Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME PREMIER

 

[page 137]

 De Dijon à Beaune et à Châtillon-sur-Seine (1847-1848)

 Dans les derniers mois de 1847, je quittai volontairement la position de rédacteur en chef que j’occupais à Dijon dans le Courrier de la Côte-d’Or. Elle m’était devenue insupportable. Les meneurs du parti démocratique ne me trouvaient pas assez avancé, parce que je faisais peu de cas du bruit des mots et des grosses criailleries ; les actionnaires du journal me trouvaient au contraire trop avancé et me reprochaient de courir au socialisme le plus radical. Les premiers avaient complètement tort, les seconds n’avaient pas tout à fait raison.

Je pensais alors, comme aujourd’hui, que les bonnes [page 138] raisons, dites simplement, sont plus favorables au progrès que le tapage d’une polémique sans idées.

Je ne voyais pas l’utilité d’effrayer ; j’aimais mieux rassurer. Je ne perdais pas mon temps à prêcher les convertis, je prêchais, au contraire, afin de convertir ceux qui ne l’étaient point, et j’y avais assez bien réussi puisqu’en moins de dix-huit mois, le chiffre des abonnés du Courrier s’était élevé de 1,100 à plus de 2,000, chiffre considérable pour ce temps-là.

Les actionnaires, qui, à l’exception de deux ou trois, appartenaient au libéralisme voltairien, ne tardèrent pas à constater que je construisais brin à brin le nid de la République dans leur propre maison et furent effrayés du succès que j’obtenais. Un beau matin donc, et en mon absence, ces Messieurs tinrent conseil et décidèrent sous le manteau de la cheminée qu’un comité de rédaction me serait adjoint, que ce comité me soumettrait ses observations au besoin et qu’il aviserait dans le cas où je jugerais à propos de passer outre.

Je n’étais pas d’humeur à me laisser mettre les menottes par ces gros bourgeois de l’endroit. Ils eurent beau me dire qu’il ne s’agissait dans leur pensée que de me donner un appui moral, afin de me fortifier dans l’isolement où j’étais, je donnai tout aussitôt ma démission de journaliste.

Quelques semaines plus tard, j’entrai en relation avec M. Édouard Bougueret, maître de forges à Châtillon-sur-Seine, et fus chargé par lui de prendre la direction de sa ferme des Quatre-Bornes, à une lieue de la ville. Les [page 139] conditions étaient avantageuses et il me laissait carte blanche. Un millier d’hectares à mettre en culture, un personnel permanent de vingt à vingt-cinq personnes à diriger, des innovations en perspective, un enseignement de chaque jour à donner à mon personnel, quoi de plus séduisant ! le rêve le plus beau de ma vie allait se réaliser. Plus de misères, plus d’inquiétudes mortelles, plus de haines ni de colères à soulever, plus d’actionnaires sur les épaules, plus de candidats en enguirlander pour les rendre propres à je ne sais quelles fonctions ; plus rien de tout cela ! quel bonheur et quelle joie !

Alors, nous étions en plein hiver ; la neige couvrait les champs, la glace miroitait de loin en loin et le vent sifflait sur les montagnes. Il n’y avait par conséquent rien à faire à la ferme.

Je mis à profit le temps qui me séparait de la saison des semailles d’avoine pour prendre mes renseignements, combiner mes projets et m’arranger avec M. Blondeau-Déjussieu, imprimeur à Beaune, afin de poursuivre à distance la publication de deux revues commencées. L’une, la Revue agricole et industrielle de la Côte-d’Or, paraissait depuis un an déjà le quinze de chaque mois ; l’autre, le Vigneron des deux Bourgognes, paraissant le premier de chaque mois, ne comptait encore que deux numéros. Je dirigeais ces deux publications avec le concours d’hommes spéciaux ; M. Blondeau les imprimait. Nous tenions l’un à l’autre à ce que leur existence ne fût point compromise par mon départ pour [page 140] le Châtillonnais. Nous prîmes des mesures en conséquence ; je passai des jours et des nuits à rédiger plusieurs numéros à l’avance et il fut convenu que la menue besogne se ferait par l’intermédiaire de la poste.

Ceci se passait à Beaune vers le 15 ou le 16 février 1848. La neige s’en allait et le froid aussi ; il me fallut faire comme le froid et la neige. Le 21, j’étais à Semur. La première rencontre que j’y fis fut celle du docteur Rémond, un libéral de l’endroit, qui, en politique, n’allait pas plus loin que M. Odilon Barrot.

