Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME PREMIER

 

[page 215]

Les socialistes

 Ils n’étaient pas les premiers venus, ceux-là ; ils s’appelaient : Charles Fourier, Proudhon, Enfantin, Cabet. Derrière ces noms, il y avait des idées, des systèmes, des livres. Les socialistes d’aujourd’hui n’ont pas été taillés dans leur étoffe ; ils n’en sont que les rognures. Il n’y a guère de nouveau chez eux que des expressions baroques auxquelles le public ne comprend rien ou n’attache aucun sens précis. Il ne me paraît donc pas inutile de glaner dans mes souvenirs ce qui se rapporte aux socialistes de mon temps. Commençons par Étienne Cabet.

Je ne l’ai pas connu personnellement ; il était déjà un homme quand je n’étais encore qu’un enfant ; sous la restauration il fut chargé, comme avocat au barreau [page 216] de Dijon, de la défense du général Vaux, impliqué dans un complot bonapartiste, et qui fut acquitté à la grande satisfaction des populations du département. Ce succès mit Cabet en évidence et lui valut plus tard l’honneur d’être nommé député.

Après la Révolution de 1830, Cabet devint procureur général en Corse. Il n’y resta pas longtemps ; il démissionna pour motifs politiques, et à partir de ce moment il entra dans le parti républicain, où il se fit une situation particulière au milieu des différents groupes socialistes. Il fonda, pour la défense de ses principes, un journal hebdomadaire, le Populaire, avec le concours d’un administrateur intelligent, Pagnerre, qui devint plus tard, l’éditeur de Lamennais, de Cormenin, et se créa une grande situation.

Cabet était communiste ; seulement il ne l’était pas à la façon de Charles Teste et de Voyer-d’Argenson, il ne l’était pas davantage à la façon d’Auguste Blanqui ; il ne faisait point campagne non plus avec Pierre Leroux. Son système, à lui, se rapprochait beaucoup de celui des jésuites du Paraguay, tel que l’avait décrit Châteaubriand avec une chaleur entraînante et une richesse de style propres à faire des prosélytes.

Cabet n’était point conspirateur et ne demandait pas aux menées secrètes le triomphe de ses idées. Il n’était pas orateur et n’attendait rien de ses discours ; il n’était pas écrivain de race et ne se sentait pas de taille à briller dans les polémiques. D’ailleurs, la contradiction lui était désagréable et il l’évitait le plus possible.

[page 217] Mais il avait beau protester de ses sentiments pacifiques, les royalistes s’obstinaient à lui prêter des arrière-pensées de violence et de méchantes intentions contre les propriétaires. D’un autre côté on lui reprochait de n’avoir aucun système défini dans son journal. Enfin, les républicains militants ne lui pardonnaient pas d’écrémer le parti, afin de grossir sa secte, et ils l’accusaient de détourner les républicains de la tradition révolutionnaire.

Le fait est que Cabet inspirait une grande confiance et avait réussi à grouper autour de lui quantité de gens de cœur, plus prompts à l’enthousiasme qu’au raisonnement et prêts à tous les sacrifices. Après tout, leur confiance s’expliquait par la parfaite honorabilité de leur chef, dont les convictions étaient profondes et incontestables.

Cabet croyait tenir la solution du problème social et ses adeptes le suivaient les yeux fermés. Il se trompait assurément, mais son erreur se trouvait excusée par sa bonne foi.

Il exposa son système dans un livre intitulé : Voyage en Icarie. Ce livre, qu’il écrivit en Angleterre, où il s’était réfugié afin d’échapper à une condamnation pour délit de presse, fut en quelque sorte sa bible.

Il m’arriva d’en faire la critique dans un journal de Beaune, critique très modérée et nullement malveillante. L’auteur en eut connaissance, et m’écrivit à ce propos une lettre qui me prouva qu’il avait été sensible à mes coups d’épingle, surtout parce qu’ils venaient d’un com- [page 218] patriote bien jeune. Je n’avais, en effet, que dix-huit ans, et je regrettai sincèrement de lui avoir causé de la peine.

Cabet et ses disciples, que l’on désignait sous le nom d’Icariens, applaudirent nécessairement à la Révolution de février 1848. Ils crurent que les temps étaient venus et que la réalisation de leurs projets allait se faire en France même. Cette illusion ne dura guère. Soit calcul, soit peur, les hommes de la réaction s’acharnèrent contre Cabet et les siens. A chaque manifestation de la rue, à chaque émeute, on entendait pousser les cris de : A bas Cabet !

