Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux
Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage. SOUVENIRS HISTORIQUES de PIERRE JOIGNEAUX Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or
TOME PREMIER [page 261] Un ouvrier écrivain On naît poète, assure-t-on, on ne le devient pas. Je vous l’accorde ; il doit y avoir, en effet, une dominante dans nos aptitudes natives ; mais justement à cause de cela, vous m’accorderez bien aussi qu’on peut naître prosateur, calculateur, géomètre, comédien, sculpteur, peintre, mécanicien, orateur, etc. C’est l’aptitude dominante que nous appelons une vocation ; il ne reste qu’à la mettre dans un milieu favorable pour qu’elle se développe. La vocation est une graine qui germe où elle se plaît, qui sommeille et meurt où elle se déplaît. Nous trouvons des témoignages d’aptitudes exceptionnelles chez Jasmin, le coiffeur d’Agen ; chez Gilland, l’ouvrier serrurier représentant du peuple en 1848 ; [page 262] chez Henri Mondeux, le petit pâtre de la Touraine ; chez Combe, l’ancien tailleur de pierres, qui fit son chef-d’œuvre de compagnon selon les lois de la géométrie descriptive sans se douter qu’elle avait été découverte par son concitoyen Monge. Nous pouvons citer aussi Rachel, Foyatier, ceux qui font de la sculpture sur bois avec des couteaux de deux sous ; Clément, un fameux peintre sur porcelaine qui ne connaissait pas les premiers éléments du dessin ; le célèbre américain Edison, etc. Laissez-moi vous entretenir aujourd’hui de Gilland, et vous prouver qu’il fut un véritable écrivain de naissance. Il n’eut que le temps d’apprendre à lire couramment chez le maître d’école de son village, après quoi ses parents le mirent en apprentissage à Paris chez un serrurier du faubourg Saint-Antoine qui lui fit la vie dure et le roua de coups. Le pauvre garçon, soumis à ce régime, ne prit point goût à la serrurerie et ne s’y distingua pas. Il préférait de beaucoup les livres aux choses de son métier. L’éditeur Charpentier venait de publier de bons ouvrages à des prix abordables. Le peu d’argent qu’économisait Gilland y passa. Les Hommes de Plutarque et je ne sais plus quels autres livres sérieux occupaient ses loisirs. Il y trouva en même temps que d’excellents principes, la grande provision de mots dont il avait absolument besoin pour rendre ses pensées, il y apprit un peu l’art de s’en servir. Une fois qu’il tint son outillage, il se mit à noircir du papier, et il devint [page 263] bientôt un des collaborateurs les plus aimés du journal l’Atelier. Comme les ouvriers écrivains ne courent pas les rues, Gilland ne tarda point à être remarqué. D’abord sauvage, à force d’avoir souffert et d’avoir vécu en solitaire, il se laissa apprivoiser peu à peu et finit par fréquenter des journalistes et des auteurs connus, qui se l’attachèrent par des prévenances et des paroles bienveillantes. Il voyait le plus habituellement George Sand, Auguste Luchet, Bertholon, etc. Je lui ouvris le feuilleton de la Feuille du Village, et il vint à nous très répandu dans son public de prédilection. Ses études de mœurs, ses biographies d’ouvriers obscurs, quoique méritants, obtinrent un grand succès. Il nous fut particulièremen[t] utile pour conquérir les femmes de la République, et de notre côté, nous lui rendîmes service en popularisant son nom. Comme il n’était pas orateur, il comprenait la nécessité de se recommander à ses électeurs par le mérite de ses écrits, et je vous assure qu’il s’y employa activement. Puisque je parle de ses électeurs, permettez-moi de vous donner un extrait de la circulaire électorale qu’il leur avait adressée.
