Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux
Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage. SOUVENIRS HISTORIQUES de PIERRE JOIGNEAUX Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or
TOME PREMIER
[page 45] Louis Berthaud Les morts passent vite. Si on ne le savait pas, Louis Berthaud en témoignerait. C’est au mois d’août 1843 qu’il mourut, à l’âge de trente-trois ans, et ceux qui en ont gardé le souvenir deviennent tout à fait rares. Je suis de ceux-là. Il n’était pourtant pas le premier venu, et vous verriez bien, en feuilletant la collection du Charivari à partir de 1837 ou 1838, qu’il y avait en lui l’étoffe d’un vrai poète. Berthaud ne payait pas de mine. Court de taille, suffisamment trapu et large des épaules, barbe inculte, à la diable, toute hérissée, traits en désaccord, pommettes épaisses et saillantes néanmoins, sourcils rebroussés, voix rauque et fêlée, mise absolument négligée, tout un ensemble de barbare échappé d’une forêt. Mais un [page 46] regard inspiré et doux comme celui d’un enfant rachetait les aspérités de sa rude écorce, et le montrait ce qu’il était réellement, affectueux avec effusion et d’une naïveté charmante. Notre poète naquit à Charolles, il appartenait à une famille de pauvres ouvriers qui ne put s’occuper de son instruction première ; cependant, sa grande facilité le fit remarquer de quelque prêtre sans doute et le séminaire mit la main dessus et s’employa à le pétrir pour son usage. Je ne saurais vous dire par quel enchaînement de circonstances il arriva à Tulle, et se laissa deviner par son homonyme, l’évêque Berthaud, qui le prit en affection et le poussa. L’évêque nourrissait l’espoir que Berthaud embrasserait un jour l’état ecclésiastique, et il s’en ouvrit à son protégé. Le jeune homme lui répondit avec sa franchise habituelle : « Monseigneur, vous ne ferez jamais de moi un bon prêtre ; ainsi, n’en parlons plus. » L’évêque en fut contrarié ; mais il ne cessa pas de s’intéresser à son élève, qui, de son côté, ne l’oublia point et n’en parla jamais qu’avec un profond sentiment de respect. Louis Berthaud revint à Charolles, où il s’aperçut bientôt que, faute de profession, il était à charge à sa famille, et plus encore à lui-même. On ne graisse pas la marmite avec de la poésie, et la meilleure pièce de vers ne remplace pas un os à la moelle dans le pot-au-feu. Sa conviction, là-dessus, était complète ; il se mit donc à chercher autour de lui un emploi quelconque qui ne nécessitât pas d’apprentissage. La vie de bureau ne lui [page 47] allait point ; au lieu d’écritures, il eût fait des vers dont les avoués et les notaires ne s’accommoderaient en aucun pays. D’ailleurs, notre gaillard était bien incapable de tenir en place ; le mouvement et le grand air lui devenaient indispensables. Comment découvrir un état qui réunit ces deux conditions et qui n’exigeât pas d’apprentissage ? Il m’est arrivé de chercher cela dans ma tête et de revenir bredouille dans mon exploration. Berthaud fut plus heureux que moi. Il prit une feuille de papier et un crayon et fit une nomenclature de professions faciles et remuantes. Il arriva, de fil en aiguille, à celle de vitrier ambulant. « Au moins celle-ci, se dit-il, n’exige ni grands frais d’établissement ni des mois d’apprentissage, ni de puissants efforts de cerveau. C’est la seule qui me convienne, et je m’y arrête. » Le pauvre poète endossa tout de suite le miserando et se mit à courir les campagnes du Charollais. – « Oh ! mon cher camarade, l’heureux temps que celui-là, me disait-il un jour. J’aime à rêver sur un chemin désert ; le bruit de Paris m’agace et me fatigue ; le chant de l’alouette me repose… et puis, vois-tu, là-bas, dans le Charollais, je n’avais pas plus à m’inquiéter de la vie matérielle que ne s’en inquiètent les bœufs blancs de de [sic] nos embouches… J’allais dans un village, n’importe lequel ; cela dépendait du vent qui me soufflait au dos. Une bonne femme me faisait signe de la main sur le seuil de sa porte. « –Dites donc, vitrier, commençait-elle, combien allez-vous me demander pour remettre le carreau