Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME PREMIER

 PARIS, LIBRAIRIE MARPON ET FLAMMARION, e. flammarion, succr

26, rue racine, près l’odéon

[page 5]

Avant-propos

 La plupart des Souvenirs historiques qu’on va lire ont paru, dans le journal le Siècle, il y a plusieurs années. Ils y furent remarqués et valurent à leur auteur de nombreuses lettres de félicitations. De toutes parts, on nous pressait de réunir en volume ces feuilles détachées, aujourd’hui perdues ou oubliées. Avant de nous rendre à ce désir, il nous a paru convenable de donner le temps aux personnes intéressées de signaler les oublis à réparer, les erreurs de détail à rectifier. Les observations se sont produites ; nous avons pu remanier, retoucher, [page 6] corriger et compléter sur divers points notre premier travail.

Le moment est venu de ramasser nos glanes et d’en faire une gerbe. Les épis de cette gerbe se tiendront serrés les uns contre les autres, mais singulièrement mêlés comme seraient des épis de blé de toutes les sortes et de toutes les provenances.

Ceci n’est pas un livre dans le sens exact du mot, c’est simplement quelque chose de décousu et d’aussi mouvementé que la vie de l’auteur.

 

Pierre JOIGNEAUX

 

Bois de Colombes (Seine), avril 1891.

 

 

[page 7]

 

Le Fétichisme bonapartiste

 

Les républicains de ma génération ont tous été, à peu d’exceptions près, plus ou moins atteints de cette maladie que j’appelle le Fétichisme bonapartiste. J’avoue, à ma grande confusion, que je n’en fus pas plus exempt que les autres. Nous étions des bonapartistes de sentiment, non de raison. Pourquoi l’étions-nous ? Pour diverses causes qui ne doivent pas être les mêmes partout. Dans mon département, la bourgeoisie occupait une place considérable comparativement à la noblesse ; le grand commerce était dans ses mains et la grande propriété ne lui manquait pas. Elle avait pour elle le nombre, les écus, les travailleurs des villes, les [page 8] fermiers de nos campagnes, une influence incontestée. Elle jalousait les nobles et respectait médiocrement les parchemins qui n’avaient pas le prestige de l’opulence. C’était le cas de bon nombre de fonctionnaires plus ou moins ruinés ou n’offrant guère de surface.

Les nobles se montraient dédaigneux, les bourgeois prenaient des airs d’impertinence ; les nobles étaient dévôts ou affectaient de l’être, les bourgeois étaient voltairiens ; les nobles appelaient les missionnaires et faisaient retentir les églises et les écoles de leurs cantiques, les bourgeois se tenaient chez eux et chantaient à table les chansons de Béranger ; les nobles travaillaient pour les congrégations ; les bourgeois travaillaient pour la franc-maçonnerie et la charbonnerie ; les nobles faisaient rage pour asseoir l’autorité des curés ; les bourgeois riaient à se tordre en lisant les prophéties de Paul-Louis Courrier. En définitive, les nobles, les curés, les dévôts, les hypocrites, formaient le camp des royalistes, tandis que les bourgeois jaloux, mécréants et frondeurs, se disaient libéraux et formaient le camp bonapartiste.

Quiconque se frottait à la bourgeoisie d’alors devenait voltairien et bonapartiste. Or, je m’y frottai. En ce temps-là, dans nos campagnes, l’ignorance était profonde, et au lieu de nous apprendre à haïr la guerre, on proclamait l’utilité, la nécessité des saignées internationales, afin d’éclaircir les populations et de faire des places libres aux générations nouvelles. Les deuils [page 9] étaient finis ; on exaltait la gloire et les victoires ; on désirait la revanche contre les Autrichiens parce qu’ils avaient foulé notre pays. – « S’ils reviennent jamais, me disait mon père, tu n’attendras pas qu’ils soient au coin du bois d’Epenaud ; tu iras au-devant d’eux avec le fusil double que tu vois entre la boite d’horloge et l’armoire. »

Quand on parlait de l’empereur, ce n’était pas pour déplorer ses effroyables boucheries d’hommes, c’était pour nous rappeler, à nous les petits, qu’il n’avait pas froid aux yeux et que pendant une vingtaine d’années il avait administré de rudes frottées à nos ennemis. Et les yeux des enfants émerveillés se portaient aux murs vers les images à deux sous qui représentaient les batailles de Marengo, d’Austerlitz, de Wagram, etc.