Le chef des Icariens pensa qu’il n’était pas en sûreté à Paris, qu’on en voulait à sa vie et que si l’occasion s’en présentait, ses ennemis politiques ne lui feraient point de quartier. Son esprit se troubla, le découragement le saisit un moment, mais il n’était pas homme à abandonner sa conception d’Icarie.

Voyant que la politique républicaine, au lieu de souffler dans ses voiles, ne le protégeait même pas contre l’ennemi commun, il prit le parti de s’expatrier et d’aller planter sa tente sous des cieux plus cléments. Il choisit un coin des États-Unis, non loin de Saint-Louis, et aussitôt qu’il fut possible de s’y installer, un premier convoi quitta la France et alla se fixer sur la terre promise. Il y eut un second convoi, un troisième, puis d’autres encore, qui portèrent le nombre des émigrants à plusieurs centaines. Il s’y trouvait surtout des artisans, de bons ouvriers, qui avaient vendu ce qu’ils [page 219] possédaient en France, qui emportaient tout avec eux et allaient verser leur avoir dans la communauté.

D’aucuns avaient aliéné leurs maisons, leurs champs, et réalisé dix, vingt, trente mille francs ; d’autres avaient vendu leur mobilier, afin de couvrir les frais du voyage, et, une fois à destination, ils n’avaient guère que leurs bras et leur bonne volonté à mettre au service d’Icarie. Mais ces derniers constituaient le petit nombre : l’avant-garde comprenait principalement les petits capitalistes, les plus utiles au début de l’entreprise.

Les premiers sacrifices incombaient naturellement à ces privilégiés du bien-être, et ils s’exécutaient de la meilleure grâce, comme cela se pratiquait chez les chrétiens des temps évangéliques. Les poches de chacun se vidaient dans le sac de tout le monde. En Icarie, il n’y avait ni tien ni mien ; les rapports individuels s’étaient mêlés et confondus, comme se mêlent et se confondent les eaux des rivières et des fleuves dans la mer, où le Rhône ne se distingue plus en rien de la Garonne. Les familles qui étaient venues en Icarie les malles pleines ne se distinguaient pas non plus de celles qui étaient venues les malles à peu près vides. Même habitation sous un toit commun, même régime, même éducation, même instruction.

Cabet, qui avait été le fondateur de la communauté, en fut un instant l’idole et se fit appeler le père. Il était difficile que l’idole fût longtemps vénérée ; on trouva bientôt que le père ressemblait trop à un maître, qu’il [page 220] était trop chez lui et que ses fidèles n’étaient pas assez chez eux. L’harmonie de la lune de miel devait se gâter au renouveau et elle se gâta.

J’eus un jour des nouvelles d’Icarie par Raisan, que je rencontrai à Chaillot chez un ami commun.

– « Tu rendrais un bien grand service aux républicains, me dit Raisan, si tu voulais leur raconter dans la Feuille du Village ce qui se passe en Amérique, dans l’établissement de Cabet. J’en arrive, et je te donnerai tous les renseignements nécessaires pour la rédaction des articles. Il me paraît impossible que cette communauté se maintienne dans les conditions que je sais. J’y ai vu des gens inhabiles au travail, qui se dérobent le mieux qu’ils peuvent à la surveillance de leurs camarades, afin de ne rien faire ; j’ai vu des mères s’approprier, pour leurs enfants, des fruits mûrs auxquels il est rigoureusement interdit de toucher.

« Sous ce régime d’existence en commun, poursuivit Raisan, les instincts naturels protestent sans cesse ; c’est à qui enfreindra les rigueurs du règlement, à qui travaillera le moins, à qui se moquera le mieux de l’autorité du père. Cela se saurait durer. Ce qui m’a le plus navré, c’est le champ du repos. Leur cimetière d’Icarie est une désolante friche où rien, absolument rien ne rappelle les morts au souvenir des vivants. Cet oubli est dur, pour les Parisiens surtout, qui ont le culte des morts. C’est donc véritablement un devoir d’apprendre tout cela aux personnes qui journellement mettent des sous de côté pour aller rejoindre Cabet. »

[page 221] Je répondis à Raisan :

– « Je n’ai pas qualité pour parler de ce qui se passe en Icarie, puisque je n’y suis pas allé, et qu’on me reprocherait d’en parler comme un aveugle des couleurs. C’est à toi, témoin oculaire, de fournir les renseignements sous l’autorité de ta signature. Je t’ouvre, à cet effet, les colonnes du journal.

