L’itinéraire d’un proscrit lot-et-garonnais

article publié dans la Revue de l’Agenais, 1932, pp. 54-60

L’itinéraire d’un proscrit lot-et-garonnais du 2 décembre 1851

 

Le monument de Marmande (photo Christian Martin)

Au cours d’une tournée médicale aux environs d’Argenton (Lot-et-Garonne), comme je quittais une chambre de malade, un tableau, presque dissimulé dans l’ombre d’une encoignure, attira mon attention : un cadre tout simple, en bois marron, entourant un manuscrit sur feuille double de papier réglé. L’encre avait jauni. L’écriture était appliquée et malhabile. Voici scrupuleusement respecté le texte du manuscrit :

 

Route tracée du Départ.

Arrestation du Mas le 3 janvier. Conduit du Mas à Marmande, le 4 janvier. Départ de Marmande pour Villeneuve d’Agen, le 10 janvier. Grand halte à la mamcavite, où nous fumes assiégés par un orage. Le soir, nous avons été coucher à Castelmoron ; nous fumes bien reçus par le peuple. L’on nous prêta pour nous coucher une couate ou un matelas à chacun, mais avec cela nous éprouvames une grande peur en passant sur le pont d’une secousse qu’il fit. Le lendemain, nous partîmes pour aller à Saint-Livrade, car le vent du nord soufflait impétueusement et l’on nous mit dans un champ de chaumes attachés au nombre de 82 détenus politiques. De là, nous nous rendîmes à la maison Daisse, de Villeneuve, maison de détention et de force. En arrivant, on nous saisit le tabac, les allumettes, la pipe et l’argent ; l’on nous mit dans le n° 52, gardés par deux gardiens qui veillait nuit et jour ; ils causaient avec nous et s’amusait assez aisément. Nous sommes resté dans cette prison, l’espace de deux mois et demi. Nous sommes partis le 25 mars pour nous rendre à Agen, la plus mauvaise prison de France. Le lendemain, nous avons débarqué au bâteau à vapeur pour nous rendre à Bordeaux. Le lendemain, 27, l’on nous a transporté devant la place des Quinconce pour y reprendre un autre bâteau pour nous transporter à bord de la frégate Lysle, qui était en rade à Blaye. Là on nous a fouillés nos malles et paquets pour savoir si nous portions liqueurs ou eau de vie et des allumettes. L’on nous prenait pour des gens sauvages et peu civilisés attendu que le lieutenant du 1er de ligne qui devait nous conduire dans notre voyage (sic). On nous avait donné de très mauvaises notes au commandant de la frégate et ainsi qu’à tout l’équipage, on avait fait braquer deux éclusiers chargés de mitrailles : un sur le pont et l’autre dans le bâteau de peur d’une révolte. Nous sommes resté l’espace de quinze jours en rade de Blaye. Nous sommes partis le jeudi saint, le 3 avril. Le matin, nous avons entendu chanter le Rossignol, puis nous sommes passés devant Pauillac. Après avoir fait huit heures de marche, nous avons trouvé la tour de Cordouan sur la gauche, et à droite Royan. Là, en face à bord de la frégate, il y est venu une bergeronnette qui semblait nous porter notre délivrance. Après avoir marché une nuit et un jour, nous avons passé le Golfe de Gascogne. Deux jours après, nous avons passé le cap Finistère. Deux jours après, nous avons passé le cap Saint-Vincent. Deux jours après, nous avons passé le détroit du Gibraltar et, en même temps, nous avions le feu à bord de la frégate et nous étions poursuivi du danger de nous noyer ou de nous brûler sur le même moment ; nous avons été assaillis par un bâtiment, nous avons manqué faire naufrage. Avec tout cela, la nuit nous sommes sortis du danger qui nous poursuivait et nous avons passé le détroit de Gibraltar et nous voilà entré dans la mer Méditerranée, et nous sommes pénétré sur le 16 avril après avoir fait 800 lieues de traversée, nous avons débarqué à Mer El Kabix. Aussitôt débarqué, le 9e de ligne nous attendait, ainsi que la gendarmerie, pour nous conduire aux baraquets de Saint-André qui nous ont servi de prison pendant quinze jours. Le brave lieutenant de 75e de ligne disait en route au comendant de la frégate que c’était dommage de donner tous les vivres à des gens comme nous, mais il lui répondit que cela ne regardait qu’à lui seul, on ne pouvait l’empêcher de lui faire des éloges de la conduite que nous avions tenu au commendant du camp Saint-André. Départ de cette ville, nous sommes partis le 7 mai 1862, à 4 heures du matin. Sur notre route nous avons trouvé les bains de la Reine. Avant de rentrer à Oran,, nous sommes passé dessous une montagne et nous sommes arrivés à Oran à 5 heures du matin. Là, les zouaves nous attendait pour nous conduire à Mostaganem. En partant d’Oran, nous avons trouvé Arcole et on a fait halte. Nous sommes repartis ; nous avons campé à Saint-Clou dans les montagnes de Lyon. Le lendemain, sur notre route, nous avons trouvé Méfezon. Nous avons fait halte à Saint-Luc et toujours la pluie sur le dot. Le soir, nous avons campé à la Macha. Là nous avons passé une cruelle nuit. Nous avons été obligés d’aller chercher à une heure de marche l’eau et le bois pour nous faire la soupe ; dans la nuit le mauvais temps nous a renversé nos tentes et toujours la pluie sur le dos. Enfin, avec patience et courage, nous avons remis nos tentes en place, mais l’eau qui tombait nous passait dessus étant couché, il a fallu rester comme ça jusqu’au lendemain matin, trempes comme une soupe. Le lendemain, nous avons trouvé Lastiba à Estidcha ; nous avons fait halte, puis nous avons passé devant Mazagran et nous sommes arrivé à Monstaganin au fort de Sezit. Le lendemain, les Turquos arabes nous conduit à l’endroit où nous sommes ; sur notre route nous avons trouvé Tiberait et Toumy, et le pont de Cheliff.