Et chacun de nous de se dire qu’il devait y faire chaud, que ce Napoléon était un fier luron et qu’on ne reverrait plus jamais son pareil. Il nous apparaissait comme l’incarnation par excellence de la force, et, en ce temps, la force commandait le respect, presque la vénération. On citait les individus pouvant d’un coup de poing assommer un homme ; ils faisaient la gloire d’une commune ; l’on ressentait de la fierté à les avoir dans sa compagnie ; on ne souffrait pas qu’ils payassent leur écot chez les cabaretiers.

– Voyez-vous cet individu ? il soulève une charge de douze cents livres à la force des reins.

– Voyez-vous cet autre ? il saisit une pièce de vin par les deux bouts sur un camion, l’enlève, la met [page 10] sur ses genoux et la pose à terre comme si c’était un baril.

 

Notre première visite aux baraques de la foire était pour l’hercule, le géant ne venait qu’après. L’hercule faisait notre admiration. Mais un hercule, fût-il du Nord, ne serait point allé à la cheville d’un empereur qui avait démoli des armées. Celui-là devenait une idole, un fétiche.

On ne s’amusait plus qu’à la condition de se battre. On se battait village contre village ; on se battait les jours de fête patronale et le jour du tirage au sort, entre gens qui ne se connaissaient point et ne se haïssaient pas. On jouait à la bataille et aux soldats comme on jouait à la balle et aux billes. A Beaune, ou j’étais en pension, nous nous traitions en ennemis de quartier à quartier. C’était par troupes nombreuses que l’on s’attaquait, avec des cailloux, avec des frondes. Ceux-ci marchaient au tambour, ceux-là au clairon. Lorsque l’engagement devenait chaud entre les petits, les grands s’en mêlaient, puis les pères, les mères, les sœurs. On finissait par appeler les gendarmes, qui chargeaient et avaient toutes les peines du monde à séparer les combattants.

Mon maître de pension, un excellent homme qui avait été un moment officier d’artillerie dans l’armée de la Loire, ne voyait pas ces jeux avec déplaisir quand il s’agissait d’échanger des boules de neige ; et loin de nous en détourner, il nous encourageait. Dans ces com- [page 11] bats, il y avait des blessés et aussi des malheureux prisonniers que l’on traitait avec cruauté. On les attachait aux arbres du rempart et on ne les renvoyait libres qu’après leur avoir administré des coups de mouchoir roulé en anguille et très serré.

 

Vous voyez que ces mœurs, qui datent de la Restauration, n’étaient pas faites pour nous ôter le goût du sabre et nous guérir du fétichisme bonapartiste.

Ajoutez à cela les récits des vieux soldats qui nous nourrissaient l’esprit de leurs exploits, qui en inventaient au besoin, qui tous avaient vu l’empereur, qui lui avaient parlé, qui avaient reçu ses confidences. D’aucuns même affirmaient qu’il n’était pas mort et qu’on le reverrait sous peu, au moment où l’on s’y attendrait le moins.

C’était aussi la conviction d’une honnête et digne femme du faubourg Saint-Nicolas que je voyais tous les samedis, jour de marché, parce que j’y rencontrais ma mère. Elle ne manquait jamais de me tirer à part et de dire discrètement à l’oreille :

– Mon ami, j’ai reçu des nouvelles de Sainte-Hélène ; il n’est pas mort, il attend son heure.

Puis elle me montrait des reliques, des portraits et jusqu’à des feuilles de saule que de mauvais plaisants lui avaient données comme venant de Sainte-Hélène.

Dans notre Côte-d’Or, les idolâtres de cette force ne manquaient pas, mais le souvenir en est perdu, à l’exception du commandant Noizot. Celui-ci était allé à [page 12] l’île d’Elbe et en était revenu avec son empereur. Sous le règne de Louis-Philippe, il habitait Fixin, dans le canton de Gevrey ; il avait acheté une friche sur le coteau, et passait son temps à l’envelopper, en manière de camp retranché, d’une muraille de pierres sèches, avec bastions, créneaux et simulacres de pièces d’artillerie. Noizot n’entendait point s’en tenir à ces constructions enfantines autour du clos Napoléon ; il se proposait de plus grands sacrifices en l’honneur de son idole. Il avait calculé que cela lui reviendrait à environ trente mille francs, plus une petite rente annuelle destinée à l’entretien d’un gardien du monument. Ce gardien devrait être, naturellement, un vieux soldat.

