Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME PREMIER

 

[page 111]

 Un singulier personnage

 Il prit un jour fantaisie au général Thiard de réunir dans son château de Pierre, en Bresse, un certain nombre de journalistes et d’écrivains de la région. Je fus du nombre, je ne sais pas trop pourquoi, probablement sur la recommandation d’un de mes compagnons dont je vous entretiendrai tout à l’heure.

Nous étions au château de Pierre sept ou huit : je ne me souviens que du docteur Ordinaire, qui rédigeait spirituellement la Mouche, à Saint-Laurent-les-Mâcon ; de Julien Duchesne, rédacteur en chef du Patriote de Saône-et-Loire, de M. Jeantet, l’archiviste du château, et de Joseph Bard, qui avait un pied dans tous les camps. C’était un original qui écrivait en vers et en prose et qu’on aurait tort d’oublier tout à fait. Il se [page 112] disait de la race des bardes (ex stirpe bardorum) et le mettait en toutes lettres en tête de ses écrits. En réalité, je crois qu’il était tout simplement de la race des vignerons.

Joseph Bard avait de l’imagination et ne manquait pas d’esprit. Il écrivait sur toutes choses, mais principalement sur l’art chrétien, la décentralisation littéraire, et contre tous les progrès de l’industrie. Ces progrès contrariaient ses habitudes et le dérangeaient. Il avait pris particulièrement en grippe les chemins de fer ; il n’en donnait pas de bonnes raisons, mais on riait de bon cœur à lire ou à entendre ce qu’il en disait.

Cette sorte de Kabyle de la littérature provinciale n’avait ni papier, ni encre, ni plume, et cependant il ne se passait guère de semaine sans que son nom nous vint de quelque part par la poste, au bas d’un feuilleton, d’une tartine politique, d’une réclamation quelconque ou en tête d’un livre. « Vous trouvez tellement étrange, m’écrivait-il, que n’ayant ni plume, ni encre, ni papier, tant d’écrits signés de moi vous arrivent, que je me vois forcé de vous en donner la courte mais décisive explication. J’ai toujours dans ma poche les lettres et les journaux que je reçois, un crayon, et c’est au dos de ces lettres et sur les bandes de ces journaux que je crayonne les lignes qui sont ensuite envoyées telles quelles à la presse périodique. Ce que vous dites est rigoureusement vrai ; c’est toujours en bateau ou en voiture que ces lignes sont es- [page 113] quissées. Une fois imprimées dans un journal, elles forment la matière d’un livre, et la copie destinée aux compositeurs. Vous voyez que cette manière d’opérer n’a rien de bien extraordinaire : c’est là tout mon secret. »

En somme, Joseph Biard était un original qui s’est exercé toute sa vie à faire des économies.

S’il n’avait eu que les dos de ses lettres et les bandes de ses journaux pour écrire, il ne serait pas allé loin ; la vérité rigoureuse, c’est que le papier qu’il n’avait pas se trouvait aisément chez ses amis et connaissances.

Joseph Bard ne tenait pas en place ; aussitôt les beaux jours venus, on le rencontrait plus souvent sur les chemins de traverse que chez lui. Il s’en allait en pèlerin par les villages et s’arrangeait toujours de façon à ne rien dépenser ; il ne fréquentait pas les auberges et encore moins les hôtels, mais il se plaignait amèrement des Anglais et des Russes, qui avaient gâté les prix en Suisse et en Italie. En France, ses auberges à lui étaient les cures de village, autrement dit des presbytères. C’est aux desservants qu’il faisait ses visites les plus fréquentes et ses amitiés, et il était rare, au moins dans les premiers temps, qu’il ne rencontrât pas dans sa journée quelque naïf curé qui lui assurait la table, le logement et souscrivait à ses œuvres. Voilà donc un écrivain comme on n’en trouve plus, qui dînait pour rien, logeait aux mêmes conditions et faisait ses petites affaires de librairie en obtenant des souscriptions à ses œuvres.