– Eh bien ! commença-t-il, que dites-vous du fameux banquet réformiste du XIIe arrondissement de Paris ?

– Je dis que l’affaire prend une tournure sérieuse et que M. Barrot s’est engagé plus avant qu’il ne le voulait.

– Le gouvernement empêchera la réunion, reprit le docteur, on protestera pour la forme et tout sera dit.

– Je l’ai cru un moment, docteur, mais aujourd’hui je vois les choses sous un autre jour. Les esprits sont échauffés ; les républicains, qui voulaient d’abord s’abstenir, ont décidé depuis qu’ils prendraient part à la manifestation. Or, soyez persuadé que ce ne sera point pour faire une procession pacifique en compagnie de M. Barrot. Il y aura des coups de fusil, docteur.

– Tant pis, ce serait de la folie ; le pouvoir se tient sur ses gardes, et vous seriez vite écrasés.

Il accompagna ses dernières paroles d’un sourire.

– Vous restez à Semur quelques jours ?

– Non, docteur ; comme je ne connais à Châtillon [page 141] qu’un républicain, j’ai hâte de le rejoindre avant que la révolution commence.

Le docteur haussa les épaules, me prit la main et me dit au revoir en me qualifiant d’écervelé.

Très sérieusement, je m’attendais à une collision dans Paris ; la résolution prise par le journal la Réforme, ne me laissait pas de doute à cet égard ; mais j’étais moins rassuré sur les conséquences que je ne paraissais l’être, j’appréhendais une défaite.

Le 24 février, j’étais à Châtillon-sur-Seine. A l’arrivée de la malle-poste de Paris, il se forma deux ou trois petits groupes de bourgeois. On s’entretenait à voix basse ; il y avait de l’inquiétude sur les visages. Je questionnai le conducteur sur ce qui se passait dans Paris. Il me répondit qu’une poignée d’émeutiers avaient essayé d’élever des barricades, que quelques charges de cavalerie en avaient eu raison, que le banquet n’avait pas eu lieu et que la tranquillité ne serait point troublée.

Je n’en crus pas un mot. L’attitude des maîtres de forges me servait de baromètre politique, ils en savaient plus long que moi, et ce qu’ils savaient ne les tranquillisait pas.

Le lendemain 25, des groupes plus nombreux attendirent avec impatience l’arrivée de la malle. Cette fois, le conducteur avait un brassard rouge. La République avait le dessus dans Paris ; c’était évident. Des affiches placardées dans la journée ne permirent plus d’en douter ; je n’en croyais pas mes yeux.

Nous étions encore à Châtillon que deux républi- [page 142] cains avérés, le docteur Buzenet et votre serviteur. Quelques autres ne tardèrent pas à se révéler et nous pûmes bientôt nous compter une douzaine, dont le quartier général se tenait au café Jourdheuil. C’en était assez pour commencer la révolution dans cette ville de 4 à 5,000 âmes. Le conseil municipal, qui était en permanence, fut obligé de se dissoudre, et le maire, à son grand regret, proclama froidement la République dans une salle de l’hôtel de ville, en face d’un tableau représentant Louis-Philippe. Nous demandâmes que la proclamation eût lieu aussi dans la ville à son de caisse ; mais le mauvais vouloir était tel et l’espoir d’une revanche si prononcé, que le tambour de ville ne put être découvert dans la soirée. Les maîtres de forges gouvernaient toujours.

Le 26, au matin, il fallut cependant s’exécuter. La République fut proclamée sérieusement. Aussitôt après le passage de la malle, quand il ne resta plus à nos adversaires ni doute ni espoir, toutes sortes de conversions s’opérèrent ; on ne rencontrait plus que des républicains par les rues. Les fonctionnaires prétendaient l’être depuis leur enfance, bien avant que je fusse né, mais ils avaient rêvé leur République si belle, si douce, si expansive, qu’ils ne comptaient pas la voir de leur vivant. Celle de 1848 était bien l’objet de leurs rêves ; c’était ainsi qu’ils la voulaient ; nous pouvions compter sur leur dévouement sans bornes. Quel prodige de lâcheté ! Ces hommes me faisaient pitié.

