Communistes sous la Monarchie de Juillet. Documents

Communistes sous la Monarchie de Juillet. Documents

 

René Merle

 

1833. Alphonse Grignon : conscientiser et organiser la classe ouvrière

 

Ce texte de l’ouvrier tailleur Alphonse Grignon est bien connu des historiens du mouvement ouvrier, et des quelques philosophes qui s’y sont intéressés (cf. Jacques Rancière). Il n’est cependant pas inutile de le donner à lire à des amis à qui il aurait pu échapper. Il ne s’agit pas ici d’une théorisation en chambre coupée de la fameuse praxis !

Praxis politique : bien que privé du droit de vote par la censitaire Monarchie de Juillet, Grignon est citoyen, il affiche à la fin de sa brochure sa qualité de membre de la Société des Droits de l’Homme, façade (provisoirement) légale du mouvement républicain clandestin ; il fait partie de ses instances dirigeantes ; au moment de la parution de son texte, dans le débat d’orientation décisif de l’automne 1833, Grignon soutient les néo babouvistes, qui l’emportent sur les républicains sans fibre sociale ; est créé un comité de propagande chargé de la conscientisation et de l’organisation ouvrières.

Praxis professionnelle : Grignon fait partie de ce prolétariat de l’atelier parisien, où, bien avant celle du prolétariat de l’usine, s’affirme une première conscience ouvrière ; les jambes repliées, et presque atrophiées, sur son estrade basse, il use ses yeux et son dos dans l’interminable journée de travail.

Praxis sociale : dans le bouillonnement de ces premières années Trente, Grignon est sans doute celui qui montre le plus nettement la nécessité de l’organisation ouvrière, au niveau de la corporation d’abord, mais aussi, bien plus largement, au niveau de tous les corps de métiers, liés par une solidarité de classe et donc par une organisation de classe. L’opposition de classe est ici posée de façon chimiquement pure : les exploiteurs, les riches, la justice et la force armée à leur service, maintiennent les travailleurs en dehors de la sphère « normale » de la vie sociale ; ils ne les considèrent pas, et ils osent l’affirmer, en hommes comme les autres. Par là même, ces travailleurs qui, selon la belle expression de Grignon, disputent leur vie aux riches, ne peuvent que leur opposer, non seulement leurs revendications, mais encore une conscience spécifique, extérieure aux valeurs dominantes de la société bourgeoise.

(À cet égard, revenir sur ce texte nous interroge sur le lent processus d’intégration qui fera passer la classe ouvrière du OFF au IN, et noiera la conscience de classe dans l’individualisme et le partenariat. Interrogation essentielle aujourd’hui, alors que les acquis sociaux d’un siècle et demi de luttes sont systématiquement attaqués, sans que s’affirment encore, dans la riposte, une conscientisation et une organisation de masse extérieures au système.)

Plongés dans une misère généralisée dont beaucoup de salariés du monde « occidental » aujourd’hui ne peuvent avoir idée, taraudés par un appétit de culture qui surprendrait bien de nos « djeunes », les ouvriers auxquels s’adresse Grignon trouvent devant eux, répétons-le, non seulement la réalité de l’exploitation et l’égoïsme des riches, mais aussi la justice et la force armée du pouvoir politique au service des nantis. D’où la conclusion logique qu’il faut lutter sur les deux fronts, politique et social. Séparer lutte sociale et lutte politique apparaît une argutie coupée de la réalité. Mais l’horizon premier n’est pas la République, encore moins la transformation radicale de la société : il est celui, primordial pour des travailleurs aux abois, des moyens immédiats d’améliorer leur condition.

En octobre 1833, au lendemain immédiat de la parution de son texte, Grignon est à l’œuvre dans la fusion des trois organisations d’ouvriers tailleurs parisiens. La nouvelle association lance un « atelier national », embryon d’une coopérative de production, met en place des initiatives de solidarité, et organise enfin la grève des ouvriers tailleurs. En novembre, Grignon est arrêté avec de nombreux camarades. Il sera condamné à cinq ans de prison (trois ans en appel) comme « instigateur de coalition d’ouvrier ».

Ce texte, imprimé et diffusé à Lyon en brochure par la jeune section locale de la Société des Droits de l’Homme, n’a pas été indifférent à la conscientisation des Canuts. Leur journal L’Écho de la Fabrique le publie à la veille de la grande insurrection de 1834.

