Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME PREMIER

 

[page 157]

 Destitution du sous-préfet et installation des sous-commissaires

 Le lendemain, dans la matinée, nous procédâmes nous-mêmes à notre installation. Nous nous rendîmes à l’hôtel de la sous-préfecture et demandâmes un moment d’entretien de M. Méliot ; il s’attendait à notre visite.

Gédéon Flasselière tira de sa poche la lettre de destitution du sous-préfet et la pancarte qui nous conférait à nous deux des pouvoirs extraordinaires, bien que sous-commissaires d’arrondissement.

M. Méliot parcourt rapidement la lettre à son adresse, la laissa tomber ensuite avec tristesse et nous dit :

– Messieurs, je m’attendais à une destitution ; je suis même étonné de ne l’avoir pas reçue plus tôt, mais je vous avoue que je suis péniblement affecté de la sé- [page 158] cheresse, de la dureté de forme dont se sert M. le Commissaire du département pour me la signifier. Vous n’êtes point, Messieurs, responsables de ce procédé, auquel nous ne sommes pas habitués dans l’administration ; je m’empresse de reconnaître vos pouvoirs et de mettre l’hôtel de la sous-préfecture à votre disposition. Je vous demanderai seulement trois ou quatre jours de répit, le temps nécessaire pour trouver un logement et enlever mes meubles.

– Monsieur, répondis-je, prenez huit jours, quinze jours et plus, si cela vous plaît ; disposez de vos appartements comme avant votre destitution. Le cabinet de travail nous suffit pour les réceptions. Nous ne serons ni indiscrets ni importuns ; nous ne voulons ni froisser un homme tombé du pouvoir ni causer du chagrin à Mme Méliot.

M. Méliot me sut gré de ces paroles et m’en remercia avec effusion. Un jour, il me prit à part, me confessa ses sentiments républicains, me parla de ses vieilles relations avec Auguste Luchet, des situations difficiles qui poussent quelquefois les hommes à remplir des fonctions publiques sous un gouvernement dont ils n’approuvent pas la marche, puis, les larmes aux yeux, il ouvrit devant moi une petite cassette qui renfermait une paire de pistolets de combat et quelques lettres.

– Ce sont, me dit-il, les pistolets de Marceau et des lettres écrites de sa main. Ce sont mes reliques de famille ; ma femme est une des parentes du général républicain.

[page 159] Ces paroles prononcées avec attendrissement me firent une impression profonde. L’ancien sous-préfet s’en aperçut et me dit en me serrant la main :

– Je n’ai eu, Monsieur, qu’à me louer de la délicatesse de vos procédés à mon égard ; je vous en serai toujours reconnaissant. Soyez sûr que loin de chercher à entraver la marche de votre administration dans ce pays, je ferai tous mes efforts pour vous conquérir l’estime de ceux de mes anciens amis qui me restent fidèles dans le malheur.

M. Méliot a tenu parole ; je me fais un devoir de le reconnaître. Non seulement il m’a défendu contre les attaques des royalistes de Châtillon ; il est allé plus loin, il m’a donné son vote aux élections de la Constituante.

Ceci n’empêcha point la calomnie de répandre le bruit que je m’étais conduit avec grossièreté sans exemple envers l’ancien sous-préfet et que j’avais eu l’infamie de brutaliser Mme Méliot, qui se trouvait alors dans un état qui commande le respect, même aux êtres qui ne respectent rien. Ces bruits me causèrent de la contrariété ; je les repoussai et les fis combattre partout où ils se produisirent. J’estime qu’en temps de révolution surtout, il est urgent d’arrêter le mensonge à sa source et de démasquer les lâchetés avant qu’elles aient eu le temps de s’étendre. En sauvegardant ainsi sa personne, on sauvegarde du même coup la cause que l’on sert.

