Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME PREMIER

 

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Prisons et prisonniers 

Le prince russe Kropotkine, qui a passé quelque temps à Clairvaux comme détenu politique, faisait une conférence à Paris sur l’inutilité et les inconvénients des prisons. Il n’en a pas dit de bien ; il pense qu’il vaudrait mieux ne pas en avoir du tout que de les multiplier et d’en abuser comme nous faisons.

Je ne vous cache point que je partage cet avis. Que l’on mette des malfaiteurs dangereux dans l’impossibilité d’opérer contre autrui, rien de mieux ; mais que l’on enferme entre quatre murs des gens qui en sont à leur première faute, des filous, des escrocs au début de la carrière, des vagabonds, des étourdis, des ivrognes, des maraudeurs, des écrivains intempérants, je me demande à quoi cela peut servir. Si vous les tenez en [page 58] cellule, ils s’abrutissent ; si vous les jetez dans la cour commune, leurs mauvais penchants se développent, se spécialisent, se perfectionnent. De simples vauriens qu’ils étaient en entrant, ils deviennent des gredins accomplis. Ils y font des connaissances dont ils se passeraient bien, ils apprennent l’argot, et ce qu’il y a de plus joli, c’est que leur éducation ne leur coûte rien. Outre que c’est bête, c’est de la bêtise à un prix extravagant.

Je voudrais bien savoir quel profit la société retire de l’emprisonnement des individus. Est-elle indemnisée des pertes qu’elles a subies ? Non. Corrige-t-elle les coupables ? Elle les punit, et se frotte ensuite les mains ; il n’y a vraiment pas de quoi. On comprend le boutiquier tirant les oreilles au vaurien qui a dérangé quelque chose à son étalage et l’envoyant avec une claque se faire pendre ailleurs. Ceci est l’affaire d’une seconde. On comprend le patron surprenant son employé les mains dans la caisse et le chassant sans bruit après lui avoir fait souscrire une reconnaissance. Au moins l’un sera payé et l’autre corrigé probablement. Mais on ne l’explique pas l’intérêt ni le plaisir que l’on peut avoir de tenir les gens sous clef ainsi que des bêtes fauves, et de les séparer pendant des mois et des années du monde et de leurs familles. C’est de la cruauté à froid, de la cruauté sans excuse.

On commence, parait-il, à se persuader de l’inutilité ou de l’insuffisance de ces procédés. Ces jours passés, un cultivateur de la Mayenne écrivait à la Gazette du [page 59] Village et lui disait que les gendarmes avaient l’ordre de fermer les yeux le plus possible sur les vagabonds qui deviennent l’effroi des campagnes, attendu que la place manque dans les prisons. Je le crois volontiers. D’ailleurs, il vaut encore mieux les laisser en liberté que de les emprisonner. On n’a que de simples vagabonds aujourd’hui, on ne sait pas au juste ce que l’on aurait plus tard.

En ai-je vu dans les prisons de Paris qui auraient pu se relever d’une chute si on les avait laissés libres, à certaines conditions, au lieu de les punir par l’emprisonnement ! Ce besoin de châtiment était dans les mœurs de nos pères. On ne punissait pas seulement ainsi les personnes accusées ou convaincues de crimes et délits de droit commun, on n’épargnait pas davantage les écrivains et les détenus politiques sous le régime de la monarchie. C’était, disait-on, afin de nous dégoûter de la politique, et ceux qui le disaient le pensaient.

Vous voyez bien qu’ils n’y réussirent point. C’est égal, l’intention y était, et quand ces choses-là me reviennent à la mémoire, je me dis qu’à cette époque les hommes du pouvoir n’étaient pas tendres, et que si de pareilles duretés se pratiquaient à présent, on pousserait de beaux cris. Écoutez plutôt :

Un matin, on m’amène à la Force, une vieille et laide prison qui n’existe plus ; on me conduit par la cour Sainte-Marie-l’Égyptienne au bâtiment des secrets. J’arrive au premier étage ; un surveillant, le père Guérin, m’ouvre une porte de cabanon tout en face de l’escalier. [page 60] « Voilà votre logement, me dit-il ; ça n’est pas beau, mais le lit est bon, la paille est fraîche ; c’est Lesage qui en fait bourrer la paillasse. »

Ce Lesage qui m’avait précédé au secret, et dont l’instruction venait de finir, était, avec Soufflard et Micaud, l’un des assassins de la femme Renaud, marchande au Temple.

