Lettre de Mlle Foumentèze
Document Lettre de Mlle Foumentèze
(adressée à Bernard et Marie-Thérèse Rey, respectivement mon grand-père paternel et sa sœur)
Vous m’avez plusieurs fois demandé, mon cher Bernard et vous, ma chère Marie-Thérèse, de vous dire mes souvenirs sur votre aïeul et votre arrière-grand-mère, M. et Mme Julien Bailly. Je vais tâcher de vous satisfaire, mais je crains bien de ne pouvoir faire passer dans ces lignes les sentiments qu’ils m’inspiraient, et de ne vous les peindre que très imparfaitement.
Le nom de Bailly se trouve mêlé aux plus lointains souvenirs de ma petite enfance ; il revenait dans les récits de mes parents, presque toujours, quand ils parlaient de Londres, où ils allaient, parfois aux congés de mon père, pour se retrouver avec ces amis si chers.
Cependant, quand j’étais toute jeune, quoiqu’on dût toujours aller les voir, on différait toujours. Mon père avait si peu de temps libre et l’on se déplaçait si peu voilà soixante ans ; aller à Figeac était un voyage que mon père fit une fois ou deux, mais seul. Vos grands-parents, de leur côté, ne se déplaçaient jamais, ils étaient déjà avancés en âge et cassés tous deux, surtout après la mort de votre grand-mère, Mme Rey, cette Marie Bailly dont ma sœur et ma tante du Ratier avaient conservé l’image avec admiration, et que je n’ai pas connue.
Je suis allée pour la première fois à Panafé le 23 décembre 1887. J’étais bien triste, bien seule. Je venais à Figeac pour consulter un avocat à propos de la succession de mon père, âprement discutée par mon beau-frère, M. Theil. Il avait neigé, le verglas rendait la marche très pénible ; mais ma mère m’avait dit : je suis tranquille sur ton compte, tu vas à Panafé. Moi, j’avais le cœur tellement serré que l’impression m’en reste encore. Quand j’entrais dans l’enclos, une chienne noire se mit à aboyer ; la vieille Julie ouvrit la porte et m’introduisit dans la cuisine « qual es oco ? » demanda Madame Bailly, et déjà je me sentis réconfortée par le ton.
Ah ! mes chers enfants, quand j’eus dit mon nom, quel accueil, les chers vieillards ! Et comme ma mère avait raison : on était bien à Panafé. Julie partageait leur joie, et déjà s’empressait à la cuisine, activait le feu, et annonçait qu’elle allait faire un pâté ; la chienne Follette vint se coucher à mes pieds. On m’avait assise sur un canapé en toile rose ; M. Bailly tenait une de mes mains, Mme Bailly tenait l’autre, et ils me parlaient de mes parents.
Le soir, on envoya un exprès à La Madeleine pour aviser votre grand-père, qui accourut avec votre père, ce Julien Rey si charmant, et, de suite, à première vue, nous sentîmes que nous étions amis depuis toujours.
Quand je repartis le soir de Noël, M. Rey, Julien et même Louis Bailly m’accompagnèrent à la gare, m’installèrent dans mon train, et je quittai Figeac l’esprit et le cœur étrangement allégés. J’avais trouvé une si grande affection.
En les quittant, je demandai à M. et Mme Bailly : « Do you like me ? Oh no, my dear, we love you. »
Par la suite, je suis revenue à Panafé aussi souvent que j’ai pu, dans les années trop courtes qui précédèrent la mort de vos grands-parents. M. Bailly me montrait ses livres, les nombreuses lettres de ses amis politiques. Lui et Mme Bailly évoquaient leurs souvenirs, d’autant plus précieux pour moi que mes parents y étaient souvent mêlés. Je vais vous les redire le plus fidèlement que je pourrai, regrettant qu’ils soient tronqués et très incomplets.
Mes parents se rappelaient un M. Bailly très gai. Il lui en restait quelque chose, et il me contait avec entrain sa première arrivée à Londres.
Son père était horloger et avait, je ne sais comment, noué des relations avec un horloger de Londres, peut-être Français. Enfin, quand son fils Julien eût appris l’horlogerie en France, à Besançon je crois, il l’envoya passer deux ans chez son correspondant de Londres. Le jeune homme ne savait d’anglais que la formule ‘‘Be quick‘‘ qu’on lui avait dit suffire avec tous les cochers de cabs, premiers anglais à qui il aurait à faire.