 

Ce journal de route est celui d’un proscrit du 2 décembre 1851. Il n’est pas de la main de l’auteur. Le copiste, probablement un enfant, a commis quelques inadvertances (éclusier pour obusier, barraquets pour barraquements, 1862 pour 1852, etc.) et fait — étourderie plutôt qu’ignorance — quelques fautes d’orthographe.

La relation n’est pas signée. Qui fut le héros de la petite odyssée dont elle narre les péripéties ? Le possesseur du manuscrit l’ignorait. Toutefois, grâce aux indications qu’il m’a fournies sur la famille dont il avait reçu l’objet en héritage, et après dépouillement de la liste des prisonniers incarcérés à la prison de Marmande à la date indiquée par le journal de route, j’ai pu établir l’identité de son auteur : Jabot Jean, 53 ans, cordonnier au Mas d’Agenais.

Rappellons les événements qui eurent pour conséquence la déportation en Algérie de notre héros.

La nouvelle du coup d’État du 2 décembre 1851 provoque dans Marmande une vive effervescence. Le 3 décembre, sous la pression de la foule, le Conseil municipal déclare déchu le Président de la République, Louis Napoléon Bonaparte. Du 4 au 6, les événements se précipitent : démission du maire ; départ du sous-préfet ; élection par le Conseil municipal d’une « commission de permanence » ayant pleins pouvoirs, et, sur les ordres de cette commission, rétablissement de la garde nationale, formée d’environ 1.200 soldats, citoyens marmandais, et grossie de volontaires des communes voisines.

Cette troupe, conduite par le chef d’escadron en retraite Peyronny, se porte dans la nuit du 7 au 8 décembre au devant des forces gouvernementales envoyées de Bordeaux contre la ville en révolte. Un peu avant Sainte-Bazeille, les gardes nationaux rencontrent un détachement de gendarmes; on tire de part et d’autre. Il y a des blessés. Les gendarmes s’enfuient, mais la colonne insurrectionnelle se débande. Rien ne s’opposant plus à la marche en avant du corps expéditionnaire, celui-ci, que composent un bataillon du 75° de ligne, un escadron du 13° chasseurs, une batterie du 9° d’artillerie et quelques gendarmes, fait son entrée à Marmande et y ramène les autorités dans l’après-midi du 8 décembre.

A la suite des troubles dont on vient de lire le succinct récit, de nombreuses arrestations furent opérées.

A Agen, comme dans chaque chef-lieu de département, fonctionnait une « commission mixte ». Formée du préfet, du commandant militaire du département et du procureur général, elle appliquait à l’inculpé, selon le cas, l’une des mesures suivantes : renvoi devant les Conseils de guerre — transportation en Algérie (deux classes exprimées par ces mots : plus, moins) — expulsion de France, éloignement momentané du territoire — internement, c’est-à-dire obligation de résider dans une localité déterminée — renvoi en police correctionnelle — mise sous la surveillance du ministère de la police générale — mise en liberté.

L’arrondissement de Marmande compte 292 proscrits, dont 50 pour la commune du Mas. Jabot fut un de ces derniers. Quel était son crime ? Les dossiers de police conservés aux Archives départementales l’indiquent avec précision : « Jabot, disent-ils, affilié à la société secrète ; très prononcé pour le désordre, ardent, actif et extrêmement dangereux. A pris part la prise de la mairie (du Mas) en armes. » Algérie moins, telle fut la peine que lui infligea la commission mixte d’Agen.

Or, à bord de l’Isly, — que Jabot appelle Lysle, — un autre transporté enregistrait ses souvenirs de voyage. C’est un certain M. C. D…, de Marmande, dont la relation a été publiée en 1882 par J. A. Neuville dans son ouvrage : Proscriptions de Marmande. Son récit, plus détaillé et de forme plus littéraire, permet de contrôler, de corriger et d’éclairer par endroits, enfin de compléter celui de Jabot.

« Le Vendredi Saint 9 avril, vers deux heures du matin, — écrit M. C. D…, — l’Isly eut sa cargaison de proscrits au complet par de nouveaux prisonniers extraits de la citadelle de Blaye.

Quatre cent cinquante matelots et cinquante soldats du 46° de ligne, sous le commandement d’un capitaine, composaient l’équipage de la frégate. Quelques heures après, nous mimes à la voile sans destination connue.

Nous quittions les rives de France, les larmes aux yeux, la douleur dans l’âme, quelques-uns sans espoir de retour. Nous étions tristes, abattus, terrassés. Nous envoyâmes, avec nos derniers adieux, nos regrets du foyer natal, où notre absence allait plonger dans le désespoir nos chères et bien aimées familles.

Aussitôt en pleine mer, des mesures de rigueur furent prises à notre égard : l’équipage et les soldats étaient armés jusqu’aux dents ; les uns de leurs poignards, les autres de leurs sabres ; qui de leurs fusils, qui de leurs pistolets. Les sentinelles se remplaçaient toutes les heures. Des pièces chargées étaient tournées dans la direction du faux-pont où on nous avait parqués ; elles étaient gardées par des factionnaires prêts à faire feu sur nous à la moindre tentative de désordre, de sédition ou de révolte…

Au passage du détroit de Gibraltar, nous comprîmes, d’après le dire de quelques-uns de nos proscrits, qui connaissaient comme marins ces parages, vers quels rivages nous étions portés : Nous sûmes enfin que l’Afrique était notre lieu de déportation.

Pendant notre parcours, nous faillîmes, à deux reprises différentes, périr en mer : quatre jours après notre départ, le feu se déclara dans la soute au charbon. Nul des transportés n’en eut connaissance ; l’équipage se rendit maître de l’incendie avec le concours de la troupe de ligne.

Nous venions à peine d’échapper à ce sinistre, quand nous rencontrâmes un navire anglais, qui vint sur nous et fut sur le point de couler la frégate en passant à quelques brasses seulement à côté d’elle.

Peu s’en fallut, en effet, qu’elle ne fût accostée, malgré les signaux de détresse plusieurs fois faits par notre commandant, afin de faire filer au large le bâtiment qui courait à toute vitesse sur nous.

Nous abordâmes le septième jour le port de Mers-el-Kébir, après les souffrances du mal de mer que nous avions presque tous endurées et les sinistres auxquels nous venions d’échapper comme par miracle.

Au débarquement, notre frégate fut envahie par une multitude de marchands d’oranges, Maltais d’origine pour la plupart.

Des chalands servirent à nous transporter à terre. Nous foulions à peine le sol africain qu’une cohorte de soldats de ligne et de gendarmes nous entoura pour nous conduire dans les barraques du pénitencier de Saint-André de Mers-el-Kébir.

Ces barraques en planches, clôturées par une palissade de quatre mètres de haut, étaient assez bien construites, très spacieuses, bien aérées et situées au bord de la mer.

Une fois établis au pénitencier, chacun de nous reçut son lit de campement, qui consistait; en un mince matelas d’étoupe ou de paille et une étroite couverture de laine ; notre lit fut bien vite préparé ; nous ne tardâmes guère à nous y étendre pour y prendre quelques heures de repos et de sommeil.

Le lendemain de notre arrivée, après une assez bonne nuit, pendant laquelle nous n’étions plus secoués par le tangage de l’Isly, le commandant de place nous fit appeler les uns après les autres par ordre alphabétique… Nous fûmes inscrits au rôle matricule, ayant perdu nos noms de citoyens pour ne répondre désormais, ainsi que des forçats et des filles de joie, qu’au seul numéro d’ordre qu’on venait de nous imposer dans cette classification d’un nouveau genre.

Nous étions donc inscrits comme les femmes les plus viles ; nous étions classés, enregistrés et matriculés comme des galériens, comme des filles perdues. C’était pis que la marque des bagnes, c’était la dernière des flétrissures que de nous assimiler à des courtisanes éhontées. Nous n’étions plus des hommes, nous n’étions que des numéros.

On forma des escouades comme dans la chiourne ; on en nomma les chefs qui avaient pour emploi de faire balayer et nettoyer, ainsi que cela se pratique dans les bagnes, les baquets et autres immondices…

Au camp, nous avions d’immenses préaux pour la promenade; nous communiquions tous ensemble. Il nous était aussi permis d’aller aux alentours.

Les uns se rendaient dans un village voisin pour y puiser de l’eau potable ; les autres travaillaient dans l’intérieur du pénitencier à la construction de fours en terre, qu’ils élevaient en plein vent, pour les besoins de la cuisine.

Presque tous les transportés cherchaient à utiliser et à occuper leurs bras. Des prêtres même s’employaient à ces divers travaux.

Souvent, au nombre de 60 à 80 environ, sous l’escorte d’un gendarme ou d’un soldat, nous allions loin du camp faire du bois.

Nous passâmes près d’un mois dans cette vie de campement.

La nourriture que nous avions était assez bonne ; elle se composait de viandes à demi succulentes, fèves, pois, artichauts, salades de toute nature et de belles et excellentes oranges.

Tous ces mets étaient vendus bon marché. Seul le vin était rare et se payait fort cher… »

 

Jabot devait revenir bien vite au pays natal.

Bénéficia-t-il d’une des mesures de clémence dont furent l’occasion la proclamation de l’Empire (2 décembre 1852), le mariage de l’Empereur (29 janvier 1853), la guerre de Crimée (1854) ? Toujours est-il qu’on le retrouve installé dès 1856, comme cordonnier, au Mas-d’Agenais, rue Porte-de-Bois. Le recensement de la population conservé aux Archives départementales le mentionne avec tous ces détails, pressentis par MM. Trescos, maire de Casteljaloux, et Trescos, fabricant de chaussures, ses petits-neveux. Qu’ils trouvent ici mes remerciements, ainsi que le propriétaire du manuscrit, M. G. Teux, retraité des P. T. T., maire d’Argenton, qui m’a autorisé à le publier.

Je n’aurai garde de terminer sans exprimer ma reconnaissance à M. Bonnat, archiviste du Lot-et-Garonne et secrétaire perpétuel de la Société académique, qui, avec tant de compétence et d’amabilité, m’a guidé dans mes recherches sur ce modeste point d’histoire locale.

Bouglon, 27-9-31.

Docteur J. LEPARGNEUR