Discours d’Alexandre Gariel

Ce document fait partie d’une série consacrée à l’inauguration du monument d’Aups.

 

Quelques jours après l’inauguration du monument d’Aups (31 juillet 1881), Alexandre Gariel fait imprimer à Brignoles un opuscule reproduisant le discours qu’il a prononcé à cette occasion.

Il complète cette publication d’un programme électoral car il était question qu’il présente sa candidature aux  législatives du 21 août 1881 dans l’arrondissement de Brignoles. Il n’en a finalement rien été. Voir le communiqué du comité cantonal de Montmeyan ci-dessous.

 

Alexandre Jacques Louis Gariel était notaire de Salernes. Il est né le 22 avril 1814 à Régusse. Son frère Célestin, notaire de Montmeyan, était maire de Régusse en 1851. Alexandre est, durant la Seconde République, correspondant de La Voix du Peuple, le journal démocrate-socialiste de Marseille. Affilié à la société secrète, il est transporté à Tlemcen. Sa peine est commuée en expulsion le 25 octobre 1854. Il reste en exil jusqu’en 1860. On lui a vendu son office à vil prix, a perdu tout son patrimoine. Conseiller de préfecture nommé par Paul Cotte en 1870. Installé à Régusse, où il vit avec ses frères, comme homme de lettres, il est membre de la commission de répartition des indemnités aux proscrits en octobre 1881. Il succède à son frère Célestin comme maire de Régusse de 1883 à 1895. Décédé le 3 août 1895.

Alexandre Gariel a également publié, outre ce discours : Lettres d’un cousin, Draguignan, Gimbert, 1874 ; Lettres d’un campagnard à son cousin de Paris, Draguignan, Gimbert, 1874 ; Le flambeau de l’Histoire dans la cour des Dieux et la cour des Titans, Brignoles, Gassier, 1876 ; La philosophie de l’histoire universelle, Aix, Pust, 1877 ; Le coup d’Etat de 1851 dans le Var, Draguignan, Gimbert, 1878 ; Usurpation et solution, Brignoles, Gassier, 1879.

 

 

Discours de M. Alexandre Gariel

Le 31 juillet 1881

À l’inauguration du Monument d’Aups, dédié aux Victimes de 1851

Brignoles, imprimerie M.-V. Gassier

1881

 

Chers Concitoyens,

Après l’attentat triomphant de décembre 1851, dans cette calamité nationale qui a fait tant de veuves et d’orphelins, tant de misères et d’afflictions poignantes, c’est le département du Var qui a fourni la plus forte légion de proscrits au Minotaure de la monarchie. Les derniers débris de cette légion si cruellement et atrocement persécutée, ont bien voulu nous inviter à prendre la parole en leur nom devant cette assemblée populaire réunie pour rendre hommage aux victimes du coup d’Etat.

Pouvions-nous renoncer à cette invitation cordiale ; pouvions-nous éloigner de nos lèvres ce calice d’amertume offert par des compagnons d’infortune qui ont traversé les marécages du tropique ou les sables brûlants du désert ?

En déférant à vos désirs, que ma première parole soit donc un sentiment de reconnaissance et de fraternité. Je vous remercie et vous salue, chers vétérans de la démocratie ; je vous salue, chers amis, qui êtes revenus l’âme sereine et robuste, après les tortures de la transportation et de l’exil. Nous pouvons désormais nous réjouir à l’espérance d’une République durable, sans crainte d’illusions sur l’avenir qui s’ouvre devant nous ; et si aujourd’hui nous sommes dans le deuil pour les morts que nous venons glorifier, c’est aussi un jour d’allégresse par la confiance qui s’épanouit et se fortifie dans l’apothéose des martyrs de l’humanité.

C’est la mission que nous venons accomplir. Nous venons avec vous célébrer le mémorial d’une époque barbare, alors que la justice était vaincu et le crime tout puissant ; alors que la civilisation semblait amortie pour un siècle, toute meurtrie par les chevaliers du trône et de l’autel, en révolte contre la loi, en révolte contre le peuple souverain.

Vous savez comment cette époque lugubre de notre existence a été brisée par un coup de foudre qui a retentit au cœur de la nation, au cœur de cette nation trahie, envahie, englouties dans les dernières tourmentes du règne impérial.

