De Marmande à La Nouvelle-Orléans
Un de mes ancêtres, François BACARISSE aîné avoué Marmande, a participé aux événements du 2 décembre 1851. Il a ensuite été exilé aux États-Unis et est parti par ses propres moyens pour la Nouvelle Orléans. Mon grand-père m’a transmis plusieurs lettres écrites à sa femme et son fils. Leur lecture n’est pas toujours aisée et j’ai commencé à les saisir. Vous en trouverez un exemple ci-dessous. Elles ont le mérite de décrire la vie de cette époque, et la lutte menée pour ses idées… républicaines. Laurence DUMONT
De Marmande à La Nouvelle-Orléans
Voyage Bordeaux – Le Havre.
Le Havre, le 11 mai 1852
Ma bien chère amie
Tu dois être impatiente de recevoir de mes nouvelles et je suis persuadé que tu ne sais à quoi attribuer le retard que j’ai mis à t’en donner ; car voici déjà huit jours que je t’ai quittée et ce temps était bien plus que suffisant pour parvenir jusqu’au Havre.
Mais si nous calculions ainsi, c’est que nous n’avions pas compter sur les fêtes de Paris. Tous les services ont été absorbés par les voyageurs se rendant dans cette capitale, de telle sorte que depuis Angoulême j’ai eu des peines insensées pour trouver des moyens de transport jusqu’au Havre.
Les trajets que je parcourais chaque jour étaient fort courts et chaque nuit invariablement il fallait séjourner et souvent le lendemain s’écoulait en partie en attendant une occasion qui tardait toujours trop au grès de mes désirs. Tous ces contretemps m’ont pris tant de jours que je ne suis arrivé qu’hier au Havre et pour combler mes infortunes le navire le “Trumbalt” sur lequel je devais m’embarquer était parti depuis le huit au lieu du douze que l’on m’avait indiqué.
Me voilà donc incertain sur le jour de mon départ et il n’y aurait rien de bien étonnant quand je serais obligé de passer une douzaine de jours au Havre : c’est au moins ce que m’a annoncé l’agent chargé de traiter avec les passagers et encore faudra-t-il que je passe par Southampton, en Angleterre. Tous ces retards et détours me donnent presque l’envie de prendre un navire à voiles ; si je n’avais pas présentes à la mémoire les pressantes recommandations que tu m’as adressées, se serait déjà fait.
Mais je réfléchis qu’il faut que je vive pour toi, pour mes pauvres enfants , pour mes vieux parents, pour ta mère, pour mon frère qui vient de m’adresser une lettre pleine de sentiments élevés et de résolutions à ton endroit et à celui de mes enfants. Son caractère profondément fraternel, vraiment j’en ai été touché presque aux larmes. Son cœur jusqu’à aujourd’hui fermé aux impressions tendrement dévouées et aux sacrifices évangéliques, s’est tout à coup ouvert et le voilà dorénavant dans la voie de charité et de sacrifice. ??????????? desseins sont impénétrables ! Tout vous sert pour emmener insensiblement vos enfants au but perfectionnel ! Soyez béni pour les maux comme pour les biens, car tout est bien pour celui qui sait le comprendre et en profiter ! Je dis donc qu’il faut que je vive pour vous tous, voilà pourquoi je cherche un navire à vapeur malgré que le prix en soit incomparablement plus cher. En dix ou douze jours de traversée, il y a bien moins de chances de périr par un naufrage qu’en 40.
Le temps que je vais passer au Havre te permettra de me faire faire une redingote si tu y tiens encore. Fais-la faire tout de suite et adresse-la moi chez Mr Lamy, Maître d’hôtel, rue Royale au Havre N°22, mais tout de suite.
Dans une seconde lettre que je vais t’adresser sous deux ou trois jours au plus tard, je te donnerai la relation de mon voyage avec toutes les circonstances qui ont pu le rendre intéressant.
J’attends une lettre de Mouran aîné, il me l’annonçait dans celle de mon frère, je t’en rendrai compte dans ma seconde.
Donne de mes nouvelles à tous mes amis de Marmande, de Sainte Bazeille et d’Ailleurs, donnes-en à nos parents respectifs en attendant que je puisse leur écrire directement.
Adieu ma bonne amie, espère en Dieu et en moi et l’avenir nous sera meilleur que le passé.
Ton bon ami Bacarisse
Conseils à Eugène, son fils, pour son adolescence.
New York, le 30 juillet 1858 Mon cher enfant Il est bien douloureux pour moi d’être éloigné de toi au moment où ma présence te serait si nécessaire, pour que mon expérience, mes avis et mon dévouement paternel puissent t’aider à franchir, sans danger, le passage si périlleux de l’enfance à l’adolescence ; encore quelques jours et tu seras un jeune homme. Je préfère que tu apprennes par moi que par toi et tes amis, puisqu’il faut que tu le saches. Cette nouvelle condition, toute naturelle du développement physique et moral et de celui de l’âge, te créera de nouveaux besoins, que trop souvent hélas, tes pareils ignorent ou se hâtent d’oublier si une main … a pris la peine de les leur signaler.