« Je connais assez le passé de mon pays pour savoir quelles sont les conditions de son avenir. J’aime la France, je veux qu’elle vive, qu’elle s’élève, qu’elle progresse, qu’elle soit heureuse ; j’aime la France, et [page 264] toutes les réformes auxquelles je travaille me semblent justes, utiles, nécessaires, légitimes. « Je n’ai jamais demandé que le pauvre ne travaillât plus ; j’ai demandé qu’il pût vivre en travaillant. Je n’ai pas désiré que le riche fût dépossédé ; j’ai voulu que le travailleur fût affranchi de la servitude par la propriété des instruments de travail, par l’association libre et volontaire effectuée sans violence. Je n’ai point demandé un salaire égal pour le paresseux et le courageux ; au contraire, j’ai dit : « A chacun selon ses œuvres, dans tous les états et dans toutes les conditions. Est-ce juste ? « Je sais bien qu’il y a bien des fautes que les lois n’atteignent pas, mais que la morale réprouve ; je peux lever la tête haute même devant la morale. Les anciens hommes politiques se retranchaient à chaque instant derrière le rideau de la vie privée et voulaient en faire un sanctuaire impénétrable. Je pense que celui qui a quelque chose à cacher n’est pas digne de la confiance publique, parce que celui qui n’a pas les qualités les plus simples est loin de posséder des vertus difficiles… « Gilland, « Ouvrier serrurier, rue Faubourg-Saint-Antoine, Cour de la Bonne-Graine, n° 15. »
J’ai eu dans les mains de nombreux manuscrits de Gilland ; il y manquait l’orthographe ; pour le reste, il n’y avait rien à changer. Tels je les recevais, tels on les imprimait, avec l’orthographe en plus. Un jour, il [page 265] gratifia le Vote universel d’un remarquable article intitulé : les Contrastes sociaux au XIXe siècle. Le numéro fut saisi avec le manuscrit, et la cour d’assises condamna le gérant à six mois de prison et six mille francs d’amende pour fait d’excitation à la haine des citoyens les uns contre les autres. L’avocat-général Suin, avant d’avoir lu l’article incriminé, dit : « Que le sieur Gilland, représentant du peuple, n’était pas l’auteur de ce feuilleton écrit avec un charme de style irrésistible. » Me Crémieux l’interrompit et affirma le contraire. L’avocat général maintint son affirmation et prétendit qu’il en avait la preuve. « M. Gilland, ajouta-t-il, viendrait lui-même affirmer sur l’honneur, dans cette enceinte, qu’il est l’auteur de cet article, oui, M. Gilland m’en donnerait sa parole d’honneur, que je ne le croirais pas. Je connais le véritable auteur. Du reste, Messieurs les jurés, je vais vous donner lecture de l’article ; vous serez ravis, comme nous, j’en suis sûr, de l’exquise délicatesse de la forme et de son harmonie entraînante, tout en en blâmant le fond et les idées. Vous serez convaincus alors qu’il n’est pas l’œuvre de M. Gilland, lequel est un ouvrier serrurier du faubourg Saint-Antoine. » M. Suin s’était trop avancé en affirmant que le feuilleton incriminé n’était pas l’œuvre de Gilland. Il avait été trompé par les fautes d’orthographe du manuscrit, et il soupçonnait George Sand d’en être le véritable auteur. On ne pouvait pas faire un plus bel éloge de l’écrit de [page 266] Gilland. Mais celui-ci ne savait pas mentir, et le soupçon de l’avocat-général le désobligea fortement. Aussi, tout aussitôt, lui adressa-t-il la lettre suivante :
« Monsieur le magistrat,
« J’étais présent à l’audience de la cour d’assises du 23 décembre, lors du procès intenté au journal le Vote universel. Il vous a plu, pour des motifs que je ne veux pas examiner, d’attribuer à un écrivain célèbre un article signé de mon nom, et dont l’honorable défenseur du prévenu a hautement revendiqué pour moi la propriété et la responsabilité. Je viens de nouveau vous affirmer que je suis le seul et unique auteur des Contrastes sociaux au XIXe siècle. « Homme public comme vous, Monsieur le magistrat, homme d’honneur surtout, il est de ma dignité comme de mon devoir, de prouver que je n’ai jamais donné à personne le droit de douter de ma parole ; maintenant, je laisserai à l’opinion de nos concitoyens le soin de juger de votre sincérité et de la mienne. « Si j’ai apposé mon nom à un article qui n’est pas mien, je suis un faussaire, Monsieur le magistrat, et la loi vous ordonne de me poursuivre et de me faire punir. Mais, s’il n’en est rien, voyez où vous avez fait descendre la justice ! Vous m’avez aussi, je crois[,] reproché mes fautes d’orthographe ; il est possible que j’en aie beaucoup commises et je n’en rougis pas. Dès l’âge de neuf ans, je travaillais pour ceux qui ont le bonheur d’aller au collége. Si vous saviez, Monsieur le magistrat, combien les pau- [page 267] vres ouvriers ont de mal à s’instruire ! Mais vous ne le savez pas ! « Bien que mes fautes soient des énormités aux yeux de certaines gens, il serait à souhaiter, selon moi, que bien des hommes n’en commissent pas d’autres. « J’ai l’honneur, Monsieur le magistrat, de vous saluer respectueusement.
