Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux
Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage. SOUVENIRS HISTORIQUES de PIERRE JOIGNEAUX Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or
TOME PREMIER
[page 201] Pierre-Joseph Proudhon Les biographes font naître Proudhon à Besançon, mais ils commettent une erreur ; il naquit en 1809 dans un village rapproché de cette ville ; il en est aussi que le font mourir à Besançon, tandis que je me souviens de lui avoir rendu les derniers devoirs au cimetière de Passy. On rapporte encore qu’il était le neveu du grand jurisconsulte qui fut doyen de l’École de droit de Dijon ; je n’en sais rien ; ce qu’en retour je sais bien, c’est que Pierre-Joseph peut aisément se passer de parents célèbres. Lui tout seul, c’est assez. George Sand a dit de Proudhon qu’il n’avait pas de convictions en politique ; c’est aussi l’avis de beaucoup d’autres qui, en l’exprimant, n’entendent pas offenser sa mémoire. Ce qui intéressait dans Proudhon, c’était [page 202] l’écrivain audacieux un peu frotté de mysticisme, l’homme aux hardiesses étourdissantes, le travailleur infatigable, le penseur aux mœurs incultes et simples, le démolisseur de légendes, frappant de sa cognée la vieille société comme un bûcheron les vieux arbres, sans se préoccuper de la manière dont on regarnirait les éclaircies ; c’était le souleveur de tempêtes, affectant le calme de l’esprit devant le bruit qu’il faisait. Je le vois encore, ce paysan dégrossi, non point avec une blouse, comme Courbet l’a peint, mais en longue redingote brune, les mains dans les poches de côté ; je le vois avec son gilet à revers rabattus l’un sur l’autre jusqu’à la cravate, avec ses souliers lacés, son chapeau haut de forme et ses lunettes sur le nez. Il était de souche plébéienne, fils de tonnelier, comme Millière, et mieux disposé en faveur des petits qu’en faveur des grands. Il était Franc-Comtois, c’est-à-dire original, avocat de naissance, toujours sérieux, rarement de l’opinion des autres, entêté comme une douzaine de mules, querelleur sans méchanceté et ne s’accommodant ni du persiflage ni de la plaisanterie. Proudhon était la contradiction faite homme, et je crois que ceux qui prétendent l’avoir bien connu peuvent se tromper ; il ne devait pas se connaître lui-même ; il n’appartenait à aucun parti, à aucune école, à aucune catégorie d’économistes, à aucune religion. Il se moquait des saints-simoniens, des communistes, des phalanstériens, des protestants comme des catholiques ; il se disait anarchiste, et, au fond, il ne l’était pas. [page 203] Proudhon ne tenait pas à se faire voir, mais il tenait beaucoup à ce qu’on s’occupât sans cesse de lui. Il n’était pas orateur, il ne causait même pas agréablement. En 1846, il dirigeait depuis trois ans, à Lyon, une entreprise de transports par eau sur la Saône et le Rhône ; il s’y occupait du contentieux, matière à chicanes qui lui plaisait assez. Cette année-là, il vint à Dijon et me fit une visite dans les bureaux du journal que je rédigeais alors, et dans lequel j’avais fait un compte-rendu d’un de ses livres. Il me demanda de disposer d’une après-midi pour causer avec lui de choses et d’autres en attendant son départ pour Paris. Il n’aimait point la foule ; nous allâmes donc au Parc, et chemin faisant, il me questionna sur ses ouvrages et sur ce que j’en pensais. Je lui répondis qu’à mes yeux il était un habile démolisseur, mais qu’il avait tort de ne rien mettre à la place de ce qu’il démolissait. Prenez patience, répliqua-t-il, vous trouverez ce que vous cherchez dans un livre qui paraîtra prochainement. La connaissance de Proudhon était faite. Je la renouvelai en 1848 à la Constituante, où les électeurs de Paris l’avaient envoyé le 4 juin. On se souvient de la fameuse proposition qu’il lut à la tribune le 31 juillet. Elle était relative à l’impôt sur le revenu. Il y