Le début de notre administration ne fut pas rude ; [page 160] cependant, il me laissa des impressions pénibles qui n’ont pas encore pu s’effacer. Je ne connaissais point alors le spectacle des capitulations de conscience, et c’est pourquoi je ne pouvais m’habituer aux visites des magistrats, des membres du tribunal de commerce, des fonctionnaires de toutes sortes, des prêtres, qui venaient s’incliner devant nous et faire acte d’adhésion au nouvel ordre de choses, après avoir passé une partie de leur vie à maudire et à traquer les républicains. Je cherchais vainement chez eux une étincelle d’orgueil, un peu de dignité, une conviction de révolte, une protestation contre le mouvement de février, je ne trouvais que de la peur, de l’abattement, de l’hypocrisie, de la bassesse. Il n’y en eut pas plus de deux ou trois dont l’attitude resta digne et pour lesquels je conservai de l’estime.

Il avait été convenu entre Flasselière et moi que je resterais spectateur muet de ces visites officielles, que lui seul se chargerait des banalités de rigueur. Il s’en acquitta fort bien, ne fut point complimenteur et se montra presque toujours sévère sans être inconvenant.

– Messieurs ! commençaient les magistrats…

– Citoyens, interrompait Flasselière avec un sourire railleur…

Et ces Messieurs d’adopter la formule républicaine avec beaucoup d’empressement et de nous assurer de leur concours loyal et énergique.

– Nous vus remercions, citoyens magistrats, de l’engagement que vous prenez ici en présence des [page 161] sous-commissaires du gouvernement provisoire. Nous comptons sur votre zèle et votre dévoûment. Cependant, citoyens, nous ne sommes pas autorisés à vous déclarer que vous serez maintenus sur vos sièges. La magistrature s’est trop compromise sous l’ex-roi pour être facilement absoute par les républicains.

Cette déclaration, à laquelle ces Messieurs ne s’attendaient guère, parut les surprendre désagréablement, puis ils affectèrent une sorte de résignation et se retirèrent l’oreille basse.

Une fois sortis de la cour de la sous-préfecture, vous pensez bien qu’ils redressaient la tête et se vengeaient à beaux coups de langue. Nous, de notre côté, n’étions pas à court de commentaires sur leur compte.

Tandis que Flasselière se chargeait de ce que nous appelions dérisoirement les réceptions des gens comme il faut, je me chargeais, moi, de recevoir les gens des campagnes, les ouvriers, et de répondre à leurs réclamations pressantes. Tous les ressentiments, comprimés sous le règne de Louis-Philippe, se faisaient jour alors, toutes les colères débordaient, toutes les jalousies se produisaient. On me dénonçait les maires, les adjoints, les gardes-champêtres, les gardes-forestiers, les Auvergnats qui travaillaient sur le territoire au détriment des gens du pays. Il fallait une réponse à toutes les plaintes, une promesse à toutes les exigences, des raisons à opposer, des espérances à semer à droite et à gauche.

[page 162] Nous n’étions encore qu’au début des difficultés que rencontrent les fonctionnaires en temps de révolution. L’arrondissement, oublié pendant trois semaines, n’avait pas encore été touché par les républicains ; il était donc urgent de préparer le terrain pour les élections de la Constituante, fixées au 23 avril. Il fallait ouvrir des clubs, pousser aux plantations d’arbres de liberté, destituer les maires réfractaires à nos idées, organiser la propagande, faire circuler les écrits et déjouer habilement les manœuvres des royalistes, qui, n’ayant plus peur, devenaient de jour en jour plus remuants et plus dangereux.

Un club républicain, composé surtout d’ouvriers, fut ouvert dans une des salles de l’hôtel de ville de Châtillon. Nos ennemis songèrent naturellement à y jeter le trouble le jour même de l’ouverture, par un envoi de chenapans ivres. Une députation vint à l’hôtel du Commerce nous prévenir de ce projet et nous engager à intervenir. Selon moi, ceci regardait le commissaire de police et la gendarmerie. En cas d’insuccès, notre intervention pouvait compromettre notre caractère et détruire le peu d’influence que nous avions. Flasselière ne fut point de cet avis ; nous allâmes donc au club.