J’aurais mieux aimé ne pas savoir que je prenais la place de ce scélérat. Elle n’était plus chaude, on avait changé les draps. Une vieille chaise complétait le mobilier ; pas de table, pas de papier de tenture. Une lanterne triangulaire, comme en ont les entrepreneurs de travaux publics, était accrochée au mur, à la tête du lit, en face du guichet de la porte. Dans la nuit, on y brûlait de l’huile puante qui me remplissait les narines de noir de fumée.

Il faisait sombre dans le cabanon ; l’unique fenêtre destinée à l’éclairer était doublée d’une persienne en lames de métal renversées. Il y avait de l’écrit derrière la porte et contre les murs, mais impossible de distinguer un traître mot.

Au bout de trois ou quatre jours qui me parurent bien longs, je m’y retrouvai et pus lire ces mots crayonnés sur la porte : Lamieussens, 27 jours de secret.

Lamieussens était un des lieutenants de Blanqui. Ma première impression fut que, s’il me fallait faire vingt-sept jours, je resterais en route. J’en fis pourtant trente-deux. On se façonne dans le milieu dans lequel on se trouve ; la résistance augmente avec le ramollissement [page 61] des muscles et des facultés. Je ne comprenais plus ce que je lisais, je ne retrouvais plus les prénoms des miens, je passais une bonne partie de mon temps à tourner autour de ma pièce, comme tournent les animaux dans leurs cages. C’est instinctif.

Deux ou trois fois par semaine on m’appelait chez le juge d’instruction Zangiacomi, dont aucun républicain d’alors ne vous dira du bien. Un jour il me joua le vilain tour de me faire donner pour compagnon, dans une des pièces souterraines du Dépôt, le jeune Micaud, l’un des assassins de la marchande du Temple, le même qui avait dénoncé les deux autres. Nous restâmes ensemble depuis neuf heures du matin jusqu’à trois ou quatre heures de l’après-midi, nous promenant, moi dans un sens, lui dans l’autre. Un moment il me demanda quelle heure il pouvait être ; je lui répondis que je venais d’entendre sonner une heure à l’horloge du Palais : rien que cela de conversation en sept heures de temps. Je ne connus le nom de mon compagnon que lorsque l’huissier de service l’appela pour l’instruction.

Vous pensez bien que je fus indigné d’apprendre que j’avais passé plus d’une demi-journée dans la compagnie d’un pareil individu. Je ne le vis plus.

Pourquoi se trouvait-il là ? Je n’en sais rien ; mais certainement ce fut avec l’autorisation de M. Zangiacomi.

Que cette indignité lui soit légère !

Il m’était réservé, pour combler la mesure, de rencontrer Soufflard au chauffoir de la Conciergerie quelques mois plus tard.

[page 62] Voilà, mes amis, les belles connaissances que les honnêtes gens sont exposés à faire dans les prisons, et voilà pourquoi je verrais remanier avec plaisir tout notre système pénitentiaire.

La prison ne ramène personne au bien ; elle conduit au contraire beaucoup d’individus au mal. Tels qui auraient pu être sauvés si on ne les eût pas emprisonnés, sont exposés à être perdus si on les emprisonne.

Vers 1839, huit à neuf jeunes gens furent ramassés par la police après une abominable orgie et condamnés à un an de prison qu’ils firent à la Grande-Roquette. Tous appartenaient à d’honorables familles du faubourg Saint-Antoine. On avait espéré que les visites des parents seraient d’un bon effet et que douze mois sous les verrous seraient d’une correction efficace. Erreur. Tous, à l’exception d’un seul, devinrent de francs mauvais sujets.