Réflexions d’un ouvrier tailleur sur la Misère des Ouvriers en général, La durée des journées de travail, Le taux des salaires, Les rapports actuellement établis entre les Ouvriers et les Maîtres d’ateliers, La nécessité des Associations d’Ouvriers comme moyen d’améliorer leur condition, Lyon, Imp. J.Perret, rue St. Dominique, n.13 [1833]

 

« Citoyens,

Sous un gouvernement qui ne permet pas qu’on enseigne à l’ouvrier sa destinée d’homme, qui fait insulter, par ses magistrats, la classe la plus nombreuse et la plus utile de la société ; qui prétend que nous ne sommes point hommes comme les autres (1), qui ne nous considère que comme l’instrument des jouissances du riche fainéant ; sous un gouvernement qui sacrifie si audacieusement les intérêts sacrés de l’humanité à la cupidité de ses souteneurs, il faudrait désespérer de notre avenir, si nous ne nous hâtions d’unir nos efforts contre ceux qui spéculent sur notre ignorance et notre misère ; il faudrait désespérer, si nous n’avions le sentiment de notre force et la volonté d’en user à notre profit ; nous avons de plus la raison, la justice et le concours de tous les hommes généreux qui se dévouent chaque jour au succès de la cause populaire.

[(1) Me Persil, procureur-général, dans le procès du crieur public DELENTE, à l’audience du 10 octobre dernier, a dit : « Tout ce que la justice a fait contre la licence de la presse et contre les associations politiques serait perdu, si l’on pouvait peindre chaque jour à des ouvriers leur position, comparée à celle d’une classe d’hommes plus élevée de la société, en leur répétant qu’ils sont hommes comme eux, et qu’ils ont droit aux mêmes jouissances… »]

Cherchons donc, citoyens, les moyens d’améliorer notre malheureuse condition, et que chacun de nous sache endurer des privations, des souffrances passagères, braver même des dangers, lorsqu’il sera démontré qu’ils doivent avoir pour résultat l’avantage de tous ; c’est là le cachet du dévouement et de la fraternité.

En admettant que notre existence ne soit jamais compromise par la stagnation du commerce ou par la morte-saison, que nous soyons en tout temps suffisamment entretenus d’ouvrage, le prix de notre salaire est-il en rapport avec le prix de notre consommation ? peut-il suffire à tous nos besoins ? la durée de notre travail est-elle en rapport avec nos forces ? permet-elle à nos facultés de se développer ? Voilà les questions que nous ne devons jamais perdre de vue, quand nous échangeons nos services contre l’argent du maître.

Nous travaillons 14 et 18 heures par jour, dans l’attitude la plus pénible ; notre corps se déforme et se casse ; nos membres s’engourdissent et perdent leur agilité, leur vigueur ; notre santé se ruine, et nous ne quittons l’atelier que pour entrer à l’hôpital. Comment consacrer quelques heures de la vie à notre instruction ? Comment exercer notre intelligence, éclairer notre esprit, adoucir nos mœurs ? Il nous faut rester exposés au mépris des insolens (graphie de l’époque), à la friponnerie des hommes adroits, et, si l’excès de nos malheurs et de nos humiliations nous rend parfois violens (id.) et colères, on nous traite de brigands et de canaille ; alors il faut des lois martiales, des sergens (id.) de ville, des geôliers, des bourreaux pour comprimer ce peuple mutin et rebelle : telle a été jusqu’ici la justice des gouvernans (id.) et des riches ; l’ignorance mène à la dépravation, et ils voudraient que nous fussions dépravés pour donner cours à leur cupidité, sous des mesures apparentes d’ordre public.

Tous conviennent de la nécessité de l’instruction, et ils cherchent à nous abrutir par un travail qui absorbe à la fois notre temps, nos forces et nos facultés ; de même ils conviennent de la nécessité du travail, et ils vivent dans le loisir, ils se gorgent de superfluité : à nous seuls il est défendu de goûter le moindre plaisir. Pour nous, malheureux, le plaisir c’est un sommeil de quelques heures sur un grabat en lambeaux, dans un taudis humide…. Le plaisir ! mais nous ne sommes pas des hommes comme les autres ; travailler, toujours travailler, toujours produire sans jouir de rien, sans posséder seulement le nécessaire ! Notre salaire, insuffisant déjà pour le célibataire, ne peut nourrir une famille ; des alimens (id.) grossiers et malsains, des vêtemens (id.) incommodes, des guenilles, c’est tout ce qu’il peut nous procurer. Aussi le moindre accident qui vient occasionner une dépense imprévue ou suspendre notre travail, menace bientôt notre existence. Si notre ouvrage n’est pas bien exécuté, s’il n’est pas achevé à l’heure fixée, nous sommes victimes de retenues excessives, puis des reproches humilians (id.), des exigences tyranniques, voilà nos plaisirs. – Ne nous plaignons pas trop pourtant ; n’avons-nous pas une demi-journée de repos, le dimanche, après six jours et demi d’un travail homicide ? – Qu’il nous arrive ce jour-là le plus léger écart, ceux qui ne se refusent aucune jouissance, qui passent leur vie dans les fêtes et dans le libertinage du bon ton, ne manquent pas de nous accuser de dissipation et de débauche, nous qui n’avons jamais connu les douceurs de la vie domestique, nous qui sommes condamnés, soit à vivre dans un célibat monotone et désespérant, soit à élever nos enfants dans la plus affreuse misère ! Voyez ensuite avec quelle facilité les riches introduisent le désordre dans nos ménages, la corruption dans nos familles, ou nous ravissent jusqu’à notre dignité d’hommes, par des aumônes avilissantes.