Une République nouvelle a surgi du gouffre pour sauver la France d’un double désastre. Après avoir réglé le désastre de la guerre avec l’étranger, la République continue à réparer le désastre du coup d’Etat impérialiste ; et aujourd’hui, enfin, c’est la justice qui monte en crédit sur le chemin de la vie et de la puissance ; c’est le crime qui est vaincu, enseveli sous le poids de notre miséricorde.

Cependant, si le crime est terrassé, n’oublions point que les criminels ne sont pas tous convertis ; ne l’oublions jamais. Ni les conspirateurs de 1851 partis pour l’éternité, ni les survivants ne doivent être détachés de nos souvenirs. Les grands coupables de ce temps-là sont morts comblés de malédictions ; nous les gardons en mémoire afin de mettre le pays en garde contre les héritiers de leurs complots. Dans l’intérêt du présent et de l’avenir, l’histoire impartiale et juste leur conserve la renommée que méritent tant de forfaits ; il faut qu’on se souvienne de leurs œuvres ; il faut qu’on se souvienne de leur folie furieuse contre les défenseurs de l’ordre public, contre les défenseurs du contrat social.

Lisez donc l’Histoire d’un Crime, de Victor Hugo, qui a illustré nos monarchistes comme Tacite et Suétone ont illustré les Césars, en racontant les débordements et les horreurs d’une domination despotique.

C’est par la surprise, la trahison et la terreur que les conjurés décembristes étaient parvenus à relever un trône dans les ténèbres et dans le sang. Les massacres de la rue, les prisons et les transportations furent les préliminaires du sénatus-consulte qui proclama l’Empire.

Les premiers coups de la fureur monarchique dans nos parages tombèrent sur le plus inoffensif et le plus bienveillant des hommes, Ferdinand Martin, notre cher compatriote de Barjols, assassiné deux fois dans l’espace de huit jours, à l’âge de vingt ans[1]. Rencontré par hasard et fusillé une première fois sur une grande route, en présence du préfet Pastoureau, digne envoyé de Bonaparte ; déchiré par vingt coups de sabre et laissé pour mort ; revenu à la vie et réfugié dans une maison voisine ; dénoncé et ressaisi par les corsaires de décembre !… C’est ici, encore enveloppé des bandelettes de ses blessures, arraché d’un lit d’hôpital où il était enchainé !… C’est ici même, sur les lieux où nous sommes, que notre ami Martin Bidauré a fini son martyre, criblé par les dernières balles de ses meurtriers officiels.

C’est encore cette place qui fut le théâtre d’une hécatombe de citoyens mitraillés et sabrés, réunis pour protester contre le coup d’Etat, réunis pour protester contre le président Bonaparte, violateur du pacte constitutionnel, parjure à son serment et fabricant de guerre civile, l’auteur principal de tous les malheurs de notre génération.

Le lendemain 11 décembre, nouveau spectacle funèbre dans le meurtre des prisonniers égorgés à Salernes et à Lorgues par les barbares triomphateurs, avec des cruautés d’anthropophages.

Cependant la peine de mort en politique était abolie par une loi de la République française ; c’est la République du suffrage universel qui a supprimé la mort dans l’héritage des vieilles dissensions intestines ; c’est la République du peuple qui a dit à tous les janissaires de la monarchie : « Tu ne tueras plus, tu n’égorgeras plus les enfants de la patrie ! »

La société serait-elle donc toujours impuissante à se garantir contre les descendants de Caïn et de Judas ?

Cette victoire horrible semblait au moins devoir mettre fin à la guerre civile ; mais la haine des sycophantes n’était point assouvie ; les représentants et les auxiliaires du régime impérial poursuivirent avec la même furie implacable leur plan de campagne, leur plan de persécutions et de calomnies, de tourments et de ruines sur les populations démocratiques de nos contrées, suivant les rigueurs suspendues sur toute la France. Toutes nos communes terrorisées furent fouillées avec la rage des grands crimes et des grandes iniquités, avec la rage d’une Saint-Barthélemy. Dix mille arrestations destinées aux souterrains du fort Lamalgue et huit cents hommes transportés sans jugement couronnent la gloire des atrocités monarchiques dans notre département.