Mon collègue, qui maniait la parole avec une certaine facilité, prononça une allocution courte, mais énergique, qui prévint toute agitation. Le succès lui donna raison, mais l’insuccès lui eût donné tort, et ensuite nous devenions impossibles comme fonctionnaires. En [page 163] bonne politique, nous ne devions au club populaire que des conseils et un appui moral.

Nos adversaires comprirent bien vite l’importance d’une pareille réunion ; ils en furent effrayés. Les républicains ne formaient alors qu’un faible noyau d’une trentaine d’adhérents, mais il était évident que ce noyau allait grossir, malgré les menaces faites aux ouvriers par les maîtres. Que firent ceux-ci ? Ils s’empressèrent d’élever autel contre autel. Un club fut ouvert à Sainte-Colombe par les soins de M. Landel, maître de forges, et de ses employés, qui comptaient s’emparer ainsi de l’esprit de leurs nombreux ouvriers ; un autre club fut de même ouvert à Châtillon par les bourgeois, qui ne rougirent point de l’appeler club des Francs Républicains. Ses fondateurs étaient royalistes sans exception, non pas royalistes à la manière des vieux Vendéens, mais à la manière des Vatout, des Nisard et de tous les corrompus du règne de Louis-Philippe. Rien qu’à l’enseigne du club, on peut juger de la sincérité des hommes qui s’y réunissaient. C’est M. Louis-Basile, ancien député libéral sous la Restauration, ancien orléaniste sous la branche cadette et bonapartiste à la Législative de 1849, qui fut l’inventeur et le parrain des francs républicains de Châtillon.

En dissimulant leur opinion sous un titre menteur, nos réactionnaires espéraient recruter des dupes parmi les ouvriers de la ville.

Deux ou trois citoyens seulement s’y laissèrent prendre, mais ils ne tardèrent pas à être désabusés. [page 164] Cependant, les premières séances du club des francs républicains furent suivies avec plus d’intérêt que celles du club populaire par la raison toute simple que les beaux parleurs étaient du côté des bourgeois et que le peuple est un grand enfant qui raffole des discours.

L’engouement ne dura pas ; les avocats laissèrent passer le bout de l’oreille ; les auditeurs, dont la bonne foi avait été surprise, se récrièrent ; on déserta le club bourgeois pour fréquenter celui de l’Hôtel de Ville et bientôt le chiffre des adhérents à ce dernier fut de plusieurs centaines. L’élément populaire avait décidément le dessus dans Châtillon.

Le club de Sainte-Colombe, aux portes de la ville, nous donnait une inquiétude sérieuse. Nous savions que les employés principaux des forges manœuvraient sans relâche pour égarer l’esprit d’une masse de travailleurs. Donc, il était urgent d’agir de ce côté. Malheureusement, les moyens d’action nous manquaient. Personne parmi les membres du club populaire n’avait assez d’influence pour amener à nous les ouvriers de Sainte-Colombe ; un bourgeois n’aurait pas eu de succès durable, des ouvriers seuls pouvaient entraîner les ouvriers.

J’écrivis à Beaune, j’exposai la situation et demandai deux hommes de bonne volonté pour accomplir l’apostolat. Un compositeur d’imprimerie, le citoyen Jullien, et un tanneur, le citoyen Édouard, arrivèrent précipitamment à Châtillon. Il faisait nuit déjà ; le temps était affreux ; ils étaient rompus de fatigue. [page 165] N’importe, ils ne perdirent pas une demi-heure ; ils se rendirent le soir même au club de Sainte-Colombe. Jullien, qui était un homme d’initiative et d’intelligence, prit la parole et fit comprendre aux ouvriers que la République seule pouvait les affranchir. A partir de ce moment, la majorité nous fut acquise.

