La Garde mobile et l’insurrection de juin 1848

La Garde mobile et l’insurrection de juin 1848

 

René Merle

 

Au lendemain de l’insurrection victorieuse de février 1848, la classe ouvrière parisienne saluait la création de la Garde mobile, composée essentiellement de jeunes prolétaires et de fils du peuple.

Quatre mois plus tard, la garde mobile était le fer de lance de la répression de l’insurrection ouvrière de Juin et la presse bourgeoise saluait ces vainqueurs du drapeau rouge.

Rappelons le point du vue de Marx, donné à chaud dans son journal Neue Rheinische Zeitung, 29 juin 1848 :

« C’est la garde républicaine et la garde mobile qui se sont comportées le plus mal. La garde républicaine, réorganisée et épurée comme elle l’était, se battit avec un grand acharnement contre les ouvriers, gagnant contre eux ses éperons de garde municipale républicaine.

La garde mobile, qui est recrutée, dans sa plus grande partie, dans le lumpenproletariat parisien, s’est déjà beaucoup transformée, dans le peu de temps de son existence, grâce à une bonne solde, en une garde prétorienne de tous les gens au pouvoir. Le lumpenprolétariat organisé a livré sa bataille au prolétariat travailleur non organisé. Comme il fallait s’y attendre, il s’est mis au service de la bourgeoisie, exactement comme les lazzaroni à Naples se sont mis à la disposition de Ferdinand. Seuls, les détachements de la garde mobile qui étaient composés de vrais ouvriers passèrent de l’autre côté.

Mais comme tout le remue-ménage actuel à Paris semble méprisable quand on voit comment ces anciens mendiants, vagabonds, escrocs, gamins et petits voleurs de la garde mobile que tous les bourgeois traitaient en mars et avril de bande de brigands capables des actes les plus répréhensibles, de coquins qu’on ne pouvait supporter longtemps, sont maintenant choyés, vantés, récompensés, décorés parce que ces « jeunes héros », ces « enfants de Paris » dont la bravoure est incomparable, qui escaladaient les barricades avec le courage le plus brillant, etc., parce que ces étourdis de combattants des barricades de Février tirent maintenant tout aussi étourdiment sur le prolétariat travailleur qu’ils tiraient auparavant sur les soldats, parce qu’ils se sont laissés soudoyer pour massacrer leurs frères à raison de 30 sous par jour ils ont abattu la partie la meilleure, la plus révolutionnaire des ouvriers parisiens ! « 

 

Marx reprend ce même point de vue dans Les luttes de classes en France, qu’il publie en 1850 dans sa revue Neue Rheinische Zeitung, (qui porte le même nom que le journal de 1848-1849).

 

« La révolution de Février avait rejeté l’armée hors de Paris. La garde nationale, c’est-à-dire la bourgeoisie dans ses différentes couches, constituait l’unique force. Cependant, seule, elle ne se sentait pas de taille à se mesurer avec le prolétariat. En outre, elle était obligée, non sans avoir opposé la résistance la plus acharnée et cent obstacles divers, d’ouvrir progressivement et partiellement ses rangs pour y laisser entrer des prolétaires armés. Il ne restait donc qu’une seule issue : opposer une partie du prolétariat à l’autre.

À cette fin, le gouvernement provisoire forma vingt-quatre bataillons de gardes mobiles, de mille hommes chacun, composés de jeunes gens de quinze à vingt ans. [en fait seize à trente ans, mais la plupart des gardes étaient très jeunes, et certains même avaient moins de seize ans] Ceux-ci appartenaient pour la plupart au lumpenproletariat, qui dans toutes les grandes villes constitue une masse très distincte du prolétariat industriel, pépinière de voleurs et de criminels de toute sorte, vivant des déchets de la société, individus sans métier précis, vagabonds, « gens sans feu et aveu » [en français dans le texte], différents selon le degré de culture de la nation à laquelle ils appartiennent, ne reniant jamais leur caractère de lazzarones ; vu le jeune âge auquel le Gouvernement provisoire les recrutait, ils étaient très malléables, capables des plus hauts faits d’héroïsme et des sacrifices les plus exaltés comme du banditisme le plus vil et de la vénalité la plus sordide. Le Gouvernement provisoire les payait un franc cinquante par jour, ce qui revient à dire qu’il les achetait. Il leur donnait un uniforme particulier, autrement dit il les distinguait extérieurement de la blouse. Pour les commander, on leur affecta en partie des officiers de l’armée permanente ; en partie, ils élisaient eux-mêmes des jeunes fils de bourgeois dont les rodomontades sur la mort pour la patrie et le dévouement à la République les séduisaient.