[page 114] Cette manière de voyager permit à Joseph Bard d’aller même à Rome, visiter le pape. On ne sait ce qu’il en tira, mais il dut en tirer quelque chose. Si malin que l’on fût chez le Saint-Père, il était difficile d’en revendre à mon compatriote pour les questions d’intérêt. Notez, s’il vous plaît, qu’il avait des biens au soleil un peu partout, et pas loin de quarante à cinquante mille livres de rentes. C’était peut-être la cause de son succès ; s’il n’avait été qu’un pauvre diable, on l’aurait probablement reçu avec moins d’égards. Tout liardeur qu’il était, il lui arrivait de chercher à sauver les apparences ; il était assez correctement vêtu et portait les rubans de plusieurs ordres étrangers, ce qui donne toujours un peu de considération ; mais le détail le plus caractéristique dont nous ayons gardé le souvenir est celui-ci : il avait à Chorey une maison bourgeoise, confortable, proprette, et une cloche à l’entrée de la maison. Avait-il fait les frais de cette cloche ? Cela m’étonnerait ; j’aime mieux croire qu’en sa qualité d’écrivain catholique, il avait dû faire la connaissance de quelque fondeur de cloches et recevoir en cadeau celle de Chorey.

Aux heures des repas, Joseph Bard ne manquait jamais de sonner la cloche en question. Dans le pays, on ne s’y habituait pas et les plus sérieux se tordaient de rire. « C’est, disait-on, Joseph Bard qui a l’air d’appeler ses convives, mais qui, en réalité, est tout seul à la maison et sonne lui-même son fromage. »

Il est probable que le public ne se trompait pas, car Joseph Bard n’était pas homme à faire les frais d’un [page 115] dîner sérieux. Un peu de fromage blanc avec une pointe d’ail, du poivre et du sel, lui suffisait chez lui ; il ne vivait réellement bien que chez les gens de sa connaissance et les curés.

C’est à ce singulier personnage que j’ai dû mon invitation au château de Pierre, chez le général Thiard.

On assure que ce château a été copié sur le palais de Versailles ; je l’ignore et mes souvenirs sont trop affaiblis pour me permettre un parallèle. Tout ce que je sais, c’est que les galeries laissaient beaucoup à désirer, et que par une forte pluie, on n’y était pas plus en sûreté qu’à découvert.

Le général Thiard n’était pas un foudre de guerre ; sa popularité sous les Bourbons de la branche aînée et de la branche cadette venait tout simplement de ses attaches avec les bonapartistes. Il n’était pas d’une intelligence hors ligne ; mais dans la région, ses adversaires politiques ne lui accordaient aucun des mérites auxquels il pouvait justement prétendre.

Un général qui n’a point de grosse victoires à son actif, qui n’a pas les qualités d’un tribun, est ordinairement dans une situation difficile. Il est aisé de l’attaquer et il ne l’est pas de le défendre. Le général Thiard ne faisait donc pas grande figure dans la contrée et il ne pouvait que gagner à se frotter aux journalistes et écrivains de l’opposition. C’est évidemment dans ce but qu’il nous avait invités.

Si vous le permettez, nous allons visiter rapidement le château, dont nous connaissons à peine la façade. Je [page 116] citerai d’abord le cabinet de travail et la bibliothèque, mais uniquement parce qu’il fallait y passer pour aller ailleurs. J’y ai vu quelques portraits de famille. De là on arrivait à la chambre à coucher du général, la pièce la plus historique du château de Pierre, et qui, ma foi, fit quelque bruit sous la Restauration à cause des emblèmes politiques qu’on y apercevait et qui faillirent lui mettre une mauvaise affaire sur les bras. Le procureur du roi de Chalon-sur-Saône avait appris qu’un buste de l’empereur Napoléon se trouvait dans cette chambre et qu’elle était décorée d’aigles romaines, toutes choses très séditieuses pour ce temps-là ; en 1844, c’est-à-dire à l’époque dont je parle, j’ai bien vu cette tête d’empereur et ces aigles romaines, mais elles n’avaient plus aucune signification et ne compromettaient plus personne.