Dans la compagnie des criminels, on attrape des vices aussi sûrement que la poussière noire chez un charbonnier et de la farine chez un meunier. A force de les entendre, on se familiarise avec leurs récits ignobles ou odieux, et l’on finit par écouter avec indifférence ce qui d’abord faisait frémir ou soulever le dégoût. On n’approuve pas toujours, mais on arrive à ne plus désapprouver ; l’honnêteté n’est pas entamée, mais elle est touchée et pour ainsi dire ecchymosée. Ne plus sentir sa conscience se révolter est déjà un très mauvais signe. Il faut s’en méfier. J’insiste là-dessus, non seulement à cause de la fréquentation des détenus entre eux, [page 63] mais encore à cause des surveillants, qui sont exposés par métier aux effluves des milieux malsains.

Vous voyez par là combien la promiscuité est dangereuse dans les prisons, et cependant nous sommes l’adversaire déclaré du système cellulaire de jour et de nuit. Nous n’admettons que l’isolement de nuit ; nous laissons les prisonniers ensemble sur les préaux et dans les ateliers. Seulement, au lieu de mêler le bon, le médiocre et le pourri, comme cela se pratiquait de mon temps et se pratique encore à présent dans plus d’une geôle, je voudrais que l’on établît des catégories parmi ceux qu’on serait obligé de tenir enfermés et qu’on en réduisit le nombre autant que possible.

Laissez mendier les besoigneux dans leur commune ; il n’y a que des vieillards à bout de ressources qui se décident à tendre la main. Envoyez aux dépôts de mendicité tous les rouleurs qui font de cette mendicité une industrie ; qu’y feraient-ils s’il leur est impossible d’y vivre autrement ? La commune et le département devraient être imposés de ce chef à raison du nombre des originaires.

Toutes les fois qu’on peut se dispenser de mettre les gens sous les verroux, on aurait tort d’y manquer. Encore une fois, la prison pervertit et ne corrige pas ; arrangez-vous de façon qu’on n’y entre point, car, dès qu’on y a mis le pied, on y revient, et quand on y est revenu, c’est fini. Il ne reste plus qu’à dépayser les [page 64] récidivistes par la transportation. Ceci est une peine sérieuse dont les malfaiteurs ont peur, quoi qu’ils disent.

Lorsqu’on remonte à l’origine des premières fautes, on voit que les principales causes sont la misère, la paresse, la gourmandise, la coquetterie, la mauvaise éducation, les mauvaises mœurs de la famille, les mauvais exemples, la vanité mal placée.

Dans nos campagnes, la misère pousse les gens à dérober le pain, des pommes de terre, des choux, du linge, etc. Que peut-on gagner à les emprisonner ? Ne vaudrait-il pas mieux aller au-devant de cette misère par des dons, des secours ?

La paresse ne se guérit pas davantage par l’emprisonnement. On n’en triomphe que par l’instruction professionnelle, qui détermine les vocations et rend agréables certains travaux. Au lieu d’ouvrir des prisons, ouvrez donc des écoles.

La gourmandise nous fait des maraudeurs dans les campagnes, des petits voleurs de poires, pommes, cerises, fraises, raisins, groseilles, noix, etc. Ces menus délits s’arrangent en tirant les oreilles des uns ou en faisant indemniser par les parents des autres ; ici, pas de prison.

Dans les villes, au contraire, où les gens ne se connaissent point, c’est à la police qu’ont affaire les petits drôles qui dérobent des fruits à l’étalage, des pruneaux, des raisins secs, des figues, des olives, des amandes, des oranges, des bonbons, des gâteaux. Ça n’est pas [page 65] grand’chose, je le veux bien ; mais si cela devait recommencer et continuer sans cesse, les boutiquiers s’en ressentiraient. C’est afin de guérir les petits drôles du péché de gourmandise qu’on les met en prison. J’estime qu’une indemnité irait mieux aux boutiquiers et mieux aussi aux familles des délinquants. Tous les menus délits rachetables à prix d’argent devraient être rachetés, ce qui n’empêcherait pas de tenir les prévenus en cellule quatre ou cinq jours au plus, afin de leur faire sentir l’amertume de la liberté perdue.

La coquetterie pour les jeunes filles est une cause fréquente de chutes. Elles dérobent des rubans, des dentelles, des gants, des étoffes. Ne les perdez pas pour cette première faute, rachetez-la, arrangez l’affaire avec la famille. Oui, mais si la famille est insolvable, si elle a de mauvaises mœurs, si les mauvais exemples sortent de là, que fera-t-on ? On formera une catégorie spéciale de ces jeunes filles et, au lieu de les condamner à la prison, on les condamnera à recevoir une bonne éducation, une bonne instruction professionnelle, on leur apprendra un état selon leur goût.

La vanité mal placée contribue pour sa bonne part au peuplement des prisons dans les grandes villes. Il existe un nombre considérable de vauriens qui tiennent à faire parler d’eux et qui combinent leurs entreprises de manière à les rendre originales. Le plus grand plaisir qu’on pût leur causer autrefois, c’était de leur apprendre que leur affaire avait paru dans la Gazette des Tribunaux avec leurs noms en toutes lettres.

[page 66] Ils doivent être bien autrement fiers aujourd’hui avec les journaux à grand tirage. La correction la plus efficace qu’on puisse leur administrer, c’est de taire obstinément leurs noms et leurs méfaits. Du moment où ils ne travailleraient plus pour leur gloire à eux, ils risquaient moins aisément la prison.

J’ai vu de ces jeunes malfaiteurs à la Grande-Roquette mêlés à des forçats qui avaient été amenés du bagne pour témoigner dans je ne sais plus quelle affaire criminelle. Ils avaient encore la chaîne rivée au pied et dissimulée sous le pantalon. A mesure qu’ils se promenaient autour de la fontaine, on entendait le bruit de ferraille et les jeunes ne cachaient point leur admiration. Les forçats étaient les notabilités autorisées de l’endroit, et toutes les fois qu’ils voulaient se moquer des jeunes, ils les appelaient dédaigneusement les hommes des grandes affaires. Ceux-ci en étaient profondément humiliés et, après l’expiration de leur peine, de trois à six mois la plupart du temps, ils s’empressaient de commettre un crime au lieu d’un simple délit, et leurs premières paroles en revenant condamnés à la Roquette étaient celles-ci : « Pour cette fois, ça n’est pas une affaire de rien. » Le fait est qu’ils revenaient avec les chevrons.

Il est évident que si les divisions par catégories existaient, ces choses-là ne se verraient point.

Le difficile est de former les catégories en question. Ceci regarde les comités de patronage.

Nous avons à nous demander, à l’occasion des pre- [page 67] mières chutes, si l’on ne devrait pas se contenter de les frapper d’amendes et de dommages-intérêts, et s’il ne conviendrait pas de rendre les coupables aux familles qui les réclameraient.

Quant à ceux dont les familles ne voudraient plus, on serait bien forcé de créer pour eux des écoles, des orphelinats, des ateliers, des ateliers de travail, des colonies. Mais pas d’emprisonnement rigoureux ; une sorte de casernement et une discipline de collège seraient préférables. En retenue ceux-ci, aux séparés ceux-là ; des jeux pour les uns, point de récréations pour les autres ; bons et mauvais points selon la conduite de chacun ; leçons de choses ; formation d’escouades utiles qu’on mettrait par exemple à la disposition des cultivateurs pour la destruction des insectes nuisibles et des mauvaises plantes.

– Et le évasions ?

– Pourquoi s’évaderaient-ils s’ils ne savaient où aller, et si l’existence qu’on leur ferait n’était pas insupportable ? On ne songe à se sauver que lorsque la porte est fermée à clef ; quand elle n’est que tirée, on n’y songe pas. Les forçats qui s’échappaient du bagne de Toulon n’étaient jamais ceux qui avaient la liberté d’aller tous les jours dans la ville et de travailler chez les bourgeois et les négociants.

Et ce qui a été dit tout à l’heure des jeunes garçons s’appliquerait tout aussi bien, et peut-être mieux, aux jeunes filles.