C’est ainsi que se dressait face au prolétariat de Paris une armée tirée de son propre milieu, fort de vingt quatre mille hommes, jeunes, robustes et hardis. Le prolétariat salua la garde mobile de ses vivats au cours de ses marches à travers Paris. Il reconnaissait en elle son élite combattante des barricades [de février]. Il la considérait comme la garde prolétarienne par opposition à la garde nationale bourgeoise. Son erreur était pardonnable. »

 

L’accès aux sources d’archives, et le travail des historiens, ont permis d’autres regards sur la composition et les motivations de la garde mobile parisienne de 1848, que Marx et Engels rejetaient du côté du lumpenprolerariat, un lumpenproletariat dont ils ne cesseront de se méfier.

Voici ce que l’on pouvait lire dans le bel ouvrage d’Inès Murat, La IIe République, Fayard, 1987 :

« Or l’étude désormais classique de Pierre Gaspard contredit formellement sur ce point l’analyse de Marx et Engels. La plupart des gardes mobiles, bien que très jeunes, ont déjà plusieurs années de vie professionnelle derrière eux. Mais l’apprentissage est long, les salaires sont moindres que ceux des ouvriers plus âgés. De plus, les anciens ouvriers doivent payer eux-mêmes leurs aides ; les vieux ouvriers sont furieux contre ces jeunes qui cassent leurs salaires. Et la crise a commencé par jeter au chômage les plus jeunes. Les mobiles sont en majorité originaires de la province. Ouvriers qualifiés, contrairement aux affirmations d’Engels, ils ont été surexploités par leurs patrons, et surtout par leurs aînés. Il s’agit donc essentiellement d’un antagonisme de générations, et non de classes, antagonisme qui s’exprime violemment au cours des ‘journées de juin’ »

On peut lire aujourd’hui sur le net cette étude de Pierre Gaspard, « Les aspects de la lutte des classes en 1848 : le recrutement de la garde mobile » (Revue Historique, T 152, fasc.1, juin 1974).

 

En arrivant aux mêmes conclusions sur la composition de la garde mobile, où dominent les jeunes ouvriers, le sociologue américain Mark Traugott a donné une autre interprétation de leur comportement en Juin.  Cf. Armies of the poor. Determinants of working-class participation in the Parisian insurrection of June 1848, Princeton University Press, 1985. On peut lire sur le net son article « Une étude critique des facteurs déterminants des choix politiques lors des insurrections de février et juin 1848« , Revue française de sociologie, 1989, vol.30, n°30-3-4.

Prenant toutes leurs distances avec l’hypothèse du conflit de générations, Mark Traugott et ses continuateurs pointent l’hypothèse organisationnelle dans le ralliement de cette garde mobile populaire au camp du pouvoir. Quatre mois d’une expérience collective de vie en commun, de communauté à part, mise sous influence de leur encadrement, ont transformé ce corps constitué de très jeunes hommes en véritable garde prétorienne.

L’hypothèse n’a rien d’invraisemblable. Pour ne prendre qu’un exemple contemporain, la guerre d’Algérie, par exemple, a montré comment des unités de jeunes rappelés, au départ très hostiles à cet engagement, ont pu en quelques semaines devenir des unités combattantes de choc.

Sur les nombreuses études et les discussions relatives à ces études et interprétations, on se reportera, par exemple, à la récente mise au point (lisible sur le net) de Laurent Clavier, Louis Hincker, Jacques Rougerie, « Juin 48, l’insurrection », 1848, Actes du colloque international du cent cinquantenaire, CREAPHIS, 2002.

Quelques remarques personnelles : 

Il ne faudrait pas, comme ont pu le faire certaines études, en arriver à opposer la jeunesse (rangée du côté du pouvoir) et les adultes politisés ou/et poussés par la misère et le désespoir à s’insurger. Que tous les gardes mobiles soient jeunes, qui s’en étonnerait, vus les critères de recrutement. Mais il y avait aussi des jeunes dans le camp des insurgés, il y avait des jeunes parmi les condamnés et les transportés de Juin, y compris des jeunes gardes mobiles rangés du côté des insurgés. On consultera à ce sujet l’étude de Louis-José Barbançon (http://criminocorpus.revue.org/148).

Il ne faudrait pas non plus, en constatant que ce sont deux fractions de la classe ouvrière qui se sont physiquement combattues, en arriver à oublier que l’une était au service du pouvoir, et que cet affrontement était bel et bien un affrontement, même par garde mobile interposée, entre les ouvriers parisiens désespérés et la « classe bourgeoise ».