« Gilland, « Représentant du peuple. »
Les Contrastes sociaux, qui furent l’objet de poursuites en ce temps-là et ne le seraient pas en ce temps-ci, occupent trop de place pour être reproduits et perdraient toute valeur à être résumés. Leur mérite littéraire est dans la forme ; l’auteur montrait au public deux tableaux, l’un au jardin des Tuileries, l’autre au quartier Mouffetard. Là jouaient et dansaient les enfants des riches, à qui toutes les joies étaient prodiguées, tandis que, presque à côté, les enfants des pauvres ne dansaient ni ne jouaient et faisaient pitié. Dans ces tableaux, si opposés de couleurs, Gilland exagérait, sans le vouloir, le bonheur des uns, parce qu’il ne le connaissait pas, mais il n’y mettait point d’aigreur ; pour ce qui était des autres, la peinture était frappante, parce qu’il les connaissait bien. Il ne soufflait pas la haine au cœur des pauvres, il se bornait à faire appel aux bons sentiments des riches. Gilland n’était pas un chercheur ; il observait plus qu’il ne pensait. Il n’exprimait bien que ce qu’il voyait [page 268] bien et ce qui remuait les fibres de son cœur ; il était tout yeux, tout sentiments, et tout nerfs. Il avait la timidité de l’enfant et la tristesse du malade qui s’en va ; il parlait peu, il écoutait beaucoup et ne perdait rien de ce qu’il entendait. C’était une sorte de portraitiste, toujours à copier la nature, mais ne s’attachant qu’à l’extérieur des objets et ne les fouillant point. Il décrivait avec un rare bonheur d’expressions, il ne disséquait pas ; il fonctionnait à la manière du miroir qui réflète les choses, il ne les expliquait pas. Il n’avait à son service d’écrivain que des mots, dont il tirait un charmant parti ; malheureusement, il ne savait rien des notions les plus élémentaires de la science, et cela le gênait beaucoup plus que le défaut d’orthographe. Il était un naturaliste de la bonne école ; il intéressait sans provoquer le dégoût ; il ne dégradait point, il moralisait sans cesse. Il ne se complaisait pas aux malpropretés ; il ne s’y arrêtait et n’y touchait qu’avec la brosse ou avec l’éponge. Gilland a été l’honnête biographe des humbles et des obscurs ; il a écrit l’histoire de la mère Paradis, qui vendait des bouquets aux Champs-Élysées et balayait la boue ; de la Revue des associations ouvrières ; de la vie d’André Troncin, ouvrier tailleur ; de Magu le tisserand, son beau-père ; d’Adolphe Boyer, typographe ; de Pasquier, le mécanicien de Villeneuve-sur-Bellot ; d’Agricol Perdiguier, ouvrier menuisier, qui devint représentant du peuple ; de Eugène Orrit, ouvrier correcteur d’imprimerie, de Thomas Rasth, ouvrier mécani- [page 269] cien, outilleur et inventeur d’un canon se chargeant par la culasse, et de Claude Genoux, ouvrier margeur. Il a voulu les sauver de l’oubli ; il est bien juste que je fasse pour la mémoire de Gilland, un peu de ce qu’il a fait pour la mémoire des autres.
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