Souvenirs hisoriques de Pierre Joigneaux
Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage. SOUVENIRS HISTORIQUES de PIERRE JOIGNEAUX Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or
TOME PREMIER
[page 147] Aux Quatre-Bornes Je ne pouvais pas, vous le pensez bien, donner tout mon temps à la politique ; le moment de semer les avoines était venu ; j’avais des devoirs à remplir envers M. Bougueret ; j’avais dû quitter mon auberge de Châtillon et m’installer définitivement aux Quatre-Bornes. Là, dans ce désert, les bruits de la révolution n’arrivaient plus et j’y trouvais un repos si agréable que j’espérais bien, malgré la République, m’y cantonner pour le reste de mes jours. Mais, à compter sans son hôte, on s’expose à compter deux fois. Tandis que je m’occupais des détails de la ferme, que je recueillais des observations météorologiques, que j’ouvrais un chemin de desserte conduisant à la ville, que je combinais dans mon esprit des assolements nou- [page 148] veaux, que je taillais ma besogne le soir, et que je surveillais le départ des travailleurs au coup de cloche de l’aube, il était rare qu’il ne m’arrivât point quelques lettres ou quelques visites. La politique conspirait contre moi et me harcelait. J’avais beau me défendre, elle revenait sans cesse à la charge. « Pourquoi n’allez-vous pas à Paris ? », disaient ceux-ci. – « Pourquoi ne demandez-vous pas à James Demontry les fonctions de sous-commissaire à Châtillon, à Beaune, où chacun parle de votre candidature à l’Assemblée nationale ? » disaient d’autres encore. Je répondais, le cœur plein de ressentiments mal éteints : – Je n’ai rien à solliciter à Paris, je ne veux d’aucune candidature. J’ai besoin de la retraite, où je suis pour me soulager et de ne plus voir les misères dont j’ai été tant de fois le témoin. Et puis, j’ai des engagements avec M. Bougueret : ils n’ont été pris, il est vrai, que sur parole, mais j’entends les tenir comme s’ils étaient écrits ; c’est une question d’honneur. J’appuyai beaucoup sur cette dernière considération, dans l’espoir qu’elle me sauverait. Il n’y avait pas de fausses modestie dans cette résistance ; c’était surtout la raison que me le conseillait. Je ne me sentais apte à remplir aucune fonction publique et ne voyais pas en quoi je pourrais être utile dans une Assemblée autrement que par des votes. Au bout de quelques mois, me disais-je, le peuple, qui a la fâcheuse habitude de mesurer les hommes à leurs discours, ne [page 149] manquerait pas de se montrer sévère envers moi, qui n’entends rien aux harangues. J’échouerais dans une seconde élection et ne saurais plus ensuite de quel côté donner de la tête. La République pouvant se passer de moi, je ne me souciais pas d’imiter le chien de la fable et de lâcher ma proie pour l’ombre. Ma position de directeur d’une grande ferme, l’espoir que le gouvernement la convertirait en ferme modèle, la perspective d’un enseignement agricole qui me souriait, le besoin d’observer, d’étudier et d’expérimenter, le désir des découvertes, tout cela me donnait à penser que je rendrais plus de services comme cultivateur que comme homme politique. Ma résolution était bien arrêtée. J’écrivis au rédacteur de la Tribune de Beaune, qui annonçait le bruit de ma candidature aux prochaines élections, que je refusais net cet honneur. D’autre part, je fis verbalement la même déclaration à qui voulut l’entendre. Beaucoup m’en blâmèrent, quelques-uns s’en réjouirent. C’était une place vacante, et je vous assure que les compétiteurs ne manquaient pas. Je n’eus plus à m’occuper que de mon journal hebdomadaire et de mes avoines. De ce côté, des pluies continuelles me créaient des loisirs. Le temps que je ne pouvais donner