demandait que l’État s’emparât du tiers des fermages, des loyers et des intérêts du capital, afin d’arriver à la gratuité du crédit et à la fondation [page 204] sérieuse de la République. Il n’eut qu’un adhérent, Greppo, et encore ne l’était-il que sous bénéfice d’inventaire. Greppo se leva en faveur de la proposition à cause des critiques fondées qui s’y trouvaient, mais il n’en acceptait point la conclusion. J’ai toujours pensé que le vote de Greppo avait contrarié Proudhon. Celui-ci s’attendait à être seul de son sentiment ; il eut un compagnon, ce qui rendit son échec au moins incomplet en apparence ; le but était manqué. Le lendemain de cette séance mémorable, je vis Proudhon s’acheminer vers le Palais-Bourbon ; ses collègues faisaient le vide autour de lui. Bien que j’eusse voté contre la proposition, je ne m’associais pas à l’excommunication du lépreux. J’allai lui donner la main ; il en fut content et m’invita à prendre un verre de bière à la cantine de la Redoute élevée près de la grille, sur le quai d’Orsay. Cela n’était point dans les habitudes de Proudhon ; le solitaire ne fréquentait ni les cantines ni les cafés ; c’était uniquement pour se renseigner qu’il m’offrait la bière. – Eh bien ! me demanda-t-il, que dit-on de ma déclaration ? – Ceux qui ne vous veulent pas de mal disent que vous avez eu tort de la faire ; ceux qui ne vous veulent pas de bien sont furieux contre vous. – Ah ! ils font les méchants, ces messieurs ; s’ils croient me tenir en quarantaine, ils se trompent. Je vais [page 205] demander aux propriétaires la remise aux petits locataires du terme échu, et, ma foi, rira bien qui rira le dernier. C’est ce qu’on appelle en Franche-Comté et en Bourgogne rendre le panier par l’anse. Proudhon, qui ne faisait pourtant que de la prose, devenait pour le moins aussi irritable qu’un poète. Ce qui lui était désagréable par-dessus tout, c’était le persiflage et la charge. Les journaux à caricatures faisaient son continuel chagrin. Pierre Leroux en riait, Proudhon s’en fâchait et ne cachait à personne sa contrariété. Un jour, Toussaint Bravard, représentant de l’Auvergne, un excellent cœur qu’on ne trouvait jamais du côté des forts, apprend que le Charivari faisait de la peine à Proudhon. Tout aussitôt, il va trouver Altaroche, à son banc, en pleine séance de l’Assemblée. Il rappelle à celui-ci certains embarras dont il l’avait tiré, et le somme, sous peine de correction brutale, de ne plus caricaturer son collègue dans son journal. Le Charivari cessa de ridiculiser Proudhon. Autre petit côté de notre Franc-Comtois : il était patriote de clocher comme pas un. Ainsi, entre autres raisons, s’il vivait en bonne intelligence avec moi, c’était un peu parce que je n’étais pas de son avis, mais c’était surtout parce que j’étais son voisin de province. – Je suis, disait-il, de la comté de Bourgogne, et vous êtes de la duché. On mange du fromage fort, chez vous, n’est-ce pas ? – Certainement. [page 206] – Et aussi, je le pense bien, des haricots rouges au vin avec du lard ? – Parfaitement. – Autrefois, j’en faisais mon grand régal à la campagne ; mais à présent, il n’y faut plus songer ; les gens de Paris ne savent pas apprêter cela. – C’est possible, mais à Passy nous savons les apprêter. Voulez-vous accepter à déjeuner ? – Avec plaisir, mais à la condition expresse qu’il n’y aura que des haricots rouges au vin. – Soit, mais à cette autre condition que j’inviterai Pierre Leroux, qui est dans mon voisinage. Vous êtes en querelle avec lui ; ce sera une occasion de faire la paix, que beaucoup de personnes désirent. – C’est une affaire entendue. Quelques jours plus tard, nous déjeunions à Passy avec un plat de haricots rouges, devant lequel une demi-douzaine de terrassiers en appétit n’eussent point fait mauvaise figure. Proudhon, à ma grande joie, se montra plein de déférence, presque d’aménité, pour Pierre