causer.

J’eus la mission d’interroger le lycéen en présence de tous nos compagnons d’exil. B… me le présenta, et sans me perdre en préambule, je commençai l’interrogatoire. Je demandai d’abord à ce jeune homme pourquoi il avait quitté Paris et dans quel but il était venu directement en Ardenne. Il me répondit :

– J’ai eu la maladresse, à Paris, de trop tarder dans [page 115] un lieu public, et j’ai reçu une assignation pour comparaître en police correctionnelle vendredi prochain. La peur me trottant par l’esprit, j’ai pris bien vite pour la Belgique le passeport que voici.

J’examinai le passeport et continuai :

– L’affaire n’était pas bien grave, puisque vous n’avez pas été arrêté.

– En effet, reprit-il, il n’y a pas de quoi fouetter un chat.

– Je le pense bien, mais je m’étonne qu’on vous ait délivré un passeport pour l’étranger, sans prendre l’avis du commissaire de police de votre quartier.

– C’est juste, dit le jeune homme, mais j’avais eu la précaution de prendre un mot du commissaire.

– Comment ! celui-ci savait nécessairement que vous deviez passer en police correctionnelle, et il a certifié qu’on pouvait vous délivrer un passeport : je trouve cela tout à fait singulier.

– C’est pourtant l’exacte vérité.

– Soit, passons là-dessus ; à présent je serais curieux d’apprendre pourquoi vous êtes venu tout droit à Saint-Hubert ?

– C’est parce que j’ai connu au lycée le fils de M. B… et que je me proposais, Monsieur, d’étudier l’agriculture près de vous.

– Mon garçon, vous me menez de surprise en surprise. M. B… n’a pas de fils de votre âge ni même en âge d’aller au lycée ; et, pour ce qui me regarde, je ne donne pas de leçons d’agriculture aux per- [page 116] sonnes que je ne connais pas. Je suis tenté de croire que vous faites un vilain métier, bien que ce soit rare chez un jeune homme de dix-sept ans. Tenez, arrêtons là la conversation.

Le lycéen se mit à pleurer à chaudes larmes, à se renverser et à se tordre sur les bandes du billard. Mes camarades d’exil étaient émus et trouvaient que j’avais été dur ; je ne me laissai pas attendrir.

– Vos larmes ne prouvent rien, continuai-je, retenez bien ce que je vais vous dire : dans huit jours je saurai qui vous êtes ; d’ici là, les proscrits ne feront pas société avec vous. De votre côté, vous n’adresserez la parole à aucun, car nous vous tenons pour suspect. Si je me trompe, tant mieux, j’aurai pour vous toutes sortes d’égards afin de racheter ma dureté. Après tout, si vous êtes un honnête garçon, vous approuvez ma défiance. Si vous êtes un coquin, vous ne devez pas me trouver bien méchant. Encore une fois, patientez huit jours ; ce n’est pas très long.

Mon gaillard interrompit ses sanglots, sécha ses yeux du revers de la main et promit d’attendre. Rien ne s’y opposait d’ailleurs, puisqu’il ne manquait pas d’argent, et qu’à l’auberge du Grand-Cerf on vivait à des prix fabuleusement bas. Néanmoins, le délai de huit jours que je lui avais accordé, lui trottait par la tête, et l’inquiétait. A peine étions-nous au quatrième jour, qu’il alla prendre congé de la famille B… et lui demander une adresse pour Bruxelles.

B… eut la faiblesse de l’engager à descendre rue de [page 117] Loxum, n° 5, et le chargea même de lui envoyer une sarbacane pour faire la chasse aux petits oiseaux. Mais tout de suite après, B… sentit qu’il était allé trop loin et qu’il venait de commettre une sottise.

Il vint m’en prévenir avec une grande franchise et me raconter que le lycéen allait partir, qu’il prendrait un quartier à Bruxelles, rue de Loxum, et que le lendemain il ferait une visite à Marc Dufraisse, qu’il appelait son ami. B… ajouta qu’il allait rester chez moi jusqu’au départ de la diligence, afin de se soustraire à la poignée de main de V…

Je ne perdis pas de temps ; j’écrivis sur le champ à Dufraisse :

« Un jeune homme qui partira d’ici en même temps que ma lettre, se propose de te faire une visite. Ce doit être un mouchard, méfie-toi. »

Aussitôt partie la diligence qui emportait le voyageur et ma lettre, Mlle Bihin, l’hôtelière du Grand-Cerf, vint me confier que le lycéen de Paris lui avait dit :

« – M. B… pourra bientôt rentrer en France ; quant à M. Joigneaux, je vous jure qu’il ne rentrera jamais. »

Je n’avais pas besoin de cette déclaration pour confirmer mes soupçons.