– « Je le voudrais bien, me répondit-il ; malheureusement j’en suis empêché ; je me trouve serré entre deux devoirs, entre celui d’accomplir un acte préventif d’humanité et celui de la reconnaissance envers Cabet. Figure-toi que j’ai eu de la misère à pleine charge, au Texas, et que pour en sortir, il m’a fallu faire le métier d’homme de peine et de domestique. Aussitôt que j’ai eu quelques économies, l’idée m’est venue d’aller voir Cabet. J’ai pu le rejoindre, non sans peine. J’étais exténué de fatigue et malade ; j’ai demandé l’hospitalité à Cabet pour me rétablir, essayer de son régime et voir si je pourrais m’en accommoder. Cabet, qui me connaissait personnellement, m’a bien accueilli.

« J’ai passé trois mois en Icarie, trois moins à refaire un peu ma santé et à ne rendre aucun service à la communauté. Je l’ai quittée avec la conviction que je ne pourrais jamais me soumettre à son règlement, je l’ai quittée en remerciant ses membres des bons soins qu’ils avaient eu pour moi. Si maintenant je critiquais la maison, on m’accuserait de tous côtés d’une noire ingratitude. L’accusation serait méritée sans doute, et pourtant, je sauverais bien des familles qui ont foi en [page 222] Icarie et qui s’apprêtent à y perdre leurs épargnes et leur tranquillité.

« Cabet est certainement un honnête homme ; il croit à la réalisation de son rêve ; il est tenace comme une douzaine de Bretons ; il n’attribue pas les obstacles qu’il rencontre à la défectuosité de son système, il les attribue à l’ignorance ; il est persuadé qu’il en triomphera. Moi, je reste persuadé qu’il n’en triomphera pas. »

La proposition que m’avait faite Raisan fut écartée. Quand on est sollicité par deux devoirs également impérieux, on finit par n’en accomplir aucun.

Après le coup d’État de Bonaparte, Maire-Neveu, mon ancien collègue de la Côte-d’Or, passa quelques temps en Belgique et se rendit de là aux États-Unis, en compagnie de Bruckner, notre ami commun. Maire-Neveu cherchait en Amérique un aliment à son activité commerciale. Il ne le trouva pas et nous revint bientôt le cœur déchiré et accablé de tristesse. C’est alors qu’il me raconta ses diverses excursions aux États-Unis et la curiosité qu’il avait eue de visiter l’établissement de Cabet.

Celui-ci l’avait parfaitement reçu.

– Je ne dois pas vous laisser ignorer, lui dit Maire, que c’est uniquement à titre de compatriote proscrit et de curieux que je me présente chez vous. Nous sommes de la Côte-d’Or l’un et l’autre, vous de Dijon, Monsieur, moi de Montbard.

Cabet s’empressa de lui montrer son Icarie et de lui fournir toutes les explications qu’il pouvait désirer.

[page 223] – Je ne partage pas, me disait Maire, les illusions de Cabet, mais je vous avoue que quelque chose m’a frappé et émerveillé dans son Icarie : c’est la maison d’école. Elle est magnifique et aménagée de la façon la plus heureuse. Nous n’avons rien chez nous qui lui soit comparable. On voit que les Icariens attachent une importance capitale à l’instruction ; c’est le meilleur souvenir que je rapporte de l’Illinois, je dirais, volontiers, le meilleur souvenir que je rapporte des États-Unis.

Avons-nous besoin de rappeler que la désunion la plus violente se produisit chez les collectivistes d’Icarie ; qu’il se forma deux partis, l’un fidèle à Cabet, l’autre acharné contre lui ; que la communauté eut son coup d’État et que Cabet, vaincu par le nombre, dut quitter précipitamment l’établissement qu’il avait créé et qu’il mourut de chagrin en partant, non loin de là, à Saint-Louis ?

Cabet avait un fils qui est mort à Argenteuil en 1890, dans une grande situation de fortune et directeur de la Compagnie des vidanges de la rue Richer. Il s’appelait Lesage, nom de Mme Cabet sa mère.