qui manque ? » – Je lui répondais : « Ma [page 48] brave femme, pour vous, ça vaut huit sous ; pour le gros propriétaire d’en face, ça en vaudrait dix. – Ah ben ! oui, huit sous ! Je vous les souhaite, mais ce n’est pas de ma poche qu’ils sortiront… En voulez-vous cinq ? Si vous ne voulez pas, j’y collerai du papier… » Et l’on débattait le prix… On finissait par tomber d’accord, après bien des mots, et lorsque le carreau était posé, on me servait presque toujours un morceau de pain, des grumeaux de fromage fort et un petit pot de vin. Aujourd’hui ce n’est plus cela, il me faut écrire à heure fixe et donner de l’éperon à mon imagination quand elle n’en veut plus. C’est à n’y pas tenir. » Soit que la profession de vitrier eût perdu de ses charmes, soit pour quelque autre motif, Berthaud quitta le métier et se rendit à Lyon, où, de compte à demi avec Veyrat, il publia chaque semaine une satire en vers sous le titre de l’Homme rouge. Sa poésie parut trop colorée au procureur du roi, qui envoya l’auteur en cour d’assises, où il se défendit en vers, afin de se distinguer des avocats, qui sont incapables de plaider dans le langage des dieux. Peu de temps après, vers 1833 ou 1835, Berthaud se rendit à Paris, où il ne réussit pas sans peine à se faire une trouée parmi les écrivains. Il écrivit d’abord dans deux journaux hebdomadaires, où on le payait mal et quelquefois pas. Mais il s’y fit des amis qui lui en firent trouver d’autres. Comme sa poésie ne le nourrissait pas suffisamment, il entra comme ouvrier à l’imprimerie du journal le Réformateur, que Raspail avait fondé rue [page 49] Dauphine, – avec l’aide de Kersausie. Ce n’était point comme typographe que Berthaud s’y employa, ce fut probablement comme imprimeur ou homme de peine. Vers 1837 ou 1838, Altaroche fit une place à Berhaud dans la rédaction du Charivari. Il y publia une satire toutes les semaines. Il avait la verve chaude et de l’originalité. Il ne donnait pas son coup de fouet à la manière de Barthélemy ; il n’était ni aussi correct, ni aussi brillant que celui-ci, mais toujours est-il qu’on lisait ses productions avec intérêt, même après avoir lu la Némésis. Il ne pouvait se décider à châtier ses vers, dont il connaissait les défauts mieux que personne. Il était le premier à s’accuser de paresse, et lorsqu’on lui demandait pourquoi il ne réunissait pas ses productions en un volume, il répondait : « – Je me propose de le faire d’ici à peu temps, mais il faut auparavant que je retouche toutes mes pièces ; je ne suis pleinement satisfait que d’une seule. » Il y a beaucoup d’écrivains que ne prennent jamais la plume avant d’avoir lu quelques pages de leurs auteurs favoris. C’est afin de stimuler leur cerveau et de se mettre en verve. Ils appellent cela leur tasse de café. Eh bien ! Berthaud ne manquait pas de prendre une tasse de cette sorte de café. Son livre de prédilection était un volume de poésies d’Alphonse Dumas, dont le titre nous échappe. Il s’échauffait à la lecture de ce livre brûlant d’énergie, puis il saisissait sa tête à deux mains et la secouait convulsivement, comme s’il eût voulu précipiter le mouvement des idées, et une fois l’impulsion [page 50] donnée, notre poète ne voyait plus rien, n’entendait plus rien ; c’était alors un fou sublime. L’accès durait quelques secondes, le temps de confier au papier dix ou douze vers, après quoi il plongeait ses doigts dans une énorme tabatière, prenait une prise et redressait son front. La réputation dont jouissait Berthaud l’exposait à recevoir en communication des manuscrits à propos desquels on lui demandait des avis et des conseils. Il ne tenait pas le moins du monde à se créer des courtisans et des flatteurs, aussi répondait-il la plupart du temps avec une franchise brutale. « – Je dois avoir des ennemis parmi les ouvriers qui se croient nés pour la poésie, disait-il, mais qu’est-ce que cela me fait ? J’ai la satisfaction de leur avoir rendu service. Si, il y a une douzaine d’années, j’avais su ce que je sais aujourd’hui, je me serais fait maçon ou cordonnier. Au moins on vit à ces métiers-là, jusqu’à