La question des élections était alors à l’ordre du jour sur tous les points de la France. Les ambitions étaient en mouvement ; la lutte devenait vive ; on s’apprêtait à nommer des délégués de cantons qui seraient chargés d’arrêter la liste des candidats au chef-lieu de département. Mon collègue Flasselière tenant à savoir comment se passaient les choses à Dijon, partit pour quelques jours seulement, disait-il, et me laissa le gros de la besogne sur les bras.

Et, en effet, le moment était arrivé de toucher aux municipalités, de destituer les maires opposés à nos principes et de les remplacer le mieux possible. C’était fort délicat, et je pressentais les conséquences de la mesure.

Un jour, me promenant sur la place, deux ou trois personnes m’abordèrent et me dirent avec un air d’intérêt :

– L’administration de notre pays vous donne une bien rude besogne.

– Je n’en suis encore qu’aux roses du métier, répondis-je ; la semaine prochaine, j’aurai les mains dans les épines. Je vais commencer une Saint-Barthélemy de maires et d’adjoints qui me causera de rudes contrariétés.

[page 166] Mes interlocuteurs ne laissèrent pas tomber le mot de Saint-Barthélemy qui, dans la circonstance pourtant, n’avait pas une signification bien terrible, puisqu’il s’agissait tout bonnement de destitutions. Une lettre fut adressée à ce sujet au Journal de la Côte-d’Or, à Dijon. On y donnait à entendre que je méditais quelque mauvais coup, que j’en voulais certainement à la vie des maires et des adjoints. La calomnie était bête ; je ne pus m’empêcher d’en rire ; on s’en moqua dans le département, même parmi mes adversaires. La Presse de M. Émile de Girardin, qui, dans ce moment, était à l’affût de tout ce qui, de près ou de loin, pouvait entraver la marche des affaires, reproduisit la nouvelle et ajouta en parlant de moi :

– Voilà les hommes auxquels le gouvernement accorde des pouvoirs extraordinaires !

Il n’était pas possible, on en conviendra, de pousser plus loin la mauvaise foi.

Un soir, je réunis à l’hôtel du Commerce une douzaine de démocrates châtilonnais, les plus intelligents et les plus considérés à ma connaissance. Je leur dis que, ne connaissant pas le personnel de l’arrondissement, j’avais besoin de leur concours pour m’éclairer sur les opinions et la moralité des maires et adjoints. J’insistai surtout sur la moralité, ajoutant que je préférerais au besoin des hommes neutres, mais estimés, à de prétendus républicains sans considération.

Chacun des membres du conciliabule s’exprima librement, donna ses raisons, donna son avis, sans [page 167] arrière-pensée, sans méchanceté aucune. On sacrifiait même ses amis personnels et ses parents, parce que celui-ci avait de mauvais antécédents politiques, parce que celui-là n’avait pas une conduite assez correcte, parce que cet autre était orgueilleux et prenait des airs de pacha dans sa commune.

Sur les indications fournies de la sorte par une douzaine de citoyens, je dressai une liste de destitutions et de nominations.

Elle était loin d’être complète, cette liste ; un grand nombre de communes n’y figuraient point, faute de renseignements précis. Il n’était guère possible à mon avis de procéder avec plus de sagesse, de circonspection et avec moins de précipitation. Je n’allais agir que d’après les renseignements désintéressés.

J’ai su plus tard que ces renseignements n’étaient pas tous exacts. On ne s’était guère trompé sur l’honorabilité des hommes indiqués, mais on avait été moins heureux quant aux opinions. Il en résulta que je destituai deux ou trois citoyens bien disposés en faveur de notre cause et que je les remplaçai par des neutres. Ce sont là des erreurs regrettables, mais que ne saurait éviter un fonctionnaire étranger à la localité comme je l’étais.