Leroux ; mais ce ne fut qu’un armistice de courte durée, la guerre recommença le lendemain. Le 31 janvier 1849, Proudhon fonda sous le titre de Banque du Peuple une société de commerce au capital de cinq millions de francs, destinée à organiser l’abolition de l’intérêt, la circulation gratuite des valeurs, et, par suite, la suppression du capital. Je ne comprenais rien à cette banque d’échange, mais je fis comme si [page 207] j’eusse compris quelque chose et j’acceptai de la main de Proudhon un bout de papier rouge que je payai vingt-cinq francs. Avec de la confiance, la Banque d’échange aurait probablement réussi, mais faute de confiance, elle sombra. Je n’eus pas plus tôt le bon de vingt-cinq francs dans ma poche que j’allai l’échanger dans une maison de commerce adhérente à la cour Batave, où le chapelier Jean me remit, contre le bout de papier rouge, un chapeau dont j’aurais pu me passer. Je parierais bien qu’il ne garda pas longtemps le papier en portefeuille et qu’il le présenta bien vite à la caisse d’où il sortait. La foi manquait chez l’acheteur, chez le vendeur, et peut-être n’était-elle pas robuste chez Proudhon. Une condamnation pour délit de presse le tira d’embarras en démolissant son œuvre. Le 28 mars, il prit la fuite pour échapper à la prison et alla à Genève, qui était le pays de plus voisin de la Franche-Comté. Il n’y resta guère ; la nostalgie l’empoigna et il revint se mettre entre les mains de la police, qui le logea à la Conciergerie. La renommée de Proudhon allait toujours grandissant, surtout chez ceux qui ne le comprenaient pas. Il faisait des enthousiastes, on voulait quelque chose de lui. Il m’arriva d’envoyer un de ses bulletins de vote à Mme Jourdheuil, de Châtillon-sur-Seine, qui me pressa vivement d’obtenir un autographe à son nom et à son adresse. Ce n’était pas par affection pour l’homme, car Proudhon n’avait pas été tendre pour [page 208] les femmes qui se mêlaient de politique ; c’était pure curiosité. La chose m’embarrassa sérieusement. Je me souvenais d’avoir lu quelques lignes où Proudhon s’exprimait vertement contre l’idolâtrie des chercheurs d’autographes, et je ne savais comment m’y prendre pour triompher de sa résistance et de ses scrupules. D’un autre côté, je me rappelais aussi qu’un jour, chez Ledouble, où, par extraordinaire, nous n’étions que nous deux à déjeuner (1 fr. 50 par tête), Proud’hon me demanda de le questionner par écrit relativement à l’influence du vin sur les populations. « Songez-y, ajouta-t-il, et vous recevrez une longue réponse. » Cette proposition, en en conviendra, ressemblait beaucoup à une offre d’autographe dont je ne profitai pas, et je le regrette un peu. Ce souvenir m’enhardit pour en demander un qu’il ne m’offrait pas. J’attendis le plus possible, mais à la fin, je dus m’exécuter. Je saisis donc le moment où Proudhon était à la Conciergerie. Je connaissais la maison de vieille date ; un surveillant ouvrit la grille et m’envoya par la salle des gardes au corridor Saint-Jean, qui était le quartier des hommes à la pistole. Un second surveillant m’indiqua le numéro du cabanon occupé par Proudhon. Je m’y rendis étourdiment et me trompai de porte. – Pan, pan. – Entrez ! me répondit-on. J’entrai, et me trouvai, à ma grande confusion, nez à nez avec le fameux Hubert, soupçonné de longue date [page 209] d’appartenir à la police et qui devint plus tard le chef de la police criminelle de Napoléon III, avec de beaux appointements et une maison de campagne à Asnières. C’est cet Hubert qui avait prononcé la dissolution de l’Assemblée nationale au 15 mai 1848, qui avait été condamné pour la forme et qui était un prisonnier pour rire. Je me dégageai du guêpier comme je pus, et deux portes plus loin, j’entrai dans la cellule de Proudhon à qui je racontai ma mésaventure. Celui-ci avait des doutes sur le métier d’Hubert et craignait qu’il fût calomnié. A