Croyez-le bien, citoyens, c’est sous le masque de la générosité qu’ils parviennent à nous maintenir dans le dénuement le plus complet et dans la soumission la plus humble. Repoussons, avec fierté, tout ce qui n’est pas le fruit de notre travail ; mais exigeons le prix auquel il nous donne droit : ainsi, nous aurons une aisance indépendante du maître, et le maître fera supporter aux riches l’augmentation qui nous est nécessaire. Que les difficultés n’abattent pas notre courage : ne sommes-nous pas, par nos souffrances journalières, à l’épreuve de tous les dangers ? D’ailleurs il est plus facile qu’on le pense d’obtenir ce résultat. En attendant qu’un gouvernement populaire soulage l’extrême pauvreté aux dépens de l’extrême opulence, par un meilleur système d’impôts et par une sage organisation du travail, unissons-nous pour resserrer les liens de la fraternité, pour fournir des secours aux plus nécessiteux d’entre nous, pour fixer enfin nous-mêmes le maximum de la journée du travail, et le minimum du prix de la journée : c’est-à-dire, pour prendre l’engagement de ne travailler que pendant le temps et pour le prix déterminé par nous ; appelons nos frères des autres corps d’état à suivre notre exemple : alors il faudra bien que le maître accepte la loi de l’ouvrier. Nous serons heureux, n’en doutez pas, dès que nous voudrons être les artisans de notre destinée. – Que si l’on nous conteste le droit de nous associer dans notre intérêt commun, bien qu’un arrêt récent (1) l’ait reconnu au profit des riches commissionnaires de roulage, poursuivons encore, dussions-nous, comme nos frères de Lyon, pousser ce cri de détresse : Vivre en travaillant, ou mourir en combattant.

[(1) Arrêt de la cour royale de Paris du 29 août 1833.]

Il faut que notre association soit assez forte, assez unie, pour résister aux prétentions de ceux qui nous exploitent, et pouvoir assurer à chacun de nous :

1° – Un salaire qui permette des économies pour la morte saison et les dépenses accidentelles ;

2° – Le temps de repos nécessaire à la santé et à l’instruction ;

3° – Des rapports d’indépendance et d’égalité avec les maîtres.

Il faut que nous puissions arriver progressivement à ne travailler que pendant dix heures au plus, et moyennant au moins cinq ou six francs par jour.

Bien des gens se récrieront sans doute contre nos projets ; ils trouveront notre demande exhorbitante (sic) : ne nous en étonnons pas : on accorde volontiers un traitement annuel de dix-huit cents francs et plus à un simple commis de bureau, pour un travail de six heures par jour, mais nous, pauvres mercenaires, on nous ôterait notre pain des mains si l’on osait. Cinq ou six francs par jour font une somme de 14 à 1.700 francs par an ; mais ne sommes-nous pas privés de travail, et par conséquent de salaire, pendant moitié de l’année ! Poursuivons donc sans avoir égard au blâme de nos ennemis.

Qu’une commission permanente soit chargés de recevoir les plaintes et les propositions, de prendre, sous sa responsabilité, telle mesure générale qu’elle croira conforme à nos intérêts, sauf notre ratification ; qu’elle se mette en rapport avec les divers comités des associations d’ouvriers ; qu’elle provoque la nomination d’un comité central dont l’action s’étendra sur tous les corps d’ouvriers à la fois ; qu’elle soit composée d’hommes honorables : leur mission exige des mœurs pures, de l’énergie et du dévouement ; ils auront ainsi de l’autorité parmi nous, et nous regarderons leurs avis comme des ordres.

Commençons d’abord par limiter la durée de nos journées de travail, convenons ensuite de ne plus consentir à aucune diminution de salaire, dans quelque circonstance que ce soit, de ne jamais souffrir qu’un de nos frères soit victime des injustices d’un maître, ou subisse quelque humiliation. Que le maître insolent soit privé de nos bras jusqu’à ce qu’il ait avoué ses torts ! Soyons justes aussi, laissons-le renvoyer honnêtement l’ouvrier qui ne lui convient plus : ce droit est réciproque. Il ne s’agit ici ni de récrimination, ni de vengeance, c’est notre dignité d’homme, c’est la vie que nous disputons aux riches.

