Souvenirs d’un coup d’Etat
Cet extrait[1] des « Souvenirs » d’Eugène Guillaume Roy, parus en 1906 aux Éditions Berger Levrault nous fournit un témoignage précieux sur les réactions d’un négociant parisien à l’époque du coup d’État de décembre 1851. E.G. Roy était alors employé, à Paris dans la maison de commerce de cotonnades de son oncle Henry Carcenac. S’il ne se prononce pas sur l’opportunité du coup d’État, on comprend que celui-ci bénéficie d’un préjugé favorable dès lors qu’il se révèle profitable au commerce. Dans l’immédiat, ce jeune négociant (28 ans en 1851) saisit au vol cette occasion pour réaliser de fructueuses affaires. On comprend mieux à partir de cet exemple comment l’adhésion au coup d’État dans la bourgeoisie ne résulta pas seulement d’un choix politique, mais aussi parfois de préoccupations d’intérêt immédiat. On rectifiera naturellement les dates indiquées par l’auteur. Il s’agit bien des années 1851 et 1852 et non 1852 et 1853. Nous remercions M. Michel Gibert, qui nous a communiqué cet ouvrage. Raymond Huard, janvier 2010
Souvenirs d’un coup d’État
L’année 1852[2] fut pour les affaires fort difficile, les partis s’agitaient, on pérorait dans les clubs, la société se sentait menacée ; entre l’Assemblée législative et le président de la République existait une grande défiance, le commerce se faisait au jour le jour, en l’absence d’un lendemain assuré ; nous avions réduit nos stocks au minimum nécessaire. Le 2 décembre de cette année, M. Carcenac et moi étions le matin au bureau en train de décacheter notre courrier, il était 8 heures et demi, quand arrive un de nos employés nous disant : « Le coup d’Etat est fait », et, comme nous doutions,, il nous prévint que l’affiche du prince Louis-Napoléon venait d’être posée précisément sur notre porte ; nous descendons au plus vite, nous voyons que l’Assemblée est dissoute, qu’une nouvelle Chambre va être convoquée et que le président sortant de la légalité entend consulter la nation, et rentrer au plus vite dans le droit. Nous apprenons successivement l’arrestation de plusieurs députés, leurs protestations. Nous nous demandions ce qui allait s’en suivre. Paris s’agitait ; à 9 heures, nous résolûmes de fermer nos bureaux et, comme je voulais rentrer chez moi, la troupe me barra le passage à la hauteur de la rue Drouot, j’eux beaucoup de peine à faire fléchir la consigne et j’arrivai rue de Provence ; je me vois encore dans notre petit appartement, assis près de ma femme, mon enfant sur mes genoux, nous entendions la fusillade et le canon sur le boulevard, nous étions dans l’incertitude de ce qui se passait à quelques pas de nous ; défense était faite de sortir de chez soi. Enfin, vers 6 heures, j’allais aux nouvelles, les troupes commandées par les généraux aux ordres de Louis-Napoléon avaient partout le dessus. Le lendemain matin, avec M. Carcenac nous examinons la position et notre conclusion est que l’incertitude qui pesait sur les affaires paraît dissipée, et que délivré de ce poids le commerce va prendre un essor d’autant plus grand qu’il a été plus longtemps comprimé. Nous décidons séance tenante qu’il faut profiter des cours actuels qui étaient très bas pour acheter tout ce que nous pourrions, et que je partirai le soir même pour Mulhouse ; nous nous rendons compte de nos finances, je boucle ma valise et me voilà en route. En ce temps là le chemin de fer n’allait pas de Paris à Strasbourg directement, deux tronçons seulement existaient, l’un de Paris à Commercy, l’autre de Sarrebourg à Strasbourg, le service entre les deux était fait par une diligence, ayant nom l’inversable ; j’y avais retenu une place de coupé, que je pris à 2 heures de la nuit, en arrivant à Commercy ; deux messieurs montent avec moi et nous partons ; au jour je m’éveille et je regarde mes voisins, l’un était M. Thiers, l’autre un agent de police destiné à le conduire à la frontière ; je crois que d’abord M. Thiers m’avait pris pour un second agent ; je me fis connaître, il prit confiance et nous causâmes ; notre diligence avait du retard et comme il s’agissait de ne pas manquer le train partant de Sarrebourg on ne s’arrêta pas à Nancy pour le déjeuner, j’avais dans ma valise quelques provisions que je partageai avec M. Thiers ; je le quittai à Sarrebourg il était fort triste ; vingt ans plus tard, je le retrouvai à l’Elysée, où, président de la République, il avait invité la Chambre de commerce à dîner, je lui rappelai notre voyage et notre frugal déjeuner. J’arrivai à Mulhouse le lendemain matin, et me rendis de suite à notre maison de commerce qui était alors établie rue des Trois-Rois ; j’y trouvai M. Nicolas, notre gérant, très étonné de me voir arriver ; je lui explique le but de mon voyage, c’était un homme d’affaires fort avisé, il comprit de suite la situation ; — Personne ne vous a-t-il vu, me dit-il ? — Personne, je suis venu à pied, l’heure était matinale et le brouillard si épais que l’on n’y voit pas. — Eh bien ! restez dans votre chambre, je vais faire venir notre meilleur courtier et, dans deux heures, vous saurez ce qu’il y a de stock sur la place ; et, sans paraître, vous donnerez l’ordre d’acheter ce qui vous conviendra. Ainsi fut fait : avant midi j’avais acheté plus de 30000 pièces ; quand je parus à la bourse et que l’on connut mes achats, personne n’était plus vendeur ; j’avais en outre renouvelé plusieurs marchés ; l’ordre et la confiance se rétablissant en politique, une hausse assez forte eut lieu, et l’année 1853[3] fut l’une des plus productives de ma vie commerciale ; cette bonne aubaine arrivait fort à propos pour rétablir mes finances, calmer mes inquiétudes et me rendre confiance en moi-même. Eugène Guillaume Roy [1] Pages 98 à 102 [2] Lire 1851. [3] Lire 1852.
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