Deux ou trois jours après, je recevais de Marc Dufraisse une épître où il me disait :

« Tu as donné ton coup de filet au bon endroit ; c’était bien un policier. Il est venu ; je l’attendais, et je lui ai fait descendre les escaliers plus vite qu’il ne les avait montés.

[page 118] « Tu te rappelles que je devais être transporté à Cayenne avec Greppo et d’autres collègues, et qu’on nous avait laissé tout juste le temps de nous préparer au voyage. Un jeune lycéen du nom de V…, vint me voir et se jeta à mon cou en pleurant. Je ne doutais pas de sa sincérité ; à cet âge on a du cœur et on ne craint pas de se compromettre. Je t’avoue que je ressentis une vive émotion ; je remerciai cet enfant de sa bonne visite et le félicitai de ses sentiments. Mais juge de ma déception, quand le lendemain, un ami bien renseigné vint m’annoncer que mon visiteur était un policier. Je l’ai parfaitement reconnu et lui ai montré qu’on ne me prenait pas deux fois au même piège. Mes compliments sur ta sûreté de coup d’œil, la route du Luxembourg est bien gardée. »

Je m’empressai de réunir mes compagnons d’exil et de leur montrer cette lettre. Il leur restait encore un peu d’incertitude, elle acheva de la dissiper.

On nous accuse bien à tort souvent de légèreté en matière de suspicion. Nous sommes, au contraire, toujours trop disposés à ne point douter de l’apparente sincérité de ceux qui se disent nos coreligionnaires politiques. Hélas ! combien j’en pourrais citer de ceux en qui nous avions pleine confiance et qui n’étaient en réalité que des gens de rien !

Le peu de succès de la mission donnée à V… malgré sa rare faculté de verser des larmes n’était pas encourageant. Nous ne revîmes plus de ses pareils dans le Luxembourg belge, où ils n’eussent d’ail- [page 119] leurs servi de rien, si ce n’est à multiplier de faux rapports.

La police, en somme, ne découvre guère que ce qu’elle invente. Si elle s’employait à éclairer le gouvernement sur ce qui se trame contre lui, elle n’aurait la plupart du temps rien de sérieux à dénoncer. Elle n’arrive à se donner de l’importance que par la provocation, et elle a besoin de s’en donner parce qu’elle vit de délits et de crimes politiques, au moins sous la monarchie. Quand elle n’en trouve pas, elle en imagine ou elle en crée ; c’est son moyen de ne pas jeûner. Tenez pour certain que les gouvernements en apprennent plus par les indiscrétions de leurs ennemis que par les recherches des policiers de profession.

Valentin, le dernier préfet de Strasbourg, me disait un jour que, pendant les longues années de son exil en Angleterre, il allait deux fois par an à Paris, où cependant la police battait le pavé jour et nuit. Il prenait un faux nom, descendait dans un petit hôtel de la rue Montmartre et évitait ses amis politiques avec un soin particulier. Tout le secret de la sécurité était là. S’il se fût avisé de serrer la main à un camarade, celui-ci n’aurait pas manqué de dire à l’oreille d’un autre :

« Figure-toi que je viens de rencontrer Valentin sur le boulevard ; je lui ai causé ; c’est toujours le même homme. Il lui faut un toupet d’enfer pour circuler ainsi, en plein jour, au nez et à la barbe de la police ; surtout, n’en dis rien à personne… »

Tout de suite le camarade aurait conté la chose à un [page 120] troisième, toujours avec la recommandation de n’en point causer. Et, de fil en aiguille, au bout de douze heures et peut-être moins, tout Paris aurait connu le secret, et Valentin serait allé coucher ailleurs que dans l’hôtel de la rue Montmartre.

Quand, au contraire, on évite les amis, il n’y a guère à craindre. Si, par hasard, vous en rencontrez un, ne regardez pas, faites semblant de ne pas le connaître et filez droit devant vous. L’ami se dira : En voilà un qui a des airs d’un tel ; cependant si c’eût été lui, il m’aurait abordé. Du moment où il a continué son chemin sans s’arrêter, c’est qu’évidemment ce n’était pas lui.