Tel fut en résumé, dans le Var, l’œuvre monstrueuse de nos officiers bonapartistes et de nos magistrats justiciers, dignes prétoriens, dignes procureurs d’un Tibère, d’un Charles IX et d’un Louis XIV. Pour faire suite aux cadavres du massacre, combien de nos compagnons de captivité devaient mourir et sont morts dans la déportation en Afrique et à Cayenne[2] ! Combien d’autres proscrits sont inhumés sur la terre d’exil ! Combien d’autres, vieillis par les longues souffrances, ont succombé depuis le retour au foyer domestique !

Et nous qui avons survécu à tous les ravages de la tempête, nous qui avons suivi toutes les péripéties de ce drame sanglant, surabondant de barbarie, ne devons-nous pas bénir le destin qui nous a fait vivre assez longtemps pour prendre part à cette solennité de réparation et de justice !

Oui, nous venons au milieu d’une foule sympathique, dans cette bonne ville d’Aups qui nous entoure d’une affectueuse hospitalité, nous venons offrir réparation et justice à nos frères, qui se sont sacrifiés pour de droit et la liberté du monde ; réparation et justice au nom de la loi écrite, au nom de la loi naturelle, au nom de tous les principes sur lesquels reposent les sociétés.

Nous venons consacrer un monument à nos martyrs ; un monument dédié à tous nos martyrs contemporains, aux martyrs de tous les siècles ; un monument qui sera une page d’histoire pour dire à la postérité que les triomphes de l’injustice et de la tyrannie ne font que passer comme les orages dévastateurs, et qu’il ne peut y avoir de stable que les gouvernements sortis et nourris de la volonté nationale.

La France, maintenant, n’est-elle pas édifiée sur la valeur de la République et de la monarchie ?

Fille des Titans comme Thémis a toujours été la grande institutrice qui régénère les nations ; elle enfante la force morale et la force populaire, la dignité patriotique et la dignité personnelle, la liberté qui protège toutes les aspirations légitimes, la justice qui règle les ambitions et les intérêts, la clémence et la concorde entre les hommes, la paix et l’amitié entre les peuples. Cette République nous l’avons conquise dans les combats pacifiques des élections ; elle nous appartient par le droit de conquête et le droit naturel, immuable dans l’humanité.

Notre vieille monarchie de droit divin n’a jamais porté que des fruits sauvages ; elle a produit le despotisme et le privilège, la confiscation et la banqueroute, la dîme et la corvée ; elle a produit la magistrature des jugements secrets, en outre des Bastilles sans jugement ; elle a produit l’indigence et la famine, l’ignorance et la superstition, le servage des blancs et l’esclavage des noirs ; elle a produit la guerre civile et religieuse, la discorde et la guerre avec tous les royaumes du continent.

Notre monarchie moderne n’a fait que restaurer l’ancienne. Le premier Empire a rétabli tout ce qu’il a pu s’incorporer des traditions et des maléfices de la royauté antique ; il nous a fait subir quinze ans de guerres folles qui ont fait périr un million d’hommes pour la gloire du carnage.

C’est le premier Napoléon qui invente les proscriptions, sur les traces des monarques romains : 400 citoyens de la première République furent d’un seul coup transportés dans les colonies, la proie du 1er consul, comme préparatif à son empire infernal.

Le dernier Empire est venu aggraver encore tous ces fléaux : 100.000 hommes à la fois dans les cachots, 30.000 proscrits, déportés exilés ou assassinés ; arbitraire universel, piraterie continue sur le Trésor public, débauche de cour suivant la coutume des vieux rois du Louvre et de Versailles. Le dernier Empire, comme le premier, a fait périr un million de jeunes soldats sur les champs de bataille, pour une ambition de dynastie : guerre contre le peuple romain ; guerre dans l’Asie ; guerre au Mexique ; guerre contre la Russie ; guerre contre la Prusse… Et au bout du compte, les deux Empires nous ont laissé les catastrophes de l’invasion étrangère, en nous faisant perdre les frontières et les provinces conquises par la première Révolution.

Enfin, en disparaissant pour jamais, la monarchie nous a légué la dette énorme de trente milliards, entre l’Etat, les départements et les communes.