Mais, citoyens, notre but serait loin d’être atteint, si nous bornions là l’action de notre commission ; en effet, si le prix de nos produits augmentait en raison de celui de notre salaire, nos 6 fr. par jour seraient bientôt insuffisans (graphie de l’époque) ; nos mesures ne peuvent donc être que provisoires. Il faut porter nos vues plus haut, remonter à la cause du mal, et nous préparer à la détruire. Ce sont moins les maîtres pour lesquels nous travaillons que les lois de notre pays qui s’opposent à l’amélioration de notre état ; ce sont ces impôts sur les objets de première nécessité qui nous enlèvent la plus forte partie de nos salaires ; ce sont ces monopoles qui nous interdisent l’entrée des professions lucratives. N’oublions donc pas que les riches seuls font la loi, et que nous ne pourrons nous affranchir définitivement du joug de la misère, qu’en exerçant, comme eux, nos droits de citoyen. Comme eux, nous devons participer au bonheur et aux jouissances de la vie ; car c’est nous qui leur procurons ces jouissances ; c’est dans nos rangs aussi qu’ils viennent chercher des bras et du courage pour protéger leurs domaines menacés ; nous sommes l’engrais des champs de bataille. Eh quoi ! nous avons le sentiment de nos malheurs, et nous resterions désunis, inactifs, à la merci de ceux qui nous oppriment et nous appauvrissent ? Quel serait donc l’avantage de la société, si la majorité laborieuse était éternellement la proie d’une minorité oisive et cupide ?

Citoyens, notre cause est la cause publique ; son triomphe est assuré, si nous savons persévérer au mépris de la misère et des persécutions.

GRIGNON, ouvrier tailleur, Membre de la Société des Droits de l’Homme.

 

 

1840, Cabet et le communisme

 

Le publiciste sans doute le plus connu comme « communiste » dans les années 1840 n’était ni ouvrier, ni alors révolutionnaire (malgré son long passé d’activiste carbonaro et de républicain radical). Étienne Cabet (1788-1856) était avocat et avait même été, avant son exil forcé en Angleterre, procureur général à Bastia. Sa théorie naît plus de ses lectures, de sa sensibilité, que d’une expérience directe de l’inégalité sociale. Voici comment il en présente la genèse, dans une brochure très répandue de 1840, alors que son roman utopique Voyage en Icarie (1840 également) connaît un grand succès.

 

Comment je suis communiste, par M.Cabet, Paris, impr. Bourgogne et Martinet, 1840 – brochure de 16 p.

 

« Dès leur apparition [Cabet évoque ici aussi bien la longue liste des utopistes des siècles précédents que l’apparition des premiers groupes communistes sous la Monarchie de Juillet], les Communistes sont calomniés, repoussés, persécutés : n’importe ! Il faut avoir le courage de ses convictions ; il faut dire ce qu’on est… Je suis Communiste !

Qu’on ne s’effraie pas à ce mot de Communiste ; [c’était bien l’incompréhension, sinon l’effroi, qui prévalaient dans la majorité de l’opinion] qu’on ne condamne pas sans entendre ; qu’on daigne écouter jusqu’au bout ! Je le demande au nom de la justice ; dans notre intérêt, pour qu’on nous éclaire si nous sommes dans l’erreur ; je le demande aussi dans l’intérêt de tous, parce que nous désirons sincèrement leur bonheur et que nous croyons notre système le plus capable de les rendre heureux. – Mais comment suis-je Communiste ?

D’abord, je me hâte d’accomplir ce que je voulais faire depuis longtemps, de me séparer hautement de quelques uns de ces Communistes, prétendus ou vrais, qui, récemment, ont attiré l’attention sur eux par des écrits et des actes. [Cabet vise ici particulièrement des néo-babouvistes et un rassemblement de communistes parisiens] – Rien n’est plus facile que de prendre un titre quelconque, celui de Communiste comme celui de Démocrate, ou de Républicain, ou de Chrétien, sans en avoir les qualités et les vertus ; en d’autres termes, il y a, comme on dit, Communistes et Communistes, Démocrates et Démocrates, Républicains et Républicains, Chrétiens et Chrétiens…

S’il est vrai que des hommes qui se disent Communistes aient professé des doctrines intolérantes, menaçantes, immorales, [allusion au matérialisme athée et révolutionnaire] je proteste contre ces doctrines ; s’il y a eu des actes inconvenants, je proteste contre ces actes ; je ne veux répondre que de mes propres doctrines et de mes propres faits. – S’il existe de prétendus Communistes qui ne se recommandent ni par leur ardeur au travail, ni par leur tempérance, ni par leur prudence, [c’est l’image que donne du communiste la presse bourgeoise : plébéiens « partageux », peu motivés par « le chagrin » (le travail !), avides de jouissances immédiates et bien matérielles, « fainéants et gourmands », comme le héros de Victor Gelu] je me sépare aussi d’eux : mais, avant de se dire Communistes, ces hommes ne se disaient-ils pas Réformistes, Démocrates, Républicains ? N’avaient-ils pas auparavant les mêmes défauts ? N’y a t-il pas un homme de ce genre dans chacun des autres partis ? D’ailleurs, s’il existe quelques faux Communistes de cette espèce, je connais beaucoup de vrais Communistes aussi tempérants que laborieux, aussi tolérants qu’honnêtes, aussi patients que courageux, aussi modestes que désintéressés, remplis du plus admirable dévouement pour la cause de l’Humanité.