Outre ce bagage, il était muni d’une très vieille bouteille de Cognac dont son père ne parlait qu’avec respect, et qu’il devait remettre à son patron à Londres.
Sur le bateau, il entendit parler avec épouvante du fisc anglais et de ses exigences. Il prit sa bouteille, alla trouver le capitaine, et s’ouvrit à lui de ses inquiétudes.
« Mon garçon, lui dit celui-ci, jamais vous ne reverrez votre Whisky si vous le laissez flairer à un douanier anglais ; mais attendez un peu. » Une minute après, le digne homme revint avec un petit verre et un tire-bouchon. Il déboucha la vénérable bouteille avec l’assentiment joyeux de son passager, il remplit son verre, le vida les yeux fermés, reboucha la bouteille et la rendit en disant : « maintenant, vous avez là des provisions de route, vous ne devez rien au fisc, mais ne lâchez pas votre bouteille. »
Arrivé à Londres, notre jeune homme était bien ahuri. Il fallait trouver sa malle et un cab pour l’emporter. Et sa précieuse bouteille qu’il serrait sous son bras, mais qui risquait à tout moment d’être brisée ! Il avisa dans un coin une porte entre-fermée, derrière laquelle il vit force toiles d’araignées, on ne devait guère passer par là.
Vite il glissa sa bouteille derrière la porte, se mit en quête de ses bagages, fourra sous le nez d’un cocher intelligent l’adresse de son horloger, et, bien installé avec sa malle dans sa voiture, il montra, fidèle aux leçons de son père, un shilling au cocher, en lui disant : be quick.
Le cab partit bon train. Et tout à coup, votre aïeul se tâta. Sa bouteille !… Sa bouteille qu’il avait oubliée ! Il se retourna vers son cocher : « J’ai oublié ma bouteille ; retournez à la gare ! » Le cocher fouetta son cheval de plus belle. En désespoir de cause, son voyageur lui saisit les bras « cocher, cocher, pas be quick ! Pas be quick ! » Le geste était éloquent : le cocher comprit.
Ils retournèrent à la gare ; la bouteille était derrière la porte, dans ses toiles d’araignées.
M. Bailly resta, je crois, deux ans à Londres, chez le même patron, dont la fille avait, peut-être, un penchant assez marqué pour lui, qui ne le partageait pas. Il me contait, avec le sourire des vieillards qui évoquent leur jeunesse, qu’il avait eu, un jour, une sorte d’aventure avec cette jeune fille. La famille entière était allée avec lui faire une partie de campagne. Avec la jeune fille, ils s’étaient écartés du groupe, et avaient musé de droite et de gauche, si bien que lorsqu’ils revinrent au point de réunion, trains et bateaux pour le retour étaient parti, et la famille avec. Désespoir du jeune Français, calme de sa compagne « Ciel ! Nous ne pouvons pas rentrer ce soir… Bah ! Nous rentrerons demain matin… Que diront vos parents ? Que voulez-vous qu’ils disent ? Mettons nous en quête d’un logement, et trouvez moi quelque chose à manger ; je meurs de faim ! » La nuit se passa, pour votre aïeul à prévoir les conséquences les plus sinistres de ce retard involontaire. La fureur du père, le désespoir de la mère, la réputation de la jeune fille perdue. Il allait peut-être se voir contraint de l’épouser. Sa stupéfaction fut grande le lendemain, quand il se vit simplement en but à des plaisanteries sans malice sur son étourderie.
« Telles sont les mœurs anglaises, disait-il, honni soit qui mal y pense, telle est leur devise. Je préfère le soin et le respect dont nos filles sont entourées chez nous. Nous les gardons comme des fleurs délicates. »
Nous avons bien pris un peu des mœurs anglaises, mais pas autant que certains le disent. Il y eut, sans doute, de tout temps, des mal appris et des écervelés.
Il me conta aussi qu’un jour, allant en bateau sur la Tamise, il lia conversation avec un gentleman à qui il dit : « je suis surpris qu’un Anglais cause ainsi avec un inconnu. – Vous me croyez donc Anglais ? Je suis Slave, et vous, vous êtes sûrement Français. – Pourtant vous parlez l’anglais avec pureté, et sans aucun accent. – Je le parle mieux que vous assurément ; je suis le secrétaire d’un noble et riche Polonais avec qui je suis constamment en voyage. J’ai le don des langues ; je parle toutes celles de l’Europe, et même tous les patois. – Oh ! S’écria votre aïeul, pensi bé qué parlas pas lou méou ! – Voui, riposta l’autre, ses noscut del pan de la Garonno ! »
Ayant appris le travail et le commerce des horlogers anglais, il revint à Figeac, s’établit avec son père, se maria, et eut une fille qui fut votre grand-mère. Il ne songeait qu’à succéder à son père, et à devenir le meilleur horloger du pays.
