La honte de notre siècle et de notre pays
Une lettre sur la résistance à Manosque et dans les Basses-Alpes, document communiqué par Gisèle Roche-Galopini La honte de notre siècle et de notre pays Barbaroux Manosque, 3 janvier 1852 A Messieurs Honorat, frères et Julien, fabricants de draps à Vienne
Mes chers et estimables compatriotes,
Si je prends la plume pour vous raconter quelques épisodes des scènes terribles qui viennent de se dérouler sous nos yeux, ce n’est pas seulement pour satisfaire votre curiosité personnelle, je veux vous montrer encore à quelles profondeurs le désordre moral était descendu dans notre département. Les dépêches annonçant la dissolution de l’Assemblée et les mesures adoptées par Mr le président de la République furent connues ici le 4, dans l’après-midi. La soirée n’eut rien d’alarmant, mais dans la nuit les démocrates rouges se réunirent et complotèrent dans des conciliabules secrets ; il fut décidé dit-on qu’on marcherait le lendemain sur Forcalquier et ensuite sur Digne. En effet, le 5, vers les six heures du matin, une centaine des plus exaltés partaient pour Forcalquier où les attendaient leurs affidés de cette ville et des communes voisines. Là, réunis au nombre d’environ 3000, ils s’emparent sans coup férir de la sous-préfecture, emprisonnent les autorités et les gendarmes, pillent la poudrière et les caisses publiques et installent un comité révolutionnaire qui met immédiatement la ville en état de siège et déclare hors la loi quiconque ne fera pas cause commune avec lui. Dans cette journée, Mr Paillard, sous-préfet, fut horriblement maltraité par les insurgés ; il reçut un coup de bayonnette à la cuisse qui lui fit perdre beaucoup de sang et il eut dit-on été massacré sans l’intervention de l’un des chefs insurgés. Pendant ce temps les démagogues qui étaient encore à Manosque ne restaient pas dans l’inaction ; ils expédiaient dans toutes les directions des émissaires, portant à leurs enrôlés des communes rurales, l’ordre de marcher en armes sur la ville. Pour grossir le nombre des insurgés qui devaient se rendre à Digne, ils employaient la ruse, la menace, le mensonge, l’appât du gain, tout ce qui est capable d’émouvoir des natures bornées et cupides, en un mot, tous les moyens avaient été épuisés pour mener à fin les odieux projets de soulèvement, de pillage, de meurtre et d’incendie qu’ils voulaient réaliser. On dit encore que, pour mieux entraîner les habitants, quelques uns de ces apôtres de la démagogie n’ont pas rougi de leur promettre trois heures de pillage à Digne, et autant à leur retour à Manosque. Pendant toute la journée une vive agitation régna dans la ville. La nuit du 5 au 6 fut horrible pour les honnêtes gens ; plusieurs avaient déjà pris la fuite, d’autres s’étaient barricadés dans leurs maisons. Des patrouilles d’insurgés parcouraient la ville et la campagne ; d’autres s’étaient établies aux portes de la ville pour empêcher disaient-ils les riches de s’évader. La stupeur et l’inquiétude régnaient dans toute la ville. Les insurgés qui étaient allés à Forcalquier rentrèrent pendant la nuit. Cependant les chefs contiennent leurs hommes et aucun acte malheureux ne fut signalé. Le 6, pendant toute la matinée, les tambours avaient fait un vacarme d’enfer ; c’était le rappel de l’émeute, le signal du départ pour Digne. Une bande d’insurgés à la tête de laquelle se trouvait le nommé Buisson, ancien marin, se porta chez le percepteur, le receveur de l’enregistrement et le directeur des postes, qui furent sommés de livrer l’argent qu’ils avaient dans leurs caisses. Quelques instants après, la brigade de gendarmerie assaillie à l’improviste, fut dépouillée des ses armes et emmenée de force à Digne où elle est restée prisonnière aussi longtemps que les insurgés sont restés maîtres de cette ville, c’est-à-dire pendant cinq à six jours. Entre neuf et dix heures, les insurgés au nombre d’environ 600 étaient réunis sur la place des Terrau. Cette colonne se composait d’environ 300 Manosquins et des démagogues arrivés des communes voisines parmi lesquelles Ste Tulle, avait fourni proportionnellement le plus fort contingent. Comme tout le monde était fin prêt, nous voulûmes mes collègues et moi, un peu savoir au juste ce qui se passait. Nous fûmes donc nous placer à un endroit où les insurgés défilèrent entièrement sous nos yeux. Ces bandits étaient presque uniquement composés de paysans habillés en blouse ; tous portaient des cravates ou des ceintures rouges, quelques uns avaient même le bonnet rouge traditionnel de 93 ; ils marchaient avec un certain ordre ; les fusils de chasse étaient plus nombreux que les fusils de munition, quelques uns étaient armés d’énormes bâtons au bout desquels ils avaient adaptés des bayonnettes. Les insurgés tenaient à imiter de leur mieux les troupes disciplinées : quelques haches étaient portées en tête de la colonne de manière à figurer un peloton de sapeurs ; une charrette chargée de munitions et servant de fourgon suivait et formait l’arrière-garde. Les chefs étaient aussi revêtus de la blouse, qui était à ce qu’il paraît le costume de rigueur ; ils ne se distinguaient que par un ruban rouge au chapeau. L’armée insurrectionnelle avait en tête les tambours, clairons et drapeaux. Des chants plus ou moins révolutionnaires, quelques coups de feu tirés en l’air, animaient ce tableau dont il ne nous était guère possible de saisir tous les détails. En résumé, pour un observateur attentif et de sangfroid, l’attitude générale de ces bandes, recrutées en grande partie par l’intimidation, en laissant deviner une contrainte secrète sur bien des visages, inspirait plus de tristesse que d’effroi. Une seule chose cependant nous inspirait de vives craintes : c’est qu’au sein des masses populaires armées, il suffit de quelques forcenés pour tout compromettre. La plupart de ces gens-là étaient indignement trompés. Ils s’imaginaient aller à une démonstration plus formidable par le nombre que par l’ardeur guerrière à une sorte de bravade et ils croyaient changer le gouvernement sans coup férir. Voilà comment on entraîne les masses ignorantes à la honte, au massacre, à tous les crimes. Depuis le départ des insurgés la ville paraissait calme en apparence, mais les parts se regardaient avec défiance ; un feu sombre envahissait les âmes. Cette démarche révolutionnaire ne tendait qu’à irriter, à provoquer les haines, les vengeances. De nombreux anarchistes, étaient restés tout exprès sans doute, pour épier, surveiller la conduite des honnêtes gens. Trois jours se passèrent ainsi, trois jours dans l’anxiété, sans nouvelles car la poste était toujours au pouvoir des démagogues qui ne laissaient rien transpirer. La ville était morne et silencieuse, la stupeur, la consternation étaient dans tous les esprits. MM. le juge de paix, le commissaire central de police, en un mot toutes les notabilités du pays avaient pris la fuite. Enfin, le mardi 9, à midi un bataillon de la ligne arrivait ici de Marseille après deux jours de marche forcée ; il occupait la ville militairement et proclamait l’état de siège. L’arrivée des troupes ranima le courage des honnêtes gens et consterna les anarchistes qui se débandèrent pour se cacher ou prendre la fuite. Une cinquantaine d’arrestations furent faites dans la soirée. De toutes parts on entendait éclater des sanglots et des cris de désespoir. Des vieillards, des femmes, des enfans en pleurs venaient implorer les chefs, pour un fils, un père, un mari, plutôt égarés par de mauvais conseils que criminels au dernier chef. Le 11, la troupe repartit précipitamment pour Pertuis, Vaucluse, où une semblable insurrection venait d’éclater, emmenant avec elle les prisonniers qu’elle avait faits. La population fut vivement impressionnée à la vue de ces prisonniers défilant enchaînés deux par deux et escortés par une double haie de soldats, au milieu des cris et des pleurs des femmes et des enfans. Triste, mais salutaire exemple ! Ces détenus ont été dirigés dit-on au Château d’If de Marseille. Après le départ des troupes les hommes d’ordre se réunirent pour former une garde de sûreté. Nous nous trouvâmes environ 200 sur la place des Terrau et nous acclamâmes pour chef un médecin honorable qui jouit à juste titre de la confiance des honnêtes gens. On établit des postes dans la ville ce qui rassura les honnêtes gens qui restaient. Tout à coup, au milieu de cette confiance funeste et de cette sécurité générale on signale l’approche d’une bande nombreuse d’individus armés s’avançant vers la ville dont ils étaient disait-on au plus éloignés que d’une heure de marche. C’était au dire de certaines personnes, les insurgés de Forcalquier et des environs qui étaient encore maîtres de cette ville et qui ayant appris l’arrestation d’un grand nombre de leurs affidés de Manosque venaient à leur secours pour les délivrer ou les venger. Aussitôt le tambour bat la générale, on s’assemble devant l’hôtel-de-ville, tout le monde s’émeut ; les femmes s’épouvantent, l’anxiété est partout. On délibère. Le plus grand nombre est d’avis de se retirer, de s’enfermer et de se barricader chez soi. Cependant une poignée d’habitants les plus résolus, au nombre desquels je suis heureux de pouvoir citer les professeurs du collège, s’arment de fusils ; d’autres arrivent et se joignent à nous, décidés à nous défendre ainsi que nos familles jusqu’à la mort. Il était huit heures du soir. Les insurgés étaient disait-on au nombre de 12 à 1400 et nous étions à peine 200, mais l’intérêt de la conservation l’emportait sur toutes les considérations. Nous eûmes tous la peur que si les insurgés arrivaient nous pouvions être tous massacrés. Et cela fut assurément arrivé si la providence n’eut veillé sur nous. Cette nuit fut plus horrible encore que les précédentes, parce que nous avions à redouter de terribles représailles. Mais ce fut une fausse alerte, et nul doute que les insurgés ne fussent venus s’ils eussent été informés du départ des troupes et de notre véritable situation. Nous passâmes encore trois jours dans des craintes continuelles, et nous ne fûmes complètement rassurés qu’à la nouvelle de l’arrivée des troupes à Forcalquier. Le 15, une nouvelle colonne mobile composée d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie investit de nouveau la ville au moment où nous nous y attendions le moins. Elle opéra encore plus de 100 arrestations et désarma complètement tous les habitants sans distinction de parti. Six charrettes d’armes sont parties dernièrement d’ici pour les transporter à l’arsenal de Toulon. Depuis de nombreuses arrestations ont été encore opérées et elles se continuent chaque jour. Les prisons de la ville et l’hospice regorgent de prisonniers. L’abattement est extrême dans le parti socialiste, plus de 300 personnes ont été arrêtées à Manosque. Ce qui est assez étonnant, c’est que Manosque qui était sensé le bourg pourri du département a donné un vote presque unanime en faveur de L. Napoléon : 1260 Oui contre 6 Non seulement. Il est bien entendu que sur ce nombre ceux qui ont pris part à l’insurrection n’ont pas voté. La plupart des paysans qui, par faiblesse, s’étaient laissés affiler à ce parti, déplorent aujourd’hui leur égarement et s’indignent contre les meneurs qui ont si cruellement abusé de leur crédulité. Une réaction immense se prononce dans l’esprit de ceux qui avaient été en proie aux menées démagogiques. Il est certain maintenant que les meneurs ne trouveraient plus de dupes. Les sociétés secrètes du département avaient, à ce qu’il paraît, établi leur foyer principal à Manosque ; ainsi avaient-elles perverti profondément les habitants des ces contrées essentiellement agricoles autrefois si paisibles. M. le sous-préfet provisoire de Forcalquier s’est rendu dernièrement ici et usant des pouvoirs qui lui ont été confiés par le gouvernement, il a dissous le conseil municipal et mis à la tête de la commune des hommes sur lesquels on peut compter pour le maintien de la tranquillité publique et une sage administration. L’ancienne municipalité s’étant compromise, la plupart de ses membres sont arrêtés et les autres en fuite. Presque partout où les municipalités se sont montrées faibles vis-à-vis des insurgés, elles ont également été dissoutes. Je suis heureux de vous annoncer que notre excellent compatriote, M. Sicard, fait partie de la nouvelle municipalité provisoire. Juste récompense à son dévouement aux idées d’ordre et de ses heureux [ ?] talens. Castellane est le seul arrondissement où il n’y ait pas eu d’insurrection. Barcelonnette et Forcalquier sont restés le plus longtemps au pouvoir des insurgés. Là, toutes les autorités qui n’avaient pu prendre la fuite ont été emprisonnées ; les caisses publiques y ont été pillées. A Sisteron les autorités s’étaient renfermées dans le fort et elles furent délivrées par des troupes conduites par l’excellent M. [Rabier] Duvillard, préfet de Gap. On dit que pendant que les insurgés étaient maîtres de la ville, ils ont demandé à leurs chefs trois heures de pillage, 300 mille francs et 300 têtes. A Barcelonnette, les quatre chefs insurgés qui s’étaient installés en comité de salut public et au nombre desquels figurait un nommé Gastinel, et qui à l’approche des troupes avait disparu dans la nuit du 13, ont été arrêtés à Fours par les douaniers, au moment où ils allaient passer la frontière. La ville de Digne a été horriblement maltraitée ; un grand nombre de maisons bourgeoises y ont été dévastées