ce qu’on aille finir sur un trottoir ou mourir de misère à l’hôpital, comme mon pauvre ami Hégésippe Moreau. » Berthaud n’est mort ni sur un trottoir ni sur un lit de charité, mais au milieu de sa famille, dans les bras de sa pauvre mère, qu’il aimait tant. En 1842, Camille Duteil, qui ne doutait de rien et prétendait en remontrer à Champollion dans la science de déchiffrer les hiéroglyphes, eut l’idée de fonder une revue à Paris. Cette revue s’appelait le Portique, et les bureaux étaient établis rue des Saints-Pères. Le directeur de cette publi- [page 51] cation fit appel aux jeunes écrivains. Je me rendis à l’invitation et Berthaud s’y rendit également. En somme, les collaborateurs ne manquèrent point, mais ce qui manqua bientôt, c’est l’argent. Duteil, qui avait une haute opinion de son entreprise, se figura que les capitaux ne résisteraient pas à l’attrait de ses tartines sur les hiéroglyphes, et, aussitôt les premières livraisons lancées, il alla résolument à la découverte des capitaux, qui, au lieu d’accourir, ne songèrent qu’à se dérober. Duteil frappait bien aux portes, mais les portes ne s’ouvraient pas, et elles avaient joliment raison de ne point s’ouvrir. Le Portique n’était pas né viable, tout le monde en avait la conviction, excepté Duteil, qui ne voyait pas le plus petit point noir dans le ciel bleu de son entreprise. Il avait la foi aveugle de tous ceux qui ont le jugement faux et la vanité gigantesque ; une fois parti, il allait droit devant lui au risque de donner de la tête contre les murs. Et c’est ainsi qu’en 1854, il monta sur un cheval blanc, s’improvisa général en chef des républicains dans l’insurrection du Midi et donna de la tête comme un étourneau contre les gendarmes et les prétoriens de Bonaparte. Si l’amour du galon n’eût été funeste qu’à lui, on s’en consolait ; malheureusement ceux qu’il entraîna furent aussi les victimes de sa vanité et de son inexpérience. Revenons au Portique. Ici, les collaborateurs lâchèrent promptement le rédacteur en chef ; deux seulement, Berhaud et votre serviteur, ne perdirent pas tout de suite confiance. Nous n’espérions [page 52] guère, mais nous restions fidèles par compassion. Au fond, Duteil était à plaindre et n’était pas un méchant homme. Un jour qu’il cherchait les fonds nécessaires pour assurer à sa revue une existence respectable, il me chargea de le remplacer pendant trois ou quatre jours et d’obtenir de Berthaud, pour le prochain numéro, une pièce de vers sur les Druides. Le sujet ne me parut pas plus réchauffant qu’une dissertation sur le serpent égyptien qui se mordait la queue pour exprimer ou l’immortalité ou l’éternelle amitié, je ne me rappelle plus au juste. Mais cela ne me regardait point. – Avez-vous parlé des Druides à Berthaud ? demandai-je à Duteil. – Oui, oui, c’est entendu, il connaît son sujet ; seulement il s’agit de lui arracher la pièce de vers. Dans deux ou trois jours, il aura son terme à payer, et il a l’air de s’en préoccuper. Je vous laisse quarante francs, que je vous prie de lui remettre contre son manuscrit, mais pas avant, car les Druides se feraient trop attendre. J’allai le lendemain même chez Berthaud, qui habitait avec sa mère et son frère à quelques centaines de mètres de la barrière de l’Étoile, sur la gauche de la route de Neuilly. Je le trouvai dans l’atelier de menuisier de son frère. Le poète était assis près d’un vieux poêle en fonte et donnait la bouillie à une petite nièce de cinq à six mois, placée sur ses genoux. Je lui [page 53] racontai le but de ma visite et le priai de venir avec moi rue des Saints-Pères, où il pourrait travailler paisiblement dans le cabinet de Duteil. Il y consentit ; il remit la petite nièce aux mains de sa mère, et nous partîmes. Arrivé dans les bureaux du Portique, Berthaud s’installa dans le cabinet de notre rédacteur en chef absent ; je fermai la porte sur moi et me tins dans la première pièce en attendant les Druides. Ces damnés Druides avaient de la peine à sortir de la cervelle du poète. Au bout de dix minutes, Berthaud ouvrit la porte. – Je suis là-dedans comme un