Oui mon cher enfant, la qualité d’homme te créera des devoirs rigoureux et dès les premiers pas les aimables, séduisantes mais puériles préoccupations de l’enfance doivent être abandonnées sans retour. Naissance oblige disaient nos pères et …. je dirai qualité d’homme oblige. Être homme pour bien des gens, et sur surtout pour beaucoup de jeunes débutants dans la vie comme toi, c’est d’être dégagé de toute contrainte, avoir le droit de satisfaire toutes ses fantaisies, sans se préoccuper des conséquences mauvaises qui peuvent en résulter. S’occuper peu ou pas du tout des autres mais beaucoup de lui et considérer le monde, et ce qu’il renferme comme une proie à conquérir et à sacrifier à ses humaines convoitises. Voilà la vie fatale que suivent la plupart des hommes.
Et bien mon cher ami, je ne … pas à déclarer qu’elle est mauvaise et contraire aux lois éternelles que Dieu a formulées et écrites au fond du cœur de tous les hommes. Dieu est le vrai et le bien et comme s’il voulait que l’homme le …. sous ces deux attributs, il l’a doué de deux facultés correspondantes à ces deux attributs, la faculté de connaître et de …. qu’on appelle l’intelligence et un cœur pour aimer autrement dit l’amour. La fin de l’intelligence est le vrai et celle de l’amour est le bien. Du moment que nous possédons ces deux admirables facultés, nous devons les employer constamment pour la fin que Dieu s’est proposée en nous les donnant.
L’intelligence doit être invariablement occupée de la recherche et de la réalisation du vrai dans le monde et notre âme de celle du bien et de sa réalisation parmi les hommes. C’est là notre devoir, c’est pour cela, uniquement pour cela, que nous existons.
Prépare toi donc mon cher enfant à entrer dans la classe des hommes, c’est-à-dire de ceux qui concourent à la réalisation du vrai et du bien dans la création et remplissent les plus hautes fonctions qu’il soit donné à une créature de remplir en devenant les auxiliaires de Dieu. Prépares-y toi en devenant ou en restant doux et humble de cœur ; secrètement complaisant pour tous ; généreux sans ostentation et désintéressé sans faiblesse et sans duperie.
Que tous les actes de ta vie soient réglés sur ce que tu te dois et sur l’amour et le respect que tu dois à autrui ; ne fais rien que tu ne souhaites pas que l’on te fis et fais au contraire ce que tu désirerais que l’on fit pour toi ; que tout ce que tu feras et penseras en secret soit de nature à être dit ou fait en public, car ce que l’on n’ose faire devant les autres est toujours mauvais : fait, parles et agis ainsi que je te le dis et selon les principes que je t’ai signalés et tu seras véritablement un homme et je pourrai m’enorgueillir de lui ! C’est si doux pour un père d’avoir un fils digne d’estime et d’admiration ! Que Thibaud et Auguste soient toujours l’objet de ta reconnaissance la plus vive et d’une déférence invariable. Aime les ainsi que ceux qui leur appartiennent et tu feras toujours le nécessaire. Écoute et suis les avis que ne manquera pas de te donner la bonne et respectable Madame Mallet et va la voir le plus souvent que tu le pourras.
Il est vraisemblable que tu communiqueras ma lettre à tous ces chers amis, et tu feras bien ; donne leur donc l’assurance que je suis aussi bien d’esprit et de corps que peut l’être un pauvre exilé, loin de sa patrie, de sa famille et ses amis. Je ne tarderai pas à leur écrire. En attendant qu’ils sachent donc que je m’occupe activement de jeter les fondements du commerce que je vais entreprendre avec les Messieurs “Mauras” et que j’ai lieu d’espérer une réussite aussi complète que je puis le désirer ; mais qu’ils n’en parlent pas car le secret et la discrétion sont pour moitié dans toutes les entreprises qui réussissent.
Toutes les fois que tu le pourras, va voir ta mère et mes vieux parents ; aime les toujours bien ainsi que ta grand-mère “Dagnial” et ton jeune frère Gaston. Si tu as envie de m’écrire, ce qui serait fort louable de ta part, fais le de concert avec ta mère qui a mon adresse.
Embrasse tous …, Messieurs et dames, Thibaud et Auguste, Madame “Masset” et ta f..lle, rappelle moi au souvenir de “Bertriss” et sa femme et de sa mère, présente mes amitiés à Mr “Tu..” de l’hôpital, au père Thibault à Masquessiery et Hypolite “Peraudo” … à tous ceux que cela pourra intéresser je me suis décidé à rester à New York quand j’écrirai à Thibaud, je lui en dirai les motifs.
adieu mon cher fils que Dieu te maintienne toujours dans de bons sentiments
ton bon père Bacarisse aîné
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