et pillées, et notamment la maison Fortoul ; les séminaristes ont dû prendre la fuite et céder leurs appartements à cette horde de bandits. Peu s’en est fallu dit-on que le couvent ne fut pillé et dévasté ; quelques insurgés des plus raisonnables ont empêché cette nouvelle sauvagerie. Tous les papiers de la préfecture et des contributions indirectes ont été brulés, du moins ceux qui sont tombés entre les mains de ces nouveaux barbares. M. le préfet et Mgr l’évêque avaient pris la fuite et s’étaient réfugiés dans le fort de Seyne. En un mot, 12.000 insurgés environ ont occupé cette ville pendant quelques jours. C’est dit-on plus la faim que l’approche des troupes qui les a obligés de l’abandonner. A leur passage à Malijai, ils ont dévasté, pillé, brulé les portes et fenêtres du Château de M. de Castellane ; la dame du Château a été pendant 36 heures sous la menace d’un arrêt de mort. Parmi les pays qui ont eu le plus à souffrir dans le département, on cite St Etienne près Forcalquier où s’étaient réfugiés les insurgés de cette dernière ville lorsque la troupe les chassa. On dit qu’on y a tout dévasté et saccagé ; on avait même ouvert les tonneaux des maisons bourgeoises ; on a poussé la sauvagerie jusqu’à brûler dit-on les actes ou brêves de M. Tardieu, notaire et maire. Les insurgés qui s’étaient retranchés dans ce pays y ont fait des barricades et ont pu repousser par ce moyen la cavalerie qui était à leur poursuite, mais ils furent bientôt débusqués par un bataillon de la ligne envoyé au secours des hussards. 9 insurgés furent fusillés sur place et il y eut un grand nombre de blessés et de prisonniers. Ceux qui purent s’échapper se retirèrent sur la montagne de Lure d’où ils ont été pourchassés. Aucun des principaux chefs de l’insurrection n’a encore été arrêté à ce qu’on dit ; le bruit court qu’ils ont tous passé la frontière et qu’ils sont à Nice. Espérons que le gouvernement qui a demandé l’extradition au gouvernement sarde l’obtiendra et qu’il pourra enfin châtier les principaux coupables, comme ils le méritent. Tout le département est actuellement pacifié et tout fait espérer une prompte répression. D’après ce qui vient de se passer à la fois dans plusieurs départements de la France, on voit ce qu’eût été 1852, sans la mesure énergique et providentielle de L. Napoléon. A cette époque c’était une guerre à la famille, à la religion, à tout ce qui possède. Ils voulaient l’égalité des fortunes ; elle n’est pas possible. Le lendemain du jour où le partage aurait eu lieu, cette égalité eut été détruite ; parce qui si les gens laborieux travaillent, d’autres se livrent à tous les excès de la débauche, et que dès lors il faudrait toujours recommencer. Ce qu’il faut à une société organisée, c’est l’égalité des droits, cette égalité qui permet à l’homme, quelque soit sa naissance, d’arriver aux plus hauts emplois avec du travail, des talents et du mérite. Partout les vrais républicains, les hommes d’ordre, sont restés calmes et chez eux ; ils ont prouvé qu’ils ne sont animés que de l’amour de la religion, de l’amour de la famille, de l’amour du travail, ce double devoir qui nous est imposé par Dieu. Ainsi, les ennemis de nos foyers, de nos familles, de notre présent, de notre avenir, ont été partout vaincus, grâce au dévouement et à l’énergie de notre admirable armée. La France, la société, la civilisation ont triomphé sur tous les points avec le président de la République, de cette république sage et modérée des honnêtes gens. Ah ! c’est un bien cruel affront pour notre civilisation tant vantée du 19ème siècle que le spectacle qui vient d’être donné sur tant de points de la France à la fois. C’est la honte de notre siècle et de notre pays ; c’est l’indice d’une génération profondément gangrenée. Chaque honnête homme tient aujourd’hui de sa conscience une mission qu’il doit énergiquement remplir, la mission de contribuer, autant qu’il est en lui, au salut de la société en défendant les principes immortels qui la font vivre. Quant à moi, dans les ténèbres profondes où nous sommes plongés, en présence de l’égoïsme des riches, de la colère des pauvres, de l’ignorance des masses, je ne puis exprimer d’autre vœu que celui qui se lit sur la tranche des pièces de cent sous : Dieu protège la France ! Qoui qu’il arrive ma devise sera toujours Dieu et patrie !
Adieu, croyez-moi toujours, votre dévoué compatriote et affectionné ami,
Barbaroux (3 janvier 1852)
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