prisonnier, dit-il ; il m’est désagréable de me sentir enfermé ; j’ai besoin d’aller et de venir et de causer. J’ai besoin aussi d’un petit verre de bon cognac pour me fouetter le sang. – As-tu dix sous à me prêter ? – Pas un centime. – Je vais demander au portier de la maison, qui a l’air d’un brave homme, de m’aller chercher dix sous d’eau-de-vie et de porter cela au compte de Duteil. Le concierge ne se le fit pas dire deux fois, et il nous revint avec un flacon pouvant contenir trois petits verres. Les choses menaçaient de tourner mal et les Druides aussi. Je bus ma bonne part du flacon afin de diminuer les mauvaises chances. Fouetter le sang du poète, c’était bien, mais trop fouetter eût été mal, et j’avisai à ce que la petite mesure ne fût point dépassée. Avec ce [page 54] que prit Berthaud, il n’y avait pas de quoi griser une poulette. – Connais-tu ma défense en vers de l’Homme rouge ?, me demanda-t-il. J’eus la malheureuse idée de répondre non. – Eh bien ! puisque tu ne la connais pas, je vais te la dire ; tu en seras content. J’étais pris et c’en était fait des Druides. Mes 40 francs du Duteil allaient rester sans emploi. Berthaud me débita sa défense avec la chaleur et l’entrain qu’il y avait mis à la cour d’assises du Rhône, si bien qu’il s’échauffa outre mesure et se grisa de parler. Cela se voit journellement à table, où les grands parleurs, en buvant peu, se grisent plutôt que les petits parleurs en buvant beaucoup. N’allez pas croire que Berthaud avait perdu la raison ; il n’avait perdu que son calme et attrapé ses nerfs. – C’est fini pour aujourd’hui, dit-il. – Dis plutôt que ce n’est pas commencé. – C’est juste, dit-il, remettons à huitaine les Druides de Duteil. – Mais assieds-toi, repose-toi, ne cause plus. Tu n’es pas en état de t’en aller d’ici à pied. Chemin faisant tu jouerais au télégraphe avec tes bras et tu serais capable de recommencer ta plaidoirie de l’Homme rouge sur les trottoirs. – Sois tranquille, je vais envoyer le portier chercher un fiacre qui me mènera d’abord rue du Croissant, n° 16, au Charivari, et qui m’attendra à la porte. [page 55] – Et de l’argent pour payer la voiture à l’heure ? – J’ai mon plan. Je n’oserais pas dire au caissier du journal de me faire une avance de dix francs sur mes honoraires du mois ; je m’arrangerai de façon à tourner la difficulté pour les avoir. Le plan de Berthaud était un plan absolument inhabile à manier les questions d’argent, vous allez le voir tout à l’heure. J’accompagnai mon collaborateur jusqu’au fiacre et lui souhaitai bonne chance. Nous arrivons à l’exécution du fameux plan. Suivez bien : Berthaud, qui avait retrouvé son calme ordinaire, laisse le fiacre à la porte du n° 16, monte gaillardement l’escalier, s’arrête à la caisse, prend sa voix la plus douce et expose au caissier qu’une petite erreur de dix francs lui semblait avoir été commise, qu’il venait les lui demander et le prier de refaire à loisir la vérification du compte. Le caissier, qui n’entendait pas raillerie, prit l’observation au tragique et se fâcha. – Monsieur Berthaud, vous saurez que mes comptes sont en règle. Les rédacteurs, qui entendaient du bruit, avaient entr’ouvert doucement la porte de la salle de rédaction, et prêtaient l’oreille. C’est à ce moment que Berthaud s’écria : – Et moi aussi, Monsieur, je suis un homme d’ordre ! Tout le personnel de la maison se serra les côtes pour ne pas éclater de rire ; les trois hommes d’État du [page 56] Charivari n’y tenaient plus. Le caissier, seul, conservait la gravité inhérente à ses fonctions. – Après tout, reprit Berthaud, je n’ai pas la prétention de ne jamais me tromper ; mettons que l’erreur soit de mon fait et n’en parlons plus. – A la bonne heure ! dit le caissier, vous auriez mieux fait de me demander une avance sur le mois qui court. Vous avez besoin de dix francs, n’est-ce pas ? Les voici : avec une bonne poignée de main et sans rancune. Berthaud, homme d’ordre ! c’était vraiment trop fort. Il avait bien des qualités, mais pas celle-là, j’en jure mes grands dieux.
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