aux champs, je le donnais à la propagande écrite ; je semais les idées républicaines sur ce sol infesté par la monarchie, et quand j’avais couvert d’affiches le Châtillonnais, j’envahissais la ville de Montbard. Le 10 mars, le maire de la localité m’écrivit une [page 150] lettre où il me disait : « Je viens de recevoir plusieurs exemplaires des affiches qui vont être placardées à Montbard. C’est bien à vous d’avoir repris la plume, pour répandre l’instruction républicaine dans le peuple ; persévérez dans votre tâche ; je suis assuré que vos publications, d’un style net, précis et facile à comprendre par ceux qui étaient privés de tout droit, serviront à faire triompher nos idées, qui, jusqu’à présent, ont été présentées comme subversives de tout gouvernement stable. » A cette date du 10 mars, Châtillon n’avait pas encore de sous-commissaire. L’ancien sous-préfet, M. Méliot, continuait de parapher les expéditions ; le chef-lieu de l’arrondissement le plus réfractaire de la Côte-d’Or était abandonné à lui-même ; personne ne voulait de ce poste ingrat et la réaction profitait de ce manquement aux devoirs démocratiques pour se rallier, s’entendre et miner le terrain. Je n’osais pas écrire à Dijon pour demander un terme à cet état de choses, car j’aurais eu l’air de solliciter une fonction dont je ne voulais point, mais je faisais écrire par l’un ou par l’autre. Aucune réponse n’arrivait. Les lettres ne servant de rien, on fit par deux fois le voyage de Dijon ; des promesses furent données, mais elles ne se réalisaient pas. C’était désespérant. Pour nos amis les Dijonnais, l’arrondissement de Châtillon était alors une Sibérie, une Vendée, un lieu d’exil, un refuge de disgraciés. Et par cela même que [page 151] l’on avait affaire à une friche, c’était à qui n’y mettrait point sa charrue. On préférait la besogne faite ou facile à faire aux fatigues du défrichement. Il y aurait de l’injustice à s’en prendre à James Demontry ; il offrit souvent, on refusait toujours. Il finit cependant par formuler une invitation qui ressemblait à un ordre, et le 14 mars, je reçus aux Quatre-Bornes une lettre par laquelle on m’annonçait pour le lendemain ou le surlendemain la destitution régulière du sous-préfet de Châtillon et l’installation d’un sous-commissaire à sa place. Mon correspondant me renseignait exactement sur la chose, mais il se trompait quant au nom du remplaçant. Cette nouvelle me causa une joie sincère. J’étais las de porter une responsabilité aussi lourde que celle qui m’incombait chaque jour. Obligé, par devoir, de prendre l’initiative en toutes choses, bien que je n’eusse aucun caractère officiel pour me couvrir, je m’exposais à des échecs et à des contrariétés qui eussent été inévitables partout ailleurs qu’à Châtillon. J’allais donc pouvoir prendre quelque repos, me mettre au lit et à la tisane pour me débarrasser de je ne sais quelle fièvre de fatigue dont j’étais tourmenté depuis une huitaine. J’en étais là de ces promesses, que je me faisais à moi-même, lorsque le 17 ou le 18, de grand matin, la ménagère des Quatre-Bornes vint m’annoncer l’arrivée d’un garçon d’hôtel de Châtillon qui demandait à me parler de suite. Je le fis entrer. [page 152] – Monsieur, me dit-il, je viens vous chercher, quelqu’un vous attend à l’Hôtel du Commerce. – Mon ami, je suis mal portant ; il m’est impossible de me lever dans l’état de fièvre où je suis. – C’est égal, Monsieur, on m’a recommandé de ne pas retourner sans vous. Cette ténacité me mit de mauvaise humeur. – – Quel est ce quelqu’un qui me demande ? – Je ne sais pas, c’est un bourgeois bien mis, à grande barbe comme la vôtre. – Est-ce que Mme Noirot, la maîtresse d’hôtel, ne le connaît pas ? – Non, Monsieur. – Mais d’où vient-il ? – Je n’en sais rien ; il est arrivé tout à l’heure par la diligence. – Eh bien ! dites à ce Monsieur qu’à onze heures je serai à son hôtel. – Ce serait trop tard ; je crois qu’il va repartir de suite, aussitôt après vous avoir parlé… C’est pressé, bien sûr, levez-vous ; je m’en vais vous attendre à la cuisine. Il y avait là-dessous quelque chose de mystérieux qui ne me permettait plus d’hésiter. Je me levai donc, mais en maugréant ; la fièvre ne m’avait point quitté de la nuit ; j’étais couvert de sueur. Je me vêtis à la hâte, m’enveloppai d’un burnous, chaussai mes gros souliers ferrés et nous partîmes. « S’il s’agissait, me disais-je en route, d’un sous-com- [page 153] missaire envoyé de Dijon, on ne ferait pas tant de mystère à mon égard et l’on aurait pu fort bien m’attendre quelques heures. Il doit être question d’une communication grave, mais de la part de qui, et à propos de quoi ? Je l’ignore maintenant ; j’aurais beau me creuser la tête en traversant les friches, je n’aboutirais à rien, attendons. » Arrivés à l’Hôtel du Commerce, on m’indiqua la chambre du personnage mystérieux. C’était le citoyen Gédéon Flasselière. – Par quel hasard ici ? – J’ai été désigné par James Demontry pour remplir avec toi les fonctions de sous-commissaire. – Avec moi ? – Certainement. – Grand merci, mon ami, je n’accepte point cet honneur. Je te donnerai très volontiers les indications qui te sont nécessaires dans un arrondissement que tu ne connais pas, je te renseignerai avec plaisir sur les hommes et les choses ; mais rien de plus. Nous déjeunerons ensemble ; je passerai la journée avec toi, je te mettrai en relation avec nos rares amis de la ville, et puis ce soir je retournerai à la ferme. – Il n’y a pas de ferme qui tienne ; tu n’y retourneras plus, je n’ai accepté ma nomination qu’à cause de la tienne. Si tu refuses, je refuse aussi et je vais regagner Dijon aujourd’hui même. C’est par amitié pour James que je suis venu dans ce maudit pays ; c’est parce que je comptais sur ton concours [page 154] que j’ai fait le sacrifice de quitter Dijon… Tiens, je m’ennuies déjà, bon Dieu que c’est triste ! que c’est froid ! quelle atmosphère de réaction ! Ah ! si tu voyais Dijon ! à la bonne heure au moins, on s’y sent vivre, l’enthousiasme réchauffe les plus refroidis, les fêtes s’y succèdent, les clubs font fureur, la révolution court les rues. – Autre pays, autres gens, mon camarade ; nous sommes ici dans la patrie de Marmont et de Désiré Nisard. – C’est égal, nous avons de pleins pouvoirs, et il faut que la République y prenne pied comme ailleurs. – Oui, sans doute, mais pour réussir ici, pour détruire l’influence des maîtres de forges, qui est toute-puissante, il convient de ne point heurter la population. On doit essayer de la conquérir par une propagande intelligente et une administration pleine de bienveillance et d’équité. – Je m’en rapporte à toi ; tu connais le tempérament et le caractère des habitants. – Je te répète que je ne veux pas être sous-commissaire. – Bah !bah !voici ta nomination et tu ne feras pas à James Demontry l’injure d’un refus. – Tu oublies que j’ai des engagements avec M. Bougueret, que je ne puis ni ne dois m’y soustraire. – Et si M. Bougueret te déliait provisoirement de ces engagements ? – Il ne s’y refuserait pas, je le crois, mais au fond [page 155] il éprouverait de la contrariété, et je ne veux ni lui en faire, ni qu’on lui fasse cette demande. – Pourtant, je te donne ma parole d’honneur qu’elle sera faite et pas plus tard que tout à l’heure. La planche de salut disparaissait ; j’étais pris ; je devenais bien malgré moi fonctionnaire public et ne devais plus revoir la ferme des Quatre-Bornes.
|