cette occasion, il me parla de Carlier, le maître policier de l’époque, qui le visitait de temps en temps à la Conciergerie et faisait d’assez longues conversations avec lui. J’en témoignai de la surprise à Proudhon, qui me répondit que Carlier l’amusait beaucoup avec ses histoires, qu’il avait l’air d’un bon gros fermier, qu’il faisait de la police par vocation et qu’il prenait plaisir à l’étudier et à le faire causer. Je répondis à Proudhon qu’il me paraissait bien naïf et n’arriverait jamais à prendre une puce sur le nez de Carlier, tandis que celui-ci les prendrait par douzaine, une à une, sur le sien. – Parlons d’autre chose, reprit Proudhon ; laissez-moi vous offrir un petit verre de rhum. – Depuis quand buvez-vous de cela ? – Je n’en bois jamais. – Je n’en bois pas davantage. J’ai autre chose à vous demander, puisque vous mettez tant de bonne [page 210] grâce à être agréable à vos visiteurs ; mais promettez-moi, d’abord, de ne pas m’envoyer à tous les diables. – Soyez tranquille. – Vous avez en province des amis inconnus et aussi des amies dévouées. Pour ma part, j’en connais une, intelligente et parfaitement honorable, qui m’a fait promettre de solliciter un autographe de votre main. Je le lui ai promis ; ne laissez pas protester ma promesse. Je fixai Proudhon ; je m’attendais à un coup de boutoir. Pas du tout, il me favorisa d’un sourire et parut content. Il était, en effet, l’homme des contradictions, et plus je dépensais d’efforts pour plaider les circonstances atténuantes en faveur de Mme Jourdheuil, plus il me disait que c’était inutile, qu’il était très flatté du désir qu’elle m’avait exprimé qu’il y répondrait promptement et dans les meilleurs termes. J’en écrivis à Mme Jourdheuil, qui me remercia avec effusion. Une quinzaine de jours après, elle m’accusait réception de l’autographe et me disait qu’il avait son prix, mais qu’elle n’oserait le montrer à personne. Je ne sais quelle mouche avait piqué mon homme. Figurez-vous qu’il faisait une verte leçon à Mme Jourdheuil sur l’idolâtrie en matière d’autographes, et qu’il qualifiait en quelque sorte de bêtes ou d’imbéciles les personnes qui sont affligées de cette faiblesse. Je ne me souviens pas des termes textuels, mais ce que je viens de vous dire en est la substance. Vous pensez bien que j’en ressentis de la contrariété, mais je gardai tout cela pour moi. [page 211] Le coup d’Etat n’atteignit pas Proudhon ; néanmoins, il se sentit fort gêné dans ses allures et n’hésita point à risquer dans un livre un délit de presse qui lui valut une condamnation de trois ans de prison. Il en profita pour passer en Belgique, où il vécut en famille et ne fréquenta pas les proscrits français de Bruxelles. De là, il observait la marche des affaires en France, et ne se gênait point pour écrire ce qu’il pensait à son compatriote P…, qui avait été, je crois, professeur au collège de Besançon, homme très lettré et d’esprit rabelaisien, qui occupait une situation en vue dans le monde impérialiste. M. P… racontait que Proudhon l’embarrassa de nouveau avec son libre parler, attendu qu’on ouvrait à la poste les lettres venant de Bruxelles et que dans l’une d’elles on aurait pu trouver une critique de Proudhon se terminant par ces mots : « Votre empereur est un imbécile. » Un jour, mon éditeur et ami, Émile Tarlier, rencontrant Proudhon dans une rue de Bruxelles, lui annonça mon arrivée de Saint-Hubert et l’invita à dîner chez lui, où il me rencontrerait. Il accepta en disant qu’il aurait du plaisir à me revoir. Nous l’attendîmes vainement ; il ne vint pas et envoya une lettre d’excuse motivée sur l’état de sa santé. Bien longtemps après, je revenais de Beaune à Paris avec une de mes filles et me promenais sur le quai de la gare de Dijon en attendant le départ de l’express. Proudhon, qui, de son côté, revenait d’un village du département du Doubs, me reconnut, me frappa