Car cette Communauté, dont on veut faire un monstre, qu’est-ce ? – Une doctrine, un système de philosophie, de morale, d’éducation, d’organisation sociale et politique.

Quelle est sa philosophie ? – La plus douce, puisqu’elle a pour but le perfectionnement et le bonheur des hommes, et pour moyen la fraternité.

Quelle est sa morale ? – La plus pure, puisqu’elle tend à tarir la source de tous les vices et de tous les crimes, par le Développement de la raison à l’aide de l’éducation.

Quelle est son éducation ? – La plus parfaite, puisqu’elle travaille à développer chez tous les hommes l’intelligence et la dignité qu’ils ont reçues de la Nature.

Quelle est sa religion ? – La plus sublime, puisque l’homme, heureux par l’usage de la raison, n’a plus que des actions de grâces à rendre à la Nature pour les innombrables bienfaits qu’elle a répandus sur lui.

Quelle est son organisation sociale et politique ? Avant de le dire, je vais rendre compte du travail qui m’a conduit à l’adoption de la Communauté ; et l’on me pardonnera, je l’espère, si j’entre dans quelques détails personnels qui me semblent nécessaires pour expliquer ma conviction.

Jeté en Angleterre par suite de mes opinions démocratiques [Député de la Côte d’Or en 1832, Cabet avait créé en 1833 le journal républicain radical Le Populaire, ce qui lui valut poursuites et exil], résolu à consacrer le repos et le loisir d’un long exil à l’étude et au travail pour continuer un dévouement de vingt-cinq années à la cause populaire, je me demandai quel était l’ouvrage le plus nécessaire au Peuple ; et je fis pour lui plusieurs histoires élémentaires : 1° une histoire universelle ; 2° une histoire des Anglais ; 3° une histoire des Français ; 4° une histoire populaire de la Révolution française, – toutes ces histoires présentant un cours pratique de philosophie, de morale et de politique. [On mesure la somme de travail…]

En étudiant l’histoire et en l’écrivant, j’étais frappé et désolé de voir partout et toujours tant de discordes civiles, tant de révolutions, la Société toujours si troublée, l’humanité toujours si malheureuse. – J’en recherchai la cause afin de pouvoir trouver le remède. Et certes, il n’est personne qui puisse désapprouver une pareille recherche. Et cette recherche, je la fis de bonne foi, dans des vues philosophiques, avec la seule passion de la vérité ; car ce serait démence de repousser la vérité qui peut nous rendre heureux et de préférer l’erreur qui doit faire naître notre malheur.

Si la vérité s’était trouvée dans l’excellence de l’Aristocratie et du Despotisme, j’aurais adopté avec ardeur le principe du Despotisme et de l’Aristocratie : mais je restai convaincu que l’inégalité était la véritable cause originelle et primordiale de tous les vices et de tous les malheurs de toutes les Sociétés, depuis le commencement du monde ; que cette cause était essentielle et fatale, c’est-à-dire qu’elle produirait, nécessairement, inévitablement, les mêmes vices et les mêmes malheurs tant qu’elle subsisterait, et jusqu’à la fin du monde si on la laissait subsister toujours ; que par conséquent le remède était la suppression de cette inégalité et la reconstruction de la Société sur la base de l’égalité. Je restai donc Démocrate, et devins plus Démocrate que jamais, c’est-à-dire j’adoptai les principes de la Révolution française, une Déclaration des droits, la Souveraineté du Peuple, la liberté, l’égalité, la fraternité et toutes leurs conséquences.

Alors, je voulus faire un travail que j’avais toujours projeté et que je n’avais jamais eu le temps de réaliser, emporté que j’étais par les affaires de chaque jour et de chaque heure ; je m’occupai de rédiger un programme, un plan d’organisation sociale et politique.

Toutes les fois que, nous autres Démocrates, nous attaquions le système de l’inégalité, ses partisans, sentant leur impuissance à repousser nos attaques, nous répondaient d’un ton triomphal : « Mais que mettez-vous à la place ? Où est votre programme, votre système, votre plan ? » Le Peuple lui-même, et la masse du Juste-milieu [Orléanistes] qui désire sincèrement le bien général, nous disaient également : « Qu’est-ce que c’est que ça, la Démocratie, la République ? Est-ce que ça vaut mieux pour nous que la Monarchie ? Est-ce que ça nous donnera du travail et du pain ? Est-ce que ça paiera nos billets aux échéances de la quinzaine ou du mois ? Est-ce que ça nous délivrera de nos soucis et de nos misères ? Est-ce que ça nous amènera l’aisance et l’ordre, la paix et le bonheur ?  »

Je pris donc la plume pour rédiger un programme, un plan, comme le mathématicien pour résoudre un problème. Je me supposai chargé d’organiser une grande Société sur la base de l’égalité, et j’écrivis mon plan pour voir si et comment on pourrait organiser l’égalité dans l’éducation, dans la nourriture, dans le vêtement, dans le logement, dans l’ameublement, dans le travail, dans les charges de tous genres, et dans les jouissances de toute nature.

