L’Evêque rouge

Clovis Hugues, Les jours de combat. Poésies, Paris, Dentu, 1883, pp. 344-347

 

L’ÉVÊQUE ROUGE

 

 

Un souffle orageux traversait la Chambre.

Monsieur Jolibois[1] — presque un nom de fleur ! —

Faisait un discours sur le Deux-Décembre.

C’était chaud : le sang garde sa chaleur.

 

Or, tandis qu’afin d’honorer l’Empire,

Il raillait les lois prises au lacet,

Moi, je regardais, pensif, sans rien dire,

L’évêque Freppel[2] qui l’applaudissait.

 

Et voilà qu’autour du prélat farouche

Je vis des linceuls tournoyer dans l’air :

Ce que nous rêvons notre main le touche,

Les yeux de l’esprit sont ceux de la chair.

 

C’était le réveil des blancs ossuaires,

Et Freppel riait, et toutes les fois

Qu’il applaudissait, les plis des suaires

Lui faisaient couler un flot rouge aux doigts.

 

Des morts se dressaient devant lui, tout pâles.

L’un d’eux, tout petit, avait en passant

Posé son doux front troué par les balles

Entre ses genoux humides de sang.

 

On voyait les os du petit squelette.

Pour que le hideux tableau fût complet,

La lèvre du mort était violette,

Le manteau du prêtre était violet.

 

Et, comme il venait d’applaudir encore

Quelque crime heureux, louche et triomphant,

Il fit, dans le choc du bravo sonore,

Jaillir au plafond le front de l’enfant.

 

Bidauré[3], l’œil sombre et la bouche verte,

Disait à l’évêque en baissant la voix :

« Evêque, voici ma poitrine ouverte !

Veux-tu me tuer encore une fois ? »

 

Hugo méditait, penché sur la Lyre.

Quelques généraux, tout constellés d’or,

Portaient au prélat, avec un sourire,

Des ventres béants qui fumaient encor.

 

Espinasse[4], ami du bourgeois honnête,

Soldat et bourreau triplé d’un valet,

Lui tendait au bout d’une baïonnette

Un lambeau de chair où le sang perlait.

 

Maupas et Morny[5], bandits de l’Histoire,

Offraient à sa soif le crâne d’un mort :

« Prouve, disaient-ils, que Freppel sait boire

Au crâne où Sibour[6] buvait à plein bord ! »

 

Et Freppel buvait, l’index à la hanche,

Ravi de goûter aux crânes humains ;

Et quand il avait bien avec sa manche

Essuyé sa lèvre, il battait des mains.

 

Il battait des mains, renflant l’omoplate,

Narquois, nous portant d’étranges défis ;

Et le sang versé, rosée écarlate,

Jaillissait à flots sur son crucifix.

 

O côtés affreux de la gloire altière !

Je pensais aux morts, à ces morts sacrés

Qu’un jour on coucha dans le cimetière,

Mal ensevelis et mal enterrés.

 

Les têtes sortaient de terre, livides,

Sous la fixité du bleu firmament :

Et l’aube avait peur devant ces yeux vides

Qui la regardaient formidablement.

 

Des spectres mêlaient leurs voix indignées :

« Si la plume est dure au lit où tu dors,

Nous le bourrerons avec des poignées

De cheveux coupés aux nuques des morts ! »

 

Et toujours l’évêque, avec ses mains grasses,

Acclamait le meurtre, insultait les deuils ;

Et l’on entendait sous des voûtes basses

Un bruit de marteaux clouant des cercueils.

 

Soudain, à travers l’énorme huée,

Se dressa Berryer[7] qu’on n’attendait point ;

Et Berryer tenait l’écharpe trouée

De Dussoubs[8], roulée autour de son poing ;

 

Et derrière lui, dans la grande salle,

Chaude de massacre et de sang fumant,

Baudin[9] s’avançait, ombre colossale,

Les deux pieds posés sur le faux serment !

Et le vieux tribun, fidèle à sa gloire,

Disait à Baudin : « Voilà ce qu’ils font ! »

Et je croyais voir flotter l’aile noire

D’un oiseau de proie autour du plafond.

 

Et le sang coulait comme au fond d’un bouge

Les ivrognes font couler le vin bleu ;

Et toujours, toujours, il pleuvait du rouge

Sur le front étroit de l’homme de Dieu ;

 

Et toujours, toujours, les pâles victimes

Lui marquaient les flancs d’un signe fatal :

Si bien qu’à la fin, Ô splendeur des crimes !

L’évêque Freppel était cardinal !

 

Juillet 1882.

 


[1] Eugène Jolibois, député bonapartiste de Charente-Inférieure.

[2] Charles-Emile Freppel, évêque d’Angers et député du Finistère. Il était alors une des figures de la droite cléricale à la Chambre.

[3] Ferdinand Martin, dit Bidouré, le fusillé deux fois.

[4] Charles Marie Esprit Espinasse, colonel qui, le 2 décembre, prit l’Assemblée nationale. Chargé en 1852 de réviser les condamnations des commissions mixtes dans le Sud-Ouest, il se fit remarquer par la très faible proportion de grâces qu’il accorda (8%, contre 41% pour Alexandre Quentin-Bauchart dans le Sud-Est). Promu général, il devient ministre de l’Intérieur et de la Sûreté générale en 1858 et, à ce titre, il fait voter la loi de sûreté générale.

[5] Charlemagne de Maupas et Charles de Morny, deux des principaux acteurs du coup d’Etat.

[6] Marie Dominique Auguste Sibour, archevêque de Paris. Il bénit les étendards de l’armée de Décembre : « Les armées sont dans la main de Dieu comme de puissants instruments d’ordre public ! »

[7] Pierre Antoine Berryer, le leader des légitimistes sous la Seconde République, opposant au coup d’Etat.

[8] Denis Dussoubs, tué le 4 décembre sur la barricade de la rue Montorgueil, où il remplacé son frère Marcellin, alors malade, député dont il avait revêtu l’écharpe.

[9] Alphonse Baudin, député tué le 3 décembre sur la barricade de la rue Sainte-Marguerite.