Il convient aussi, dans le cas particulier, d’éviter les omnibus, parce qu’on a trop le temps de s’y voir et de s’y reconnaître. Je me rappelle qu’un jour je me trouvai face à face, au détour du Pont-Neuf, avec un individu qui me fixa et se pencha vers l’oreille de son voisin.

Heureusement, je n’étais pas en défaut. Arrivés près de la rue Guénégaud, les deux hommes firent signe au conducteur d’arrêter et descendirent.

– Vous voyez bien ces deux messieurs, me dit le conducteur, ne pouvant retenir sa langue, ce sont deux commissaires de police qui avaient l’air de vous connaître.

– Je le crois bien, répondis-je, l’un est le commissaire Colin, qui m’arrêta pour délit politique, il y a une vingtaine d’années, et l’autre est commissaire Fon- [page 121] taine, le fils du commissaire de Passy, qui fit une visite domiciliaire chez moi quelques jours après le coup d’État, il y a de cela une douzaine d’années.

Vous voyez par ce qui précède que les courses en omnibus n’offrent pas de garanties de sécurité.

Nos amis de Londres ont été, plus que nous encore, exposés aux mauvaises rencontres. Et à ce propos, laissez-moi vous entretenir d’un individu dont plusieurs doivent se souvenir.

En 1840, quand j’étais détenu politique à la Grande-Roquette, il y avait à l’atelier des cordonniers un ancien bourgeois de Bellevue, condamné à sept ans de réclusion pour vol. Il paraissait avoir mis de côté des économies importantes. Il eut des remises de peine et ne fit pas son temps en prison. Après sa libération, il alla à Londres et y ouvrit, paraît-il, une maison de commerce assez considérable. Aux approches du jour de l’an, vers la fin de 1847, l’individu en question vint à Paris s’approvisionner d’objets d’étrennes et pendant qu’on les lui emballait, il en déroba d’autres de peu de valeur qu’il cachait sous son manteau. On le prit sur le fait et la Démocratie pacifique raconta la chose sous le titre de Monomanie du vol avec une précision, des détails antérieurs et des initiales qui ne me laissèrent aucun doute sur l’identité du prévenu. Le condamna-t-on ? fut-il acquitté comme monomane ? je l’ignore. Toujours est-il qu’au mois d’avril 1848, je le rencontrai au Palais-Bourbon dans la salle des Pas-Perdus, et lui exprimai ma grande surprise de le voir libre après [page 122] sa dernière aventure. Il me soutint effrontément que depuis sa sortie de la Grande-Roquette, rien de pareil à ce que je lui disais n’était arrivé.

Je ne le revis plus et ne savais ce qu’il était devenu, quand, après mon retour de l’exil, je me trouvai dans le jardin du Palais-Royal, près du café de la Rotonde, en compagnie de plusieurs coreligionnaires politiques, au nombre desquels était M. Collin, un très honorable Français établi de longue date à Londres. Il m’entretint de mes amis, des misères qu’ils avaient endurées et de la bonne chance qu’ils avaient eue d’être reçus toutes les semaines dans les salons de M. X…, riche commerçant de nationalité française.

Ce M. X… était précisément mon ancien réclusionnaire de la Grande-Roquette. M. Collin n’en revenait pas ; je l’autorisai naturellement à divulguer le secret ; je fis tous mes efforts pour le convaincre, mais je n’y réussis pas du premier coup.

Je ne voudrais pas affirmer que mon individu rendait des services à la police de l’Empire, mais il était de ceux que l’on doit éviter. C’était un sceptique odieux, convaincu de son immoralité, de sa dépravation profonde, ne connaissant d’autre puissance que l’argent, ne croyant à l’honnêteté de personne, et mettant une sorte d’orgueil à prouver qu’il n’était pas encore aussi canaille que certains personnages du Magnétiseur, – de Frédéric Soulié. Il avait ce roman dans sa poche, et il éprouvait de la satisfaction à montrer le chapitre où Soulié, à propos de son héros qui avait mérité vingt [page 123] fois les galères, s’écriait qu’on pouvait ouvrir tous les salons de Paris contenant vingt personnes et qu’on était sûr de rencontrer dans tous un criminel aussi complet que le sien.

– Vous voyez bien, ajoutait X…, que je ne suis pas encore au niveau du héros de Frédéric Soulié, que je ne serais par conséquent pas déplacé dans les meilleurs salons et que vous poussez les scrupules trop loin en évitant ma compagnie.

Encore une fois, je répète que si X… ne rendait pas des services politiques à l’Empire, il n’en était pas moins une mauvaise et très dangereuse connaissance.