Mais 1847 arriva. La campagne des banquets agita profondément le Lot. Songez qu’à Bretenoux, il y eut mort d’homme ! Figeac fut en effervescence, et, dès la révolution de 48, votre aïeul fut républicain. Par malheur, si comme mon père, il fut toujours sincèrement et naïvement persuadé que la république allait établir le bonheur universel, et par suite fût toujours prêt à tout lui sacrifier, il ne manqua pas à Figeac, comme ici, de sacripants (le mot n’est pas trop fort) pour déshonorer le parti qu’ils feignaient d’embrasser ; ni d’aigrefins qui firent exprès d’attribuer aux honnêtes gens les faits et gestes des pêcheurs en eau trouble.
Il y eut donc, après 1849, beaucoup de désordre dans le Lot qui fut mis en état de siège. Des rixes éclataient partout ; partout on tenait des conciliabules, on préparait la révolte contre le coup d’état qu’on sentait imminent. Lorsque la nouvelle qu’il était un fait accompli arriva à Figeac, il y eut un mouvement populaire très bruyant. Les gendarmes voulurent disperser les manifestants ; ceux-ci résistèrent. Il y eut un véritable combat, et des blessés. Alors la foule se jeta sur les gendarmes, finit par s’en emparer et voulait les pendre. Je crois même qu’on enfonça les portes de la prison, et peut-être de la sous-préfecture. Tout était à craindre.
Votre aïeul se jeta devant les gendarmes, les couvrit de son corps, pria, s’indigna, dit qu’il fallait attendre la révolution générale ; qu’alors on les jugerait publiquement, on les châtierait comme il convenait… En attendant, il fallait les enfermer dans la prison, et les bien garder. Il s’offrit à être leur geôlier et à les garder. Il empêcha donc les excès qui allaient se produire, et Mme Bailly me disait qu’il avait couru de très grands dangers pour apaiser la foule.
Naturellement, le lendemain, la fureur populaire était tombée ; les plus exaltés ne pensaient plus qu’à se cacher, et soutinrent qu’ils n’avaient pris aucune part au mouvement. M. Bailly ouvrit alors la prison aux gendarmes qu’en somme il avait sauvés.
Mais ils ne lui pardonnèrent pas la peur qu’ils avaient eue. Je ne me rappelle pas les détails que me conta Mme Bailly. Je sais seulement que M. Bailly fut accusé d’avoir provoqué le soulèvement, d’avoir voulu faire tuer les gendarmes, que sais-je… Il n’eut d’autres ressources que de prendre la fuite en toute hâte. Comme mon père, il fut condamné à la déportation à Lambessa[1].
Mme Bailly me dit que cette fuite avait été difficile. Il fallait se procurer un passeport, et ce n’était pas chose aisée. Je crois que lui aussi se cacha dans les bois, mais je ne sais aucun détail, ni même comment il put gagner la Belgique, où mon père le trouva quand lui-même y arriva après mainte aventure.
Ils étaient tous deux internés à Bruxelles, et logeaient sur le même palier. Ils semblaient libres, mais ils étaient étroitement surveillés par la police belge, dirigée elle-même par l’Intérieur français. Être interné signifiait qu’on ne devait ni quitter sans autorisation la ville où l’on était, ni recevoir aucun autre proscrit interné ailleurs.
Les proscrits étaient très nombreux à Bruxelles. Ils restaient là, naïvement prêts à courir à Paris le jour où le ‘‘Peuple‘‘ les appellerait pour renverser l’oppresseur.
Ils étaient si enthousiastes et si sincères ! Ce n’est que dans leurs dernières années qu’ils virent le néant de leurs rêves, hélas, et de leur foi. Et encore il leur fut épargné d’être les témoins de bien de tristes choses. La mort leur fut miséricordieuse, et ma mère m’a dit, plus d’une fois : « heureusement ton père n’est pas là. »
Le grand nombre des proscrits à Bruxelles irritait les deux gouvernements, le Belge comme le Français, aussi ne leur témoignait-on aucune bienveillance, et il leur était difficile de trouver un travail à leur portée, si peu lucratif fût-il.