A côté de la chambre à coucher, il y avait un cabinet plein des souvenirs de l’Empire : ici, un bureau à bordures de cuivre qui avait appartenu à Napoléon Ier et qui provenait de la vente de la Malmaison ; là, une vieille plume d’oie renfermée comme une relique dans un étui, qui ressemblait à toutes les plumes d’oie du monde et n’avait d’autre mérite que d’avoir servi à Napoléon. C’était du fétichisme vulgaire. Ailleurs, on remarquait un portrait du conspirateur, celui du général Berton, et puis aussi les portraits des quatre sergents de la Rochelle. On montrait en outre dans ce cabinet quelques autographes, et entre autres une [l]ettre de l’empereur qui recommandait vivement au [page 117] général Lauriston de prendre à son service le chef d’escadron Thiard.

Il y avait, au château de Pierre, une salle de bal assez jolie et, un peu plus loin, une pièce avec des tentures demi-deuil. On appelait cela la chambre des morts.

On me raconta que Benjamin Constant y fut reçu en 1827. Dans cette pièce, pas un portrait de personnages vivants ; il me souvient d’y avoir vu ceux de La Fayette, de Benjamin Constant et de Franklin.

On me montra le vieux salon, arrangé encore comme il l’était avant la Révolution ; mais la pièce la plus curieuse était une chambre meublée dans le goût du dix-huitième siècle, ornée d’une magnifique cheminée de marbre blanc à deux colonnes, due à la générosité de Louis XV. On prétend que la duchesse du Maine y passa une huitaine de jours à l’époque de son exil.

Les chambres de réception pour les étrangers et les petites gens, dont nous étions, étaient nombreuses au château de Pierre. Il y en avait de toutes les sortes et pour tous les goûts. Ces chambres ouvraient sur un grand corridor historique orné de toiles, de portraits, dus au pinceau de quelques artistes de mérite. A l’extrémité de ce corridor se trouvait le grand escalier de pierre qui menait à une vaste cour, puis venait le pont du fossé et la grille d’entrée ornée des armoiries de la maison. Ensuite c’était le parc, très spacieux et joliment dessiné pour le temps. Ici des massifs d’arbres et de chênes gigantesques, là des arbustes d’agrément, des [page 118] pelouses charmantes ; plus loin l’île dite de Sainte-Hélène et un saule pleureur originaire du tombeau de Napoléon ? Ailleurs des cabanes rustiques avec leurs habitants de rigueur, comme au Muséum, et enfin le bal champêtre. Il ne manquait à ce château et à ce parc que des foules et des fêtes pour les animer.

Pendant une heure ou deux on ne s’y déplaisait point, mais après cela on se sentait mal à l’aise et l’on devenait triste.

La première journée se passa aussi bien que possible : le général se montra charmant, nous fit servir un dîner superbe, et après le dîner il se déroba pendant qu’on nous conduisait dans la salle de billard, dont on ne voudrait plus dans une maison bourgeoise de nos jours. Le tapis était usé plus que de raison, pas une queue n’avait conservé ses procédés, et il devenait réellement impossible de passer dans cette salle plus de cinq à dix minutes. Il va sans dire que nous étions libres d’user le temps au mieux de nos convenances.

Le second jour me sembla déjà un peu plus lourd à porter, et je remarquai que sur la table il y avait un plat de moins que la veille. Le troisième jour, l’ennui nous gagna de plus en plus, et nous eûmes le déplaisir de voir que sur la table il y avait deux plats de moins que la veille. A ce compte-là, en rabattant ainsi le menu, il devenait évident qu’on aurait eu de la peine à finir la semaine au château. Cette façon étrange de rompre avec ses invités nous était tout à fait inconnue. Nous [page 119] étions devenus maussades et désagréables, et il nous tardait tellement de nous disperser, qu’en faisant nos adieux au général Thiard, il nous sembla que nous retrouvions une liberté depuis longtemps perdue. Voilà le souvenir que j’ai gardé de la vie de château pendant une semaine, et je vous assure bien que, depuis, je ne m’y suis point laissé reprendre.