Je vis bientôt que l’égalité exigeait une étendue de production agricole et manufacturière, une économie, un ordre, une distribution intelligente et raisonnée, qui n’existent pas et qui ne peuvent exister aujourd’hui. Bientôt je fus conduit à l’éducation en commun, au travail en commun, à la nécessité de la concentration dans d’immenses ateliers et dans d’immenses magasins, à la multiplication illimitée des machines, à l’exploitation du territoire en commun, au partage des fruits et des produits, en un mot à la Communauté.

La Communauté ! Mais je l’avais toujours vu traiter d’utopie, de chimère, irréalisable, inapplicable, impossible, ne pouvant d’ailleurs établir d’autre égalité que l’égalité de misère, ni faire de la Société et des hommes autre chose qu’un couvent et des moines.

Cependant, ne voulant pas m’en rapporter aveuglément aux autres, et voulant vérifier le fait par moi-même, je refis mon programme et mon plan sur la base de la Communauté, pour voir si cette Communauté était ou n’était pas praticable et possible, pour voir si ce système pouvait satisfaire tous les besoins de la Société d’aujourd’hui sous tous les rapports, de l’éducation, de la nourriture, du logement, de l’agriculture, de l’aisance, du bonheur, des arts, de la famille, etc., etc. Et je vis avec surprise, avec joie, avec ravissement, que, si une Nation le voulait, elle pourrait facilement s’organiser en Communauté [Il s’agit bien d’organisation, et non de révolution], en conservant aux heureux d’aujourd’hui tout leur bonheur, en les rendant même plus heureux, et en procurant la même félicité à tous ceux que la misère accable aujourd’hui.

Je vis ensuite, avec un plaisir croissant, que la transformation d’une vieille Société en une Communauté nouvelle était possible sans bouleversement, sans dépouiller les riches, en détruisant à l’instant même la misère des pauvres. [Il s’agit alors clairement, on le voit, d’un passage de toute la Nation à la Communauté, et non pas de la création de micro-communautés en marge de la société. Mais comment s’opérera ce passage ?]

Je vis même, toujours avec un transport plus vif, que, à cause des immenses progrès survenus dans l’industrie et les machines, la Communauté était plus praticable aujourd’hui qu’à aucune époque antérieure, et chez une grande Nation industrielle que chez un petit Peuple sans industrie et sans puissance. [rupture donc avec les communistes partisans d’un retour à des formes anciennes de l’économie et de la société]

Inutile de dire que pour m’assurer que la Communauté et la transformation d’une vieille Société en Communauté étaient possibles, je recherchai toutes les objections qu’on pouvait faire, sans en éviter aucune ; car si j’en avais rencontré d’invincibles, qu’on n’aurait pas manqué de m’opposer tôt ou tard, j’aurais intérieurement désapprouvé et abandonné ce système ; mais je ne trouvai aucune objection solide.

Et tout ce premier travail, je voulus le faire sans livres, d’après mes propres méditations et mes propres inspirations. Mais après mon épreuve terminée, voulant faire une contre-épreuve, je consultai tous les Philosophes anciens et modernes de tous les pays [Tous ! on rencontre ici cet aspect quelque peu mégalomane qui sera si souvent reproché à Cabet] ; je parcourus leurs ouvrages (plus de 1.000 volumes), afin d’avoir sur cette question l’opinion des hommes qui sont les lumières de l’humanité ; et je reconnus, avec bonheur, que presque tous adoptent l’Égalité, que beaucoup, et Jésus-Christ en tête [Cabet publiera en 1846 Le Vrai Christianisme suivant Jésus-Christ], adoptent la Communauté, et que quelques uns seulement préfèrent l’Inégalité, mais avec des raisons ou des objections qui, loin de me convaincre, ne firent que me confirmer dans ma première conviction. Je trouvai même un assez grand nombre d’ouvrages, comme l’Utopie du chancelier d’Angleterre Thomas Morus, qui contenaient une organisation de Communauté. J’étudiai aussi tous les autres systèmes connus, ceux d’Owen, de Saint-Simon, de Fourrier, de Buchez et Roux, etc. ; et tous confirmèrent encore ma conviction en faveur de la Communauté. Elle seule me parut pouvoir résoudre parfaitement les questions de travail, de salaire, etc., etc. »

Contrairement donc à l’image du communiste cabétiste « icarien » de la fin des années 1840, où les disciples, bientôt rejoints par le maître, fuiront la société française pour créer au Texas des communautés de frères, Cabet pointe ici, sans en préciser les modalités, la possibilité d’un passage pacifique de toute la France à la Communauté que décrit son Voyage en Icarie.