Le temps leur durait de demander toujours de l’argent chez eux où on ne roulait pas sur l’or, en général. Même la gaîté de M. Bailly s’émoussait. Il m’a conté que le soir, quand il entendait mon père jouer sur sa flûte des airs du pays, il ne pouvait se tenir de pleurer, et il allait le prier de cesser.
Mon père fut bientôt expulsé de Belgique, et se réfugia à Londres. M. Bailly lui donna deux adresses : l’une celle de son ancien patron, l’autre celle d’un personnage héroï-comique qui avait fui de Figeac croyant avoir toute la police à ses trousses, et tenait à Londres ce qu’il appelait pompeusement une pension de famille. Mon père fut heureux de trouver chez ce dernier un coin de grenier qui avait une porte et un lit, c’est à dire de la paille dans la caisse où elle avait servi à emballer un piano. M. Bailly vint l’y rejoindre quelques mois après, ayant vu l’empire s’établir paisiblement, et fatigué des tracasseries de la police bruxelloise. En Angleterre, on avait pleine liberté, et, se disait-il, assez de travail dans son art.
La réalité fut plus dure : son patron s’était retiré du commerce ; après bien des recherches, il fut embauché, mais comme homme de peine. Il m’a conté qu’un jour, il lavait les vitres d’une devanture, pieds nus dans des sabots, les manches de son bourgeron relevées jusqu’au coude, quand il vit venir dans la rue Louis Blanc avec quelques autres proscrits notoires et qui vivaient à l’aise de leur fortune ou de leurs travaux littéraires. M. Bailly se retourna vers sa vitre, et feignit de s’absorber dans son blanc d’Espagne ; mais Louis Blanc l’avait reconnu.
Il l’embrassa et lui reprocha de s’être détourné :
« Aviez-vous cru que nous rougirions de votre humble besogne ? Mais comment en êtes-vous réduit là ? »
Peu de temps après, il eut du travail chez un joailler et put songer à faire venir Mme Bailly et leur fille. Il prit un appartement et quitta la pension Lherminez.
Étrange maison, plus étrange famille. Dickens ne l’a pas connue : il l’aurait dépeinte. M. Lherminez avait été prêtre catholique, curé dans une campagne, je ne sais trop où, dans le nord ou l’est. Il s’éprit d’une de ses paroissiennes et l’épousa. Scandale chez les catholiques, hosannah chez les protestants à qui il demanda de le muer en pasteur calviniste, ce qui fut fait. Ses nouveaux coreligionnaires étaient si naïfs qu’ils prirent ce pauvre homme pour un vase d’élection, un nouveau Paul qui avait trouvé son chemin de Damas, et ils l’envoyèrent évangéliser Figeac et ses environs. Mme Lherminez avait une jolie fortune qu’elle dépensa gaîment en admirant son mari.
Plusieurs personnes de Figeac m’ont parlé de ces braves gens, tous avec le même sourire amusé et le même qualificatif : « Ce pauvre Lherminez ! Cette pauvre Mme Lherminez. »
‘‘Ce pauvre Lherminez‘‘ n’ayant aucun succès comme prédicateur évangélique se lança dans la politique ; il alla dans toutes les réunions publiques, dit des absurdités après beaucoup d’autres orateurs, fut applaudi comme eux, et se crut un personnage. Aussi, dès qu’on parla d’arrestations possibles, il fit ses malles et partit précipitamment de Figeac avec sa femme et ses quatre filles.
Il restait encore quelques miettes du bien de Mme Lherminez. A Londres, ils louèrent une vieille bâtisse à demi ruinée et logèrent quelques Français sans grandes ressources, les uns proscrits, les autres simplement peu fortunés, heureux de se retrouver là entre honnêtes gens et gens bien élevés.
Quelques uns étaient même, si on peut dire, nourris à la table de leurs hôtes, mais où on l’était, en tous cas, maigrement. De ce nombre étaient votre aïeul, mon père et Elie et Elisée Reclus (qui n’étaient pas proscrits, étant depuis plusieurs années en Angleterre). La chère manquait souvent, mais les conversations ne tarissaient jamais. Aussi M. et Mme Bailly restèrent-ils en relation avec toute la pension Lherminez. La brouille fut provoquée, des années plus tard par Elisée Reclus qui épousa Fanny Lherminez, et montra un orgueil insupportable qui lassa bientôt M. Bailly comme mon père.