Sur tous ces thèmes, il n’est sans doute pas inutile de revenir sur une étude à peine mentionnée dans les bibliographies (mais consultable sur le net), celle du commandant P. Chalmin : « Une institution militaire de la Seconde République, la Garde nationale mobile« , Études d’histoire moderne et contemporaine, T. II, Études sur la Révolution de 1848, Paris, Hatier, 1948. Belle étude d’un historien militaire qui lui aussi connaissait les archives de la garde mobile !

Que dit-il de la composition de la garde mobile ? « Les formalités furent réduites au minimum et nul ne songea à scruter trop profondément le passé des candidats. De sorte que l’on trouve dans leurs rangs des hommes provenant d’un peu tous les milieux : gens d’aventure, déserteurs, matelots et soldats de l’armée ou des bataillons disciplinaires fort discrets sur leur passé, ouvriers en chômage, désœuvrés turbulents, gamins parisiens, étudiants abandonnant leurs études, jeunes gens heureux de jouer au soldat et de toucher un fusil. parmi eux vint s’inscrire le jeune Ponson du Terrail, futur romancier populaire…« . Bien que Chalmin ne reprenne pas totalement à son compte la vision de Marx sur le lumpenproletariat, on n’en est pas ici bien loin…

Dès mars 1848, ces bataillons se taillent une vraie réputation de dangerosité : ces jeunes sont indisciplinés, portés sur le chapardage, voire le vol, ils sont violents, vandalisent leurs lieux d’hébergement, font fleurir la prostitution et pratiquent à l’occasion l’agression sexuelle. « A la veille des journées de Juin, les autorités de la ville de Paris signalent précipitamment que des gardes mobiles ont projeté d’enlever des jeunes filles placées dans un ouvroir de la rue de Grenelle. Mises au courant du complot et affolées, les religieuses qui le dirigent demandent que l’on fasse échouer le projet« , (P. Chalmin).Le discrédit est bien sûr jeté aussitôt par les conservateurs sur cette canaille, en des termes que ne renieraient pas aujourd’hui les disciples de Mr. Finkielkraut lorsqu’ils traitent de la jeunesse des cités. Discrédit d’autant plus affirmé qu’il se fonde d’une interrogation sur l’attitude qu’aurait la garde mobile en cas d’insurrection.

Mais le gouvernement et « l’ordre » y trouvent bien vite leur compte : « Aussi n’était-il pas étonnant qu’en certains quartiers, notamment faubourg Saint-Antoine, les propriétaires n’osassent plus réclamer leur terme, ils risquaient de se faire rosser. Chaque jour, des manifestants parcouraient les rues avec des mannequins représentant les propriétaires voués à a vindicte publique pour avoir commis le délit de vouloir se faire payer. A partir d’avril, la Garde mobile mit fin à ces pratiques. A coups de crosse elle dispersait les manifestants et le calme renaissait jusqu’au lendemain. C’était tout de même un résultat appréciable auquel n’était pas parvenue la force morale de la parole lamartinienne.« , (P. Chalmin)

En juin, montre P. Chalmin, ces très jeunes gens combattent par jeu, par goût du combat, ce qui rejoint le point de vue de Tocqueville dans ses Souvenirs : « Les plus vifs étaient, sans contredit, ces mêmes gardes mobiles dont nous nous étions tant défiés, et je dis encore, malgré l’événement, avec tant de raison, car il tint à fort peu qu’ils ne se décidassent contre nous au lieu de tourner de notre côté ; mais, jusqu’à la fin, ils firent voir que c’était bien plus le combat qu’ils aimaient que la cause pour laquelle ils combattaient. »

Ils combattent aussi par instinct de conservation. Leur violence, leur cruauté, sont vite connus des insurgés, et les gardes savent dorénavant qu’en cas de victoire de l’insurrection ils n’auront droit à aucune indulgence. Le camp de l’Ordre d’ailleurs ne se prive pas de diffuser de fausses informations sur les tortures infligées aux gardes capturés par les « émeutiers ».

Mais aussi et surtout, plus prosaïquement, les gardes mobiles  combattent pour eux. « Leur intérêt bien compris les retient dans les rangs du parti de celui qui les paye, celui de la légalité.« , (P. Chalmin)

On conçoit que pareil regard puisse nous interroger sur notre présent, sur la façon dont en cas de crise sociale et politique majeure, les pouvoirs pourraient utiliser certains de ces « djeunes », qui pour d’aucuns sont des barbares campant aux portes de nos cité, et pour d’autres le fer de lance potentiel de la révolte sociale…