Quand on cherchait à détourner Noizot de son projet, quand on lui faisait observer que presque toute sa petite aisance allait y passer, il répondait fièrement :

– Je le sais bien, mais ça m’est égal ; pourvu que je voie mon empereur tous les jours, je me contenterai de manger des pommes de terre.

Noizot avait heureusement un ami dévoué dans notre célèbre statuaire François Rude qui, lui aussi, se trouvait atteint de fétichisme bonapartiste. Noizot lui proposa de se charger de l’œuvre d’art et lui demanda ce que cela lui coûterait. Rude répondit qu’il acceptait et qu’il s’associait gratuitement à l’exécution du projet de son ami. Je ne saurais vous dire si l’État offrit le [page 13] bronze ou si Noizot dut l’acheter. Toujours est-il que le 13 août 1847, la statue était inaugurée à Fixin en grande pompe. J’y étais en curieux, mais la foule des invités n’étant point facile à entamer, je ne vis point le monument. J’ai lu depuis qu’il représente Napoléon sur son lit de mort dans l’attitude d’un homme qui a l’air de ressusciter.

 

Quelques mois avant la cérémonie de Fixin, alors que j’étais encore rédacteur en chef du Courrier de la Côte-d’Or, je reçus au bureau du journal la singulière visite d’un individu qui me montra des papiers établissant qu’il était le fils naturel d’une grande dame dont je veux oublier le nom. Pour ce qui est de mon père, ajouta-t-il, vous n’avez qu’à me regarder pour le connaître.

Cet individu ressemblait à l’empereur Napoléon d’une manière si frappante que mon fétichisme, que j’avais cru éteint, se réveilla sensiblement. Je ne fis donc pas une mauvaise réception à ce fils naturel de l’empereur. Je ne lui fis pas non plus ce qu’on peut appeler un bon accueil, parce que ce descendant du géant des batailles me sembla tout à fait déchu. Il avait les allures d’un paresseux et avait l’air d’un vagabond vulgaire ; il portait deux ou trois égratignures au visage qui n’étaient pas faites pour bien caractériser un fils de héros.

Je demandai à ce Napoléon ce qu’il attendait de moi ; il me dit que je l’obligerais en l’aidant un peu, dans la situation difficile où il se trouvait momentanément. [page 14] Un fils d’empereur descendu au rôle de mendiant ! Cela me parut original et me dégrisa tout à fait du bonapartisme.

Je dis à mon vagabond qu’il aurait dû frapper à la porte d’un bonapartiste, plutôt qu’à celle d’un républicain ; et sur sa réponse qu’il ne connaissait pas de bonapartistes à Dijon, je lui conseillai d’aller de ma part visiter M. Goisset père, propriétaire de l’hôtel de la Cloche.

Il y alla.

N’allez pas croire qu’en cette affaire, j’eus l’intention de jouer un mauvais tour à M. Goisset. Loin de moi cette pensée. Je ne partageais pas ses sentiments politiques, mais je professais pour l’homme convaincu et d’une rare bienveillance une profonde estime. J’étais persuadé que je lui causerais du contentement en lui montrant la figure de son empereur, et j’étais persuadé aussi qu’en cas d’une déception quelconque il rabattrai de son fétichisme, ce qui n’eût pas été regrettable.

Au bout de quelques heures je vis arriver M. Goisset tout empressé de me témoigner sa reconnaissance. C’était bien un fils de son empereur que j’avais eu l’attention de lui envoyer ; il ressemblait à son père comme deux gouttes d’eau ; je ne pouvais pas lui causer une joie plus vive. Ils venaient de déjeuner ensemble ; ils étaient contents l’un et l’autre à ne pas s’en faire une idée ; en somme tout était bleu, tout était rose à l’hôtel de la Cloche.