 

 

Lyon 1841, « Pourquoi nous sommes communistes… »

 

L’éphémère publication mensuelle communiste lyonnaise Le Travail, organe de la rénovation sociale, n°2, juillet 1841, publie cet article qui ne laisse pas d’interroger un lecteur du XXIème siècle, persuadé que le communisme, en tant que doctrine, et en tant que parti, n’est apparu qu’à l’orée du XXe siècle, dans une prise de distance radicale avec le socialisme en plein essor. De quel communisme parlent donc avec assurance ces ouvriers lyonnais ?

 

« POURQUOI NOUS SOMMES COMMUNISTES.

Pourquoi sommes-nous communistes ? Pourquoi le plus grand nombre de nos frères, les ouvriers, sont-ils comme nous communistes ?

Ces questions que l’on nous adresse chaque jour, nous nous les sommes déjà posées, afin de nous assurer que nous n’obéissions qu’à des convictions bien arrêtées, et que nulle influence étrangère ne nous entraînait dans une voie que le raisonnement pourrait nous forcer d’abandonner.

Le peu d’instruction que, de nos jours encore, on donne au peuple, ne lui permet pas d’apprécier dans tous ses détails une doctrine sociale quelconque ; comment pourrait-il d’ailleurs se livrer à cette étude, accablé qu’il est chaque jour par un travail abrutissant de quinze à dix-huit heures. Son bon sens naturel, ses souffrances, ses malheurs, voilà le plus puissant enseignement qu’il possède, enseignement incessant, il faut en convenir, car le malheur s’empare de lui au berceau et ne le quitte pas qu’il ne l’ait étendu dans la tombe.

Si le peuple n’a d’autres moyens d’instruction que son bon sens et ses malheurs, il a dû, cherchant à se soustraire à son infortune, examiner attentivement la nature et la cause de ses souffrances, car ce n’est que cette étude qui a pu l’amener à la conception d’une organisation meilleure. C’est cet examen que nous allons retracer.

Il y a longtemps que le peuple subit la dure loi du malheur. On le voit à toutes les époques, sous des qualifications diverses, sacrifié moralement et matériellement aux délices d’un petit nombre d’hommes qui s’appellent et se croient grands, parce que la multitude qui les entoure est courbée sous le poids de sa misère. Esclave dans l’antiquité, serf au moyen-âge, prolétaire aujourd’hui, partout et toujours le peuple, c’est-à-dire la partie la plus nombreuse et la seule laborieuse de la société, a été indignement spoliée et exploitée par une minorité favorisée du hasard.

Sans doute, et comme nous l’avons déjà dit, l’humanité a marché dans la voie du progrès ; mais à mesure que les monstruosités qui pesaient sur le peuple ont diminué, sa sensibilité a pris de l’extension, et nous pensons en fait qu’il souffre autant qu’il n’a jamais souffert. Si, grâce à l’énergie populaire, l’ouvrier de nos cités industrielles n’est pas, comme le nègre des Colonies, l’objet d’un trafic honteux et cruel, il n’en est pas mieux considéré ; c’est une machine intelligente qui ne coûte rien d’achat, dont la quantité ne fait jamais défaut, qui sert à faire fortune, puis qui va douloureusement s’éteindre ignorée à l’hôpital ou sur un grabat, éloigné du palais de ses maîtres, afin que le cri de sa douleur ne vienne pas interrompre le cours voluptueux de leurs jouissances. C’est un état de choses qu’on a judicieusement appelé de nos jours LA TRAITE DES BLANCS.

Que l’on nous dise, dans l’état actuel d’exploitation qui règne aussi bien sur les rives de la Seine qu’aux bords de la Tamise, quels sont les liens qui rattachent le pauvre à la vie ? AMITIÉ, FAMILLE, AMOUR, toutes ces affections pures et saintes que la nature a déposées dans son cœur, n’est-il pas en quelque sorte condamné à les étouffer, et n’est-ce ce pas pour lui un sujet d’éternelles tortures ! Que l’on nous dise si, pour ceux qui spéculent froidement sur les sueurs des malheureux, et qui, pour nous servir de leurs expressions, ne visent qu’à se débarrasser des exigences du travail par l’emploi des machines, il peut exister de distinction entre l’ouvrier et l’esclave, et s’ils ne sont pas plutôt intéressés à la conservation de ce dernier, qui leur coûte une somme d’argent, qu’à celle de l’ouvrier, qui ne coûte jamais rien d’acquisition. Et qui ne sait d’ailleurs que des économistes d’Angleterre ont osé agiter la question de savoir s’il ne serait pas plus avantageux de détruire les masses que de les laisser subsister ! Quand des systèmes aussi effrontés osent se faire jour, il est plus que temps, on en conviendra, de chercher un remède radical à une aussi déplorable situation.