Dans les autres localités du département les popula- [page 143] tions furent moins calmes que dans le Châtillonnais. Il y eut de l’émotion partout où les républicains avaient été froissés par les partisans de Louis-Philippe. A Beaune, par exemple, on mit des factionnaires aux portes de la ville, et le sous-préfet, M. de Maupas, le même qui devint ministre de la police sous Napoléon III, fut séquestré pendant trois jours dans ses appartements. On ne lui fit pas d’autre mal. Les ouvriers, qui avaient eu à se plaindre de certaines injustices, s’emportèrent en menaces et n’allèrent pas au-delà. Les peureux, toutefois, passèrent un mauvais quart d’heure et l’un d’eux m’écrivit à Châtillon une lettre pressante, par laquelle il me demandait d’aller bien vite à son secours, me disant qu’il était menacé de mort et qu’il n’osait plus sortir. Je n’avais pas à répondre et ne répondis point.

Au lieu de courir à Beaune, je m’occupai tout bonnement de la république dans le Châtillonnais. La besogne était difficile. J’étais inconnu dans la localité ; je n’avais aucun pouvoir, et nos amis de Dijon, étourdis par les enthousiastes et les ovations, ne prenaient pas souci de la seule partie du département où rien n’était fait, où par conséquent tout était à faire. Les fonctionnaires de Louis-Philippe ne furent point déplacés et reçurent comme par le passé, les communications du gouvernement provisoire. Ils en étaient justement ébahis, et de mon côté, je ne savais que penser de cet excès de confiance et souffrais de voir les choses en cet état.

J’essayai d’y mettre fin. Nous nous rendîmes, le docteur Buzenet et moi, à l’hôtel de la sous-préfecture. Je [page 144] frappai à la porte du cabinet de M. le sous-préfet. On entr’ouvrit, et je vis là, dans cette petite pièce très étroite, plusieurs personnes inquiètes et agitées : c’étaient M. Méliot, le sous-préfet, Mme Méliot, le lieutenant de gendarmerie en uniforme et des personnes que je ne connaissais pas. Ce fut le lieutenant de gendarmerie qui se leva et me demanda ce que je désirais.

– Nous désirons, Monsieur, lui répondis-je, parler en particulier à M. Méliot.

Le sous-préfet eut un moment d’hésitation, mais enfin il vint à nous, pâle, ému et balbutiant.

– Soyez sans inquiétude, Monsieur, lui dis-je, nous ne venons pas ici pour vous causer de la peine.

Ces paroles tranquillisèrent M. Méliot. Il rassura ses amis d’un geste, ferma la porte du cabinet et resta avec nous dans le corridor.

– Monsieur, repris-je, votre position d’ancien fonctionnaire du pouvoir déchu est embarrassante à cette heure ; la nôtre, comme républicains, ne l’est guère moins. Il ne nous paraît pas convenable que le serviteur de Louis-Philippe devienne seul le confident des communications du gouvernement provisoire, vous le comprenez. Nous n’avons, nous, aucun pouvoir, et, cependant, il n’est pas admissible non plus que les deux seuls républicains avoués de ce pays restent les bras croisés, étrangers aux intérêts d’une cause pour laquelle ils ont lutté et souffert. C’est pourquoi, Monsieur, nous vous prions de vouloir bien n’ouvrir les dépêches du gouvernement qu’en notre présence.

[page 145] – Je ne demande pas mieux, répondit M. Méliot.

De la sous-préfecture, nous nous rendîmes chez M. Lebœuf, imprimeur et propriétaire du Châtillonnais, journal sans couleur des petits commérages de l’endroit. Nous lui déclarâmes que nous étions résolus à fonder un journal républicain à Châtillon et qu’il avait à choisir entre l’abandon du sien et la concurrence. Il eut le bon esprit de ne pas accepter la concurrence. Je devins donc le rédacteur du Châtillonnais, sans honoraires bien entendu, et je pus ainsi faire de la propagande écrite une fois par semaine. Ce n’était pas assez mais il fallait savoir se contenter de peu.

J’aurais désiré que les communes songeassent à planter des arbres de liberté ; c’eût été chaque fois une occasion d’amener les populations des campagnes à la cause républicaine, mais les communes du Châtillonnais n’étaient pas enthousiastes. Elles attendaient, ne se prononçaient ni pour ni contre, et étaient incapables d’élan. Il n’y eut que Vanvey et Recey-sur-Ource qui plantèrent des arbres de liberté dans la première quinzaine qui suivit la Révolution ; j’assistai à ces deux fêtes et prononçai deux discours qui reçurent un bon accueil.