M. Bailly se rappelait avec plaisir qu’il était, un jour, allé chez Dickens pour réparer la pendule de son bureau. Mais il n’avait pas vu le romancier alors au faîte de sa renommée.
Il y avait aussi à Londres, une famille originaire de Figeac, M. et Mme Laborie, chapeliers, qui même firent la grosse fortune dont pensait hériter Mme Cargier, la belle-mère de Mme Fonarme. Je ne sais pas s’il y avait des proscrits de Figeac, mais il y en avait du Lot, de très braves, en général, avec, dans le nombre des bohèmes incorrigibles, voire même quelques fripons. Aucun n’était riche : les ouvriers manuels gagnaient aisément leur vie, les professions libérales apprenaient l’anglais, et se serraient le ventre en attendant de le savoir, les bohèmes et les fripons s’évertuaient à « taper » les autres.
M. M. Bailly ne savait rien refuser à qui s’adressait à lui. Mme Bailly lui en adressa des reproches justifiés. Elle et sa fille étaient très gênées à Panafé ; mais comment vivraient-ils trois à Londres s’ils n’arrivaient à rien épargner, lui seul ? Il sentit le bien fondé de ces observations, évita de son mieux les quémandeurs perpétuels, et résolut de placer ses économies en argenterie de luxe, facile à négocier au besoin.
Un de ses emprunteurs les plus fidèles était un certain B…x, originaire des environs de Gramat, vétérinaire des plus habiles, mais très peu recommandable. Sitôt arrivé à Bruxelles, il avait exercé son art avec profit et avait réussi à se faire attacher aux écuries du Roi Léopold 1er. Il avait alors regardé de très haut ses humbles compagnons d’infortune qui le jugèrent à sa valeur, et lui rendirent en mépris les dédains dont il essayait de les humilier.
Quand M. Bailly quitta Bruxelles, B…x y était une manière de personnage. Chassé des écuries royales quelques mois après, il arriva à Londres à peu près sans le sou, mais toujours arrogant, sûr de lui, et soutirant à ceux qu’il connaissait tout l’argent qu’on ne savait pas défendre avec assez de fermeté.
M. M. Bailly l’informa donc de sa résolution, lui dit qu’il n’avait pas un shilling en réserve, attendu qu’il venait d’acheter une douzaine de cuillers à thé en vermeil. B…x l’approuva fort, et, ce jour-là ne demanda rien : au contraire, il parla de ses espérances : on s’occupait de lui. Le Roi Léopold le regrettait beaucoup, il avait des amis à la cour, etc… Deux ou trois jours après, il accourut : « Mon cher Bailly, dit-il, les personnes dont je vous ai parlé viennent prendre le thé chez moi ce soir. Prêtez moi vos belles cuillers, j’ai des porcelaines passables, on verra que je ne suis pas un gueux. Il parla si bien que votre aïeul lui confia le précieux écrin, et, naturellement, il ne revit ni les cuillers ni l’homme. Celui-ci avait réalisé la somme qui lui manquait, et il était parti pour l’Amérique. On n’entendit plus parler de lui. Mme Bailly regretta toujours de n’avoir pas au moins ces tant jolies cuillers.
Quand elle arriva à Londres, où ma mère fut si heureuse de la trouver, quand elle, à son tour, alla rejoindre mon père, vos grands-parents vécurent dans une aisance modeste, mais très heureuse. M. Bailly ne regrettait pas d’avoir résisté aux sollicitations de ses amis de Figeac qui le pressaient de faire ‘‘sa soumission‘‘, c’était la formule, et de demander à l’empereur sa grâce qu’ils se faisaient fort de lui obtenir. Il avait gardé la copie de sa réponse à ce sujet à M. Delpon et je l’ai lue. Etes-vous bien sûrs de ne rien avoir de cette correspondance ? Cette lettre était touchante. M. Bailly disait d’abord sa joie à la pensée qu’il pourrait revoir la France, Figeac, sa famille, ses amis, sa maison. Les larmes avaient mouillé son papier. Mais il ne pouvait rien abandonner de ses idées ; il n’avait rien fait contre la morale ni contre les lois ; il ne pouvait pas solliciter sa grâce ; il n’était pas coupable ; il croirait déchoir, il se diminuerait à ses propres yeux. Mais combien reconnaissant il restait à ses amis.
Les années passèrent. En 1857, Mme Bailly et Marie étaient revenues en France, je ne sais pour quelle raison, ma mère qui ramenait ma sœur, très malade, prendre l’air du pays, leur portait diverses commissions. C’est dans la vieille maison de Figeac qu’elles vinrent attendre l’arrêt du tribunal quand on y jugea ma mère accusée de ‘‘complicité dans l’attentat d’Orsini‘‘. Vous lisez bien, et je ne perds pas le sens.
Delpon, dont je parlais un peu plus haut, voulait défendre ma mère : « vous perdriez mon cher Monsieur, et vous ne me sauveriez pas. » lui dit-elle. Il revint à la maison Bailly, disant que ma mère allait être sûrement condamnée et emprisonnée séance tenante. Les dames Bailly, tout en larmes, s’empressèrent de tout préparer pour lui rendre le séjour de la prison moins épouvantable.
Quand ma mère, qui avait su se défendre, et qui était acquittée, arriva, escortée et acclamée par une vraie foule, elle trouva un matelas, des couvertures, des draps blancs déjà roulés en un paquet que M. Delpon se faisait fort de faire accepter à la prison, car ma mère avait sûrement droit au régime des condamnés politiques. La joie des dames Bailly fut grande ; et alors, enfin, entourée de leur affection, ma mère put pleurer.
Ce fut bientôt M. Bailly lui-même qui prit sa place à la prison de Figeac. Ces choses incroyables s’expliquent par la ‘‘loi de sureté générale‘‘ promulguée à la suite de l’attentat d’Orsini contre la personne de l’Empereur. Il était enjoint à tous les préfets de l’empire de faire arrêter et juger chacun dans son département quatre complices d’Orsini. Orsini venait d’Angleterre, tout italien qu’il était. C’était là qu’il avait préparé la machine infernale. Ma mère était venue d’Angleterre, donc elle était une de ses complices réclamée par la loi. Elle était acquittée, il fallait chercher ailleurs.
Le père de M. Bailly était très vieux, il devint très malade, en péril de mort. Il fit écrire à son fils qu’il voulait l’embrasser encore une fois. Votre aïeul demanda et obtint sans difficulté un sauf-conduit lui permettant un séjour en France, assez long pour remplir ce devoir filial.
Il arriva en France partagé entre les émotions les plus diverses : il était en France, il revoyait Figeac, il entendait résonner son cher patois. Ah ! Si l’état de son père s’améliorait comme il bénissait l’empire de l’avoir autorisé à venir un moment. Hélas, peut-être son père était mort.
Son père n’était pas mort. Il traversa en courant une pièce sombre où se tenaient quelques personnes qu’il ne vit même pas. Son père ne pouvait se lasser de l’embrasser, de lui répéter que la nouvelle de son arrivée, sa venue, maintenant lui rendait ses forces.
Quand M. Bailly quitta la chambre de son père, il fut arrêté par les gendarmes qui l’attendaient dans la pièce obscure. Ils avaient l’ordre, parait-il, de l’arrêter dès son arrivée à Figeac, mais ils avaient eu l’humanité de lui laisser voir son père.
Il fut déporté à Lambessa, conformément à la condamnation déjà prononcée contre lui, du reste, il n’y resta pas longtemps. Le 15 août 1859, l’Empereur promulgua une amnistie sans condition, et les proscrits eurent la liberté de rentrer chez eux sans aucune autre formalité que l’octroi d’un passeport.
M. Bailly revint donc à Figeac. Son père était mort. Il pensait s’établir avec son frère, puisqu’ils étaient tous deux horlogers. Il eut la douloureuse surprise, en arrivant, de lire sur la porte qu’il croyait sienne : ‘‘Bailly jeune, successeur‘‘. Toutes les affaires avaient été réglées sans lui. Il m’en parla un jour avec tristesse, et me dit que son chagrin avait été très grand. L’oncle Timothée s’entremit, je crois, et la cordialité régna dans la famille. Je ne sais pas comment les questions d’intérêt furent réglées, mais Jules et Louis Bailly venaient à Panafé comme chez eux.
M. Bailly vécut dès 1860 à Panafé entre sa famille, ses livres et ses amis, entouré d’un respect teinté d’admiration. Tel était du moins le sentiment que j’ai entendu exprimé aux Figeacois de ma connaissance. Le mariage de sa fille avec M. Rey ne pouvait qu’ajouter à la considération publique.
En 1871, on lui offrit une candidature aux élections législatives ; le gouvernement provisoire voulut le nommer préfet. Il refusa tout. Il ne se sentait plus, disait-il, assez robuste pour accepter des fonctions qu’il n’aurait peut-être pas la force de remplir.
Lorsqu’on accorda une pension aux ‘‘Victimes du 2 décembre ‘‘, il fut élu président de la commission départementale, et, certainement, si des erreurs et des injustices furent commises, ce ne fut pas sa faute.
Il y perdit pourtant quelques illusions sur le désintéressement de certains et il en souffrit. L’humanité lui semblait moins belle qu’il n’avait cru. Cependant, le fond de son caractère resta toujours la bonté.
M. et Mme Bailly furent brisés par la mort de leur fille. Ils ne se consolèrent pas : ils devinrent des vieillards toujours accueillants, toujours aimables, à l’esprit et au cœur ouverts, mais ils étaient cassés, usés. Leur chagrin semblait avoir presque détruit leur corps. Ils donnaient l’impression de n’être plus tout à fait de ce monde. Mme Bailly était très faible, leur vieille servante, Julie, souffrait d’un asthme qui l’immobilisait presque le matin. M. Bailly, malgré le tremblement nerveux qui le gênait en tous mouvements, se levait pourtant le premier, préparait le déjeuner qu’il portait à Mme Bailly, dans sa chambre, et puis à Julie, et enfin, le mangeait à son tour au coin du feu de la cuisine qu’il avait allumé.
Ils furent vraiment heureux de me voir lorsque je m’arrêtai à Panafé à mon retour de Cahors où je venais de prendre mes brevets, et se réjouirent de ma nomination à St Céré qui me laissait dans le pays.
Dans l’hiver suivant, je dus me rendre à Figeac comme témoin dans une rixe entre nos voisins de Girac. On ne m’attendait pas à Panafé ; quand Follette m’entendit pousser la petite clairevoie, elle accourut avec des cris de joie. « Qué l’y o, Julie ? – Follette, répondit Julie, aboie comme elle fait à Mlle Foumentèze[2] – Pauvre Julie, Mlle Foumentèze est à sa classe. – Et justement, la voilà ! S’écria Julie triomphante.
Nous passâmes une bonne soirée, les chers vieillards se reprenaient à faire des projets. On allait ouvrir à Figeac une École supérieure ou un collège de filles ; j’y serais nommée ; nous viendrions avec ma mère habiter Figeac, et je serais une sœur aînée pour leur petit-fils Julien.
M. Bailly se sentait faiblir, il me parla de sa mort prochaine, et me montra une sorte de testament par lequel il laissait à sa famille le soin de faire ses obsèques religieusement si elle le jugeait bon.
Un peu plus tard, cette lecture me permit de calmer certaines gens qui accusaient Mme Bailly et M. Rey d’avoir violé les dernières volontés de votre aïeul. Mais à ce jour, je ne le croyais pas si près de la tombe, et nous causions de l’au-delà l’esprit très libre, comparant nos idées, moi avec respect, lui avec sa bienveillance habituelle.
A quelques jours de là, un journal local m’apprit la mort de M. Bailly. Il me fut, ce soir-là, bien difficile de donner mes leçons.
Au mois de septembre 1889, Mme Bailly s’affaiblissait à son tour. Ma mère et moi allâmes la voir. Elle mourut l’hiver d’après. De même, je n’ai plus revu M. Rey de la Madeleine à qui je garde le souvenir d’un ami délicatement affectueux.
Votre vieille Marraine
Girac 7 février 1928
[1] En fait, il fut condamné par contumace à la transportation à Cayenne. La peine ne fut commuée à la déportation en Algérie qu’après son arrestation de 1858. [2] C’est seulement à la lecture de ce passage que j’ai trouvé confirmation du nom de la rédactrice de cette lettre (dont mon père semble se rappeler le nom de femme mariée qui serait, selon ses souvenirs ‘‘Mme Denis’’) et donc de son père, co-exilé de M. Bailly, nom que l’on retrouve également dans l’Histoire des crimes du 2 décembre de Victor Schoelcher. (note de Michel Rey) |