L’expérience que nous avons acquise à nos dépens nous défend de nous abuser sur les ressources que présente l’ordre social actuel. Tant qu’il y aura des gens qui pourront se reposer avant d’avoir travaillé, ou des gens qui n’emploieront leur activité qu’à des occupations inutiles et même nuisibles, il y en aura d’autres , et ce sera le plus grand nombre, qui, travaillant et payant pour tous, se TUERONT À LA PEINE.

Les questions de réforme ne peuvent plus être, aujourd’hui, envisagées d’un point de vue purement politique. [Une fois de plus est marquée la prise de distance avec le républicanisme bourgeois ou petit-bourgeois, indifférent à la question sociale] L’homme, avant tout, a le DROIT DE VIVRE, et pour que ce droit ne soit point illusoire ou éphémère, il faut une organisation large et prévoyante, qui embrasse toutes les relations des individus, de manière à tirer un parti profitable des libres efforts et des facultés de chacun.

Que l’exemple du passé ne soit pas perdu pour nous. Que le sang de nos pères n’ait pas coulé en vain. Rappelons-nous que ces colosses d’énergie ont fait un généreux sacrifice de leur vie pour le triomphe de l’Égalité, et que leurs efforts néanmoins n’ont abouti qu’à nous léguer l’intrigue et le despotisme. [Il s’agit bien sûr des révolutionnaires de 1789-1794] Gloire leur soit rendue pourtant ! car ils ont fait tout ce qui leur était humainement possible de faire. Que leurs mânes illustres reposent en paix dans la tombe ! nous avons recueilli leur saint héritage, et nous n’évoquerons leur souvenir qu’avec reconnaissance et vénération. Mais nous serions des fils dégénérés si ce populaire holocauste était pour nous un enseignement stérile.

Or, si depuis cinquante ans, toutes les révolutions qui ont passé nous ont laissé dans l’exploitation et la misère, si de tous ces gouvernements divers qui se sont succédés les uns aux autres il n’en est pas un qui ait guéri les plaies de la société, il faut bien reconnaître que ces maux ne résident pas seulement dans telle ou telle forme politique, mais qu’ils ont surtout leur source dans la base sociale elle-même, c’est-à-dire dans la PROPRIÉTÉ, cause unique et incessante d’égoïsme, de cupidité, d’oppression, et de tous les vices, de toutes les turpitudes qui souillent la société. Or, nous sommes donc fondés à croire que le remède à tant de maux ne peut se trouver que dans une organisation sociale qui fera de toutes les propriétés INDIVIDUELLES une propriété NATIONALE, COMMUNE, sur laquelle tous les hommes auront un droit égal de jouissance, en raison des devoirs égaux qui sont tracés à tous, en vertu du principe de fraternité en dehors duquel il n’y a pas de bonheur à espérer.

Que ceux qui n’ont que faiblement à se plaindre des vices de l’état social actuel consacrent leurs loisirs à édifier et propager des systèmes plus ou moins ingénieux ; qu’ils réclament une extension des droits politiques, des améliorations qui allègeraient peut-être le fardeau des misères du peuple, une réforme plus en rapport avec les idées reçues, nous le concevons, et plusieurs d’entre eux peuvent n’être entrés dans cette voie que par les conseils d’un prudent égoïsme. Mais que nous, pauvres Parias, nous nous contentions de telles bribes ; que nous nous bornions à réclamer des droits qui nous effleureraient à peine, et que l’on est bien décidé d’ailleurs à ne pas accorder. Ce serait plus qu’une erreur, ce serait de la folie.

Néanmoins nos sympathies sont acquises à tous ceux qui s’occupent d’améliorer le sort physique, moral ou intellectuel du peuple ; elles sont surtout acquises  ceux qui veulent le triomphe complet de la souveraineté populaire parce qu’elle est la base de notre doctrine. La COMMUNAUTÉ n’est autre chose que le moyen de réaliser dans toute leur plénitude, et d’asseoir sur des fondements inébranlables les trois grands principes proclamés par notre glorieuse Révolution : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ.

La Communauté ! voilà la solution de ce grand problème : le BONHEUR GÉNÉRAL Voilà l’arche sainte qui doit surnager au milieu du naufrage des sociétés modernes. Voilà le sanctuaire où se réfugient toutes nos espérances ! C’est elle qui purgera le monde des souillures et des crimes qu’y a introduits l’intérêt privé. L’égoïsme, les rivalités, les haines, les guerres, l’oppression, la misère, tous ces effets cesseront quand la cause qui les produit n’existera plus ; et le dévoûment (sic), l’abnégation, l’amour, la fraternité, le bonheur, établiront leur saint empire ! Avec la Communauté disparaîtront ces appellations monstrueuses de noblesse, et de roture ; de bourgeois et de peuple ; de riches et de pauvres ; d’oisifