Notre grand-père Chastan
publié en 1982 dans « Nos aînés témoins l’Histoire », CNDP, Marseille aimablement communiqué par Georges Chaze NOTRE GRAND-PERE CHASTAN par Marie-Louise Jullien
C’est de notre grand-père CHASTAN , ou plutôt du grand-père de mon mari que je veux parler. Il fut, lui, un témoin vivant d’un événement historique.
Je n‘ai pas eu, hélas le bonheur de le connaître, et je le regrette bien, mais j’ai tellement entendu parler de lui dans la famille, qu‘il ne me semble pas possible de ne l’avoir pas connu.
Né dans la Drôme, à Donzère, il éleva sept enfants, j’ai connu cinq d’entre eux … Sec comme un sarment, droit comme un peuplier, il avait près de 84 ans lorsqu’il mourut à Salon, chez sa fille, ma belle-mère.
C’était, lui, un véritable «Rouge du Midi», irrité à jamais contre les «Blancs» qui l’avaient marqué dans sa jeunesse, voici comment.•
Il devait avoir 17 ans, lorsque le Prince Louis Napoléon, alors Président de la République, fit son coup d’Etat, le 2 Décembre 1851, pour se faire proclamer Empereur, sous le nom de Napoléon III, Empereur des Français.
Un jour donc, de cette période, notre «Grand» CHASTAN venait de faire, avec une bande de jeunes camarades, un joyeux repas dans une auberge de Montélimar, qui pour Donzère fait mine de capitale.
Après avoir mangé, bu, les joyeux lurons défilaient sur le Cours, gais comme des pinsons, lorsqu ‘ils rencontrèrent les Gardes Impériaux, suivis de toute une escouade de jeunes gens qui faisaient acclamer le nouveau dictateur, en criant : « Vive Napoléon III, Empereur des Français ! »
— «Vive la République ! » répondirent aussitôt à l’unisson nos joyeux compagnons.
Cela suffit pour que les gardes furieux foncent sur eux, en les menaçant de leurs armes. Et, nos garçons de décamper dans un sauve-qui-peut général.
Quelques-uns réussirent à s’échapper, mais notre «Grand» n’eut pas cette chance. Il fut attrapé, secoué, malmené et conduit en prison, malgré son âge, pour une peccadille.
Mais, il était indispensable de donner l’exemple, d’empêcher les républicains de faire tâche d’huile. Notre «Grand» fut donc enfermé un certain temps, je ne sais combien, avec les rats, dans l’obscurité : de l’eau, du pain sec et noir, pour toute pitance.
Pourtant, après une enquête favorable menée à Donzère, les supplications de la famille et du maire du village, il finit bien par être libéré, irrité, ô combien ! contre «Badinguet» et toute sa troupe.
Vous pensez bien que, lorsque la République (la troisième) fut proclamée, après le désastre de 70, notre «Grand» fut un des premiers à se réjouir et à fêter l’événement.
Quelque temps après, quel ne fut pas son étonnement, que de recevoir, de la part de cette 3ème République, en tant que victime du coup d ‘Etat, un titre de pension de dix francs — au plus — la preuve en est, qu ‘il se payait, disait-il, chaque année une paire de souliers.
— «C’est Badinguet qui me chausse I… déclarait-il, non sans une petite pointe de fierté.
Petite pension, qu ‘il toucha tout au long de sa vie de républicain.
De plus, ceci nous étonne, le titre stipulait que cette pension, à la mort du «Grand Chastan », serait reversible sur ses enfants, jusqu ‘au dernier survivant.
C’est ainsi qu’elle passa dans les mains de l’aîné, puis au fur et à mesure des décès, entre les mains de l’aîné des survivants, jusqu ‘au dernier vivant.
Je me souviens que, lorsque ma belle-mère allait l’encaisser, elle était alors revalorisée à 52 francs (anciens !) puis ne bougea plus.
Ce qu’il y a de certain, c’est que jamais quelqu’un n’a négligé ni oublié de la toucher, non pas pour la modicité de la somme, mais, tous se faisaient un point d’honneur de se montrer fidèles et fiers du souvenir de leur père qui, pour eux, faisait figure de héros, dont l’honneur rejaillissait sur ses descendants. C’est notre tante Marie, qui fut la dernière héritière de cette pension. Elle n’était jamais si fière que d’aller la toucher, tous les ans, chez le percepteur de Salon.
— «Mais, lui disaient les voisins, cela vaut-il la peine de se déranger pour une bouchée de pain ?»
Si vous l’aviez vue ! Rouge comme un coquelicot, elle se redressait:
— «Pour moi, c’est un honneur, plus précieux que toutes les pensions de la terre ! Tant que j’aurai un doigt de pied j’irai, et, j’espère que je les ferai suer longtemps ces payeurs. Montrez-moi, s’il vous plaît, un papier comme celui-ci».
Elle sortait alors, recto-verso, son papier jauni et usé, où l’on pouvait cependant lire : «A Gratien Chastan, victime du coup d’Etat du 2 décembre 1851, la République Française reconnaissante».
Tous les ans, les employés de la perception — pas toujours les mêmes — ouvraient de grands yeux devant le singulier papier, et, intrigués, se le passaient, méfiants… puis, tous les ans, en fin de compte, convenant de sa parfaite régularité, lui disaient :
— «Est-il possible qu ‘il y ait encore des pensionnés de ce coup d’Etat plus que centenaire ?» — « Tant que je vivrai, Monsieur, et je tâcherai de vivre longtemps !»
Elle fit, la Tante Marie, son dernier soupir, à 83 ans en juillet 1956, tout juste, comme elle venait de toucher la dernière pension du coup d’Etat de «Badinguet». On aurait dit qu’elle n’attendait que cela !
Maintenant, le titre de pension ne rapporte plus rien à personne, mais nous le conservons religieusement, comme une véritable relique. Marie Louise Jullien
Le certificat de pension de Marie Marcelle Chastan |