sur l’épaule et me raconta [page 212] qu’il avait été très malade, qu’il était allé prendre l’air du pays natal et qu’il était fort aise d’en rapporter un pot de fromage fort. Il insista pour que nous fissions route ensemble dans un même compartiment. Ce fut impossible, il n’y avait qu’une place dans le sien et il m’en eût fallu deux ; le mien était complet. Nous dûmes donc voyager séparément et nous contenter d’échanger quelques mots de loin en loin pendant les arrêts. Proudhon me parut bien malade, mais je lui cachai mon impression. – Vous voilà rétabli, lui dis-je. – Non, non, répondit-il, j’ai une maladie dont je ne me relèverai pas. – Quelle maladie ? – Une maladie de consomption que j’ai attrapée dans ce pot de chambre qu’on appelle Bruxelles. L’expression n’était pas parlementaire, mais je m’en expliquai la violence en me rappelant une émeute dont il avait été l’objet au faubourg d’Ixelles. On avait fait croire à la foule que Proudhon était un agent de l’empire travaillant à l’annexion de la Belgique à la France. Là-dessus des rassemblements avaient eu lieu, on avait assiégé la maison occupée par Proudhon, cassé ses vitres, hurlé des menaces, et la police avait dû intervenir pour le protéger. Et de là la colère bleue de Proudhon, quand le souvenir de Bruxelles et de son faubourg lui revenait. Nous nous quittâmes à Paris, et il me chargea de la rappeler au souvenir des miens. [page 213] Peu de temps avant sa mort, quand le malade, par ordre du médecin, ne recevait déjà plus de visiteurs, j’allai de Bois-de-Colombe le voir à Passy. En entendant prononcer mon nom, il fit signe d’ouvrir la porte. Il était debout devant une sorte de grand pupitre, coiffé du classique bonnet de coton de nos aïeux ; il ne pouvait plus se tenir couché ; il était défait. Je lui tendis la main, qu’il prit en me montrant de la satisfaction. Deux ou trois jours après, Mme J… alla prendre aussi de ses nouvelles ; il ne parlait plus. Proudhon rendit le dernier soupir le 20 janvier 1865. Ce fut naturellement un événement. La population de Passy ne vit pas sans regret disparaître cette célébrité ; la nouvelle de sa mort fut accueillie avec un silence morne et respectueux ; un cortège assez important l’accompagna au cimetière, où il fut enterré civilement après le discours d’adieu que prononça Massol, et chacun en s’éloignant s’entretint des qualités du défunt plutôt que de ses défauts. Les gens de Passy étaient devenus presque sympathiques à Proudhon. Pourquoi ? Je vais vous le dire. S’il faut de la vertu pour pratiquer le jeu de boules à la manière des rentiers de la banlieue de Paris, qui font courir les boules les unes après les autres, il en faut bien davantage pour prendre plaisir à ce jeu enfantin. Eh bien ! les bonshommes de l’endroit, qui dans un temps avaient eu peur de Proudhon, lui savaient un gré infini d’être devenu le spectateur journalier et inoffensif de leur récréation favorite. Quand on se [page 214] moquait des joueurs, tous se redressaient fièrement et répondaient : – M. Proudhon, qui n’est pas un imbécile, ne rit pas de notre amusement ; il en prend sa part des yeux, il ne nous quitte point que ce ne soit fini, il en perdrait le boire et le manger. L’on se figure avoir tout dit quand on a parlé de Proudhon, bon père de famille, modèle de sobriété, payant son loyer au jour et à l’heure, dédaigneux de la fortune. Tout cela est vrai. Mais il manque au tableau le détail caractéristique, le plus saisissant, la douce émotion que lui causaient les joueurs de boules. On n’attendait pas cela d’un homme qui était allé au faubourg Saint-Antoine pendant les journées de Juin 1848, afin d’admirer d’après nature les sublimes horreurs de la bataille des rues, et de toutes les contradictions qui signalèrent son existence, celle-ci, on en conviendra, ne fut pas la moins éclatante.
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