Voilà le bilan politique et financier de la monarchie.

Vous le voyez, citoyens, la monarchie, c’est la ruine, la désolation, l’orgie dans l’exploitation du genre humain. La République, c’est la réparation, l’esprit national, la civilisation universelle.

L’étoile de la civilisation a pris naissance en Orient, dans les républiques fédérales de la Grèce ; c’est de là qu’elle nous est venue en traversant de ses rayons la grande République romaine.

Athènes et Rome, illustres métropoles du monde civilisé, c’est vous qui nous avez transmis la lumière par les historiens et les poètes, les orateurs et les philosophes de votre antiquité !

Sans doute, la République est encore loin d’avoir accompli son œuvre ; elle ne fait que commencer ; mais l’aurore de son printemps éclaire l’univers, et j’espère qu’elle répandra bientôt sur son peuple de prédilection la rosée de ses bienfaits.

J’en atteste les progrès invincibles de l’opinion publique ; j’en atteste les clartés qui rayonnent sur tous les confins de notre chère patrie !

 

 

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Programme de 1881

Manuel des Electeurs

 

Impôt proportionnel sur la fortune de chacun

Abolition de la cote et des patentes.

Abolition de l’impôt sur l’air et le soleil qui entrent dans nos maisons par les portes et fenêtres.

Abolition des droits réunis et des prestations en nature.

Abolition des impôts sur le sel et autres denrées alimentaires.

Abolition des octrois.

Abolition du régime forestier.

Restitution aux communes des droits d’usage et de propriété dont le Code forestier les a dépouillées sur les bois des particuliers, – en mettant à leur jouissance des conditions impraticables.

Révision de la Constitution par une Constituante sortie du suffrage universel.

Période électorale de quarante jours.

Les sénateurs et les permis de chasse supprimés.

La justice de paix érigée en tribunal souverain, au civil et au correctionnel, avec l’assistance d’un jury, arbitre patriarchal.

Les Cours d’appel transformées en Cours de Cassation.

Un bureau d’hypothèques par canton tenu par le greffier.

Séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Réduction du service militaire à trois ans.

Réduction des droits d’enregistrement.

Réduction du prix des tabacs.

Réduction des gros traitements.

Réductions des dépenses publiques.

La commune libre gouvernant dans ses intérêts, sous la surveillance du préfet, avec appel au Conseil général en cas de dissidence entre la préfecture et le Conseil municipal.

 

Voilà les véritables réformes qui feront une véritable République populaire, progressive jusqu’à la perfection sociale.

 

 

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Petit Var, 8 août 1881

 

Un citoyen de Tavernes nous écrit une longue lettre, dans laquelle, après avoir déploré les mesquines rancunes qu’exploitent certains électeurs hostiles à la candidature de M. Gariel, il continue en ces termes :

Les opportunistes tremblent devant la candidature de vieux proscrit oublié qui paya de dix ans d’exil sa résistance à l’odieux Coup d’Etat de décembre. Vous comprenez que la candidature de cet homme très connu dans l’arrondissement aura beaucoup de succès, car, comme le dit M. Blache, dans son ouvrage intitulé : L’insurrection dans le Var : « Qui ne connaît l’histoire de ce notaire de Salernes, M. A. Gariel, qui, dans le trajet de cette ville à Draguignan, fut, par trois fois, sur le point d’être fusillé ? A un moment il crut même si bien sa dernière heure venue, qu’il confia sa montre à un gendarme de l’escorte, en le priant de vouloir bien la remettre à sa famille, à titre de souvenir ! »

Eh bien ! c’est à cet homme qui n’a pas craint de se sacrifier pour la République, qu’il faut une récompense. Le comité cantonal de Montmeyan lui a offert la candidature à titre de réhabilitation, convaincu que tous les vrais républicains de l’arrondissement tiendront à honorer de leurs suffrages cet habitant du Var, ce noble vétéran de la démocratie.

 


[1] Ferdinand Martin, dit Bidouré, avait en réalité 25 ans.

[2] Sur les morts varois, lire Frédéric Negrel, « Morts pour la République », Bulletin de l’Association 1851, 24, juillet 2003