Le lendemain, même fête ; le surlendemain un peu [page 15] de refroidissement ; le troisième jour, M. Goisset conduisait au jardin le fils de son empereur et le chargeait d’arroser ses légumes. C’était, on en conviendra, manquer absolument de respect à la mémoire du grand Napoléon. Il fallait pour cela que les écailles du fétichisme fussent tombées des yeux de l’excellent M. Goisset et que mon vagabond de tout à l’heure eût été d’une imbécillité rare. En moins de huit jours, la rupture devient complète et définitive. Je ne songeais plus à mon individu de Dijon lorsqu’en 1849, la physionomie de Jérôme-Napoléon me le rappela à l’Assemblée législative. Mais c’était fini pour moi ; une figure napoléonienne n’avait plus le pouvoir de me troubler l’esprit. Toutefois, entre collègues, nous nous disions qu’il y aurait de l’inconvénient à le promener dans le pays et de le montrer aux foules à cause de son étonnante ressemblance avec son oncle. Et c’était aussi le sentiment secret de Louis Bonaparte, que la physionomie de Jérôme agaçait particulièrement et qui le savait peu scrupuleux sur les moyens de parvenir.

C’est surtout la physionomie de Jérôme qui constituait sa supériorité et autorisait le fétichisme bonapartiste. Les autres Bonaparte n’offraient pas un danger aussi immédiat, parce que leurs traits n’avaient rien de commun avec de ceux l’oncle [lire ceux de l’oncle].

Et cependant, à défaut de la figure napoléonienne, le nom seul de Bonaparte pouvait encore mettre en mouvement les adorateurs d’hommes.

[page 16] Laissez-moi, à ce propos, vous conter cette histoire.

Un vieux camarade nommé Orième, que j’avais connu à Arnay-le-Duc, puis à Nuits, où il tenait un hôtel, près du pont de Muzin, l’hôtel Sainte-Anne, je crois, était venu me voir à Passy, rue des Tournelles. Il va sans dire que je le retins à déjeuner. Ce jour-là le capitaine Cholat était des nôtres par extraordinaire, car il n’était ni un déjeuneur, ni un dîneur. J’avais dû le conquérir en lui promettant d’introduire dans le menu un plat de sa prédilection.

Au moment du dessert, Orième fit un effort sur lui-même pour nous dire qu’il serait curieux de voir un prince Bonaparte.

– Votre désir sera satisfait aujourd’hui même, dis-je à Orième.

– Au lieu d’un prince, ajouta Cholat, nous vous en montrerons deux.

Le dejeuner fini, nous nous rendîmes donc tous les trois dans une grande allée du bois de Boulogne, où Pierre et Antoine Bonaparte ne manquaient jamais de faire une promenade à cheval après leur repas.

Au moment où nous descendions à petits pas sur la droite de l’allée, les deux cavaliers arrivaient et allaient au grand trot. Nous fîmes un échange de coups de chapeaux

– Vive la République ! cria Pierre en nous croisant.

– Libertà ! Libertà ! ajouta Antoine, qui ne savait pas un mot de français.

– Vive la République démocratique et sociale ! [page 17] accentua vigoureusement Cholat, afin de tâter le pouls aux princes.

– Vive la République démocratique et sociale ! répondit Pierre en se retournant.

Les deux cavaliers avaient laissé un peu d’équilibre à table et leurs visages étaient empourprés.

– Eh bien, fis-je à Orième, nous vous avions promis deux princes ; les voilà, mon ami.

Orième devint pâle comme s’il allait se trouver mal et me répondit : Voyez-vous, je ne donnerais pas ma journée pour deux cents francs.

Deux cents francs pour Orième, c’était un gros chiffre ; la réponse prouvait que nous venions de lui rendre un signalé service.

Il m’avoua plus tard, à Nuits, que tout en étant républicain, il ne pouvait pas arriver à se délivrer du fétichisme bonapartiste, et qu’après avoir vu deux princes de la famille au bois de Boulogne, il s’était senti guéri.

Le remède le plus sûr contre l’adoration des fétiches, c’est en effet de les voir de près en négligé. On se dit :

– Comment, ce n’est que cela ? – Eh ! mon Dieu, oui, pas autre chose.

 

Un dernier cas de fétichisme, si vous le permettez. A la suite du coup d’état de décembre, nous passâmes en Belgique, et je fus interné à Saint-Hubert, en compagnie d’un certain nombre de réfugiés. Tous les jours nous nous réunissions pour causer et lire les journaux dans le principal café de l’endroit.

[page 18] Le maître du café était Louis Lambin, brasseur intelligent, qui nous rendit des services, ainsi que son frère, le juge de paix du canton. Ils sont morts l’un et l’autre. Louis Lambin avait épousé la fille d’un officier français sous l’Empire. Cet officier était le capitaine Poncho, avec qui nous vécûmes en parfaite intelligence. Cet homme bienveillant et inoffensif avait voué un véritable culte à la mémoire de l’empereur. Il dut souffrir plus d’une fois en entendant les réfugiés s’exprimer sans ménagements sur le compte de Louis Bonaparte. Nous ne connaissions pas alors ses faiblesses de cœur, autrement nous aurions eu des égards pour cet excellent vieillard. Jamais il ne nous témoigna de mécontentement.

Nous apprîmes que le capitaine Poncho avait institué, dans une pièce de la maison de son gendre, un musée napoléonien. Il aurait bien voulu nous en causer, mais il ne l’osait pas. Dans sa conviction, ce musée ne devait point avoir son égal au monde et figurait nécessairement parmi les curiosités historiques de la Belgique. Son bonheur consistait à le montrer aux étrangers, et il ne comprenait pas qu’aucun de nous ne lui eût encore faire [LIRE fait] l’honneur de le visiter. Il s’en ouvrit donc à Lambin, qui, un jour, dans l’intimité, nous demanda si nous consentirions à rendre son beau-père joyeux et heureux pendant cinq minutes. Vous pensez bien que la réponse fut affirmative et unanime.

Nous ne savions pas à quoi nous nous engagions, [page 19] mais nous l’aurions su que nous n’aurions pas reculé devant le sacrifice.

– Mon beau-père a fait un musée napoléonien que je mettrai au grenier après sa mort. Ce musée est sa chapelle ; son empereur est son bon Dieu. Son bonheur est de montrer tout cela aux étrangers ; demandez-lui donc de vous accompagner dans cette pièce ; vous lui ferez un grand plaisir.

Nous n’hésitâmes point. M. Poncho marchait le premier, et nous le suivîmes par un petit escalier. Il ouvrit la porte du musée, nous cria : Chapeau bas ! nous fit signe d’entrer et de défiler sur des tapis, en criant de nouveau, à la manière d’un grand maître de cérémonies : « Sa Majesté l’empereur Napoléon Ier. »

La présentation était faite ; mais il fallait se tenir à quatre pour ne pas se tordre de rire. Son empereur était un mannequin grotesque, qui ressemblait tant bien que mal à un de nos anciens sergents de ville de Paris. On l’avait assis sur un vieux fauteuil ; il portait le pantalon de peau, les bottes à l’écuyère, la redingote grise, le gilet historique. Je ne sais plus s’il avait des gants. Quant à la figure, rien de l’original, quelque chose d’inimaginable. A côté de ce drôle d’empereur, sur une table, on voyait le Mémorial de Sainte-Hélène, cadeau de Pierre Bonaparte, qui avait daigné visiter son oncle au musée de Saint-Hubert, de la terre de Sainte-Hélène, des feuilles du saule pleureur de Sainte-Hélène, des cailloux de la même île, et enfin toutes sortes de reliques, dont aucune de valeur marchande. [page 20] Il me semble me rappeler aussi qu’un livre était destiné à recevoir les signatures des visiteurs. Naturellement on n’y verra ni la mienne ni celle de mes compagnons d’exil. Pierre Bonaparte est le seul prince de la maison qui ait visité le musée ardennais.

Vous pensez bien qu’il n’avait pas fait le voyage de Paris à Saint-Hubert pour cela. Il avait habité l’Ardenne dans ses heures de misère ou de disgrâce, il avait chassé le sanglier et le chevreuil dans les forêts du Luxembourg belge ; il avait des amis à Rochefort, il avait fréquenté les bûcherons et s’était quelquefois colleté avec eux. En dernier lieu, il habitait les environs de Florenville, où il paraissait point mener une vie princière. Il m’est arrivé une fois, vers 1855, de rencontrer Mme Bonaparte, venant aux provisions à Florenville, chez un épicier dont le nom m’échappe, qui était président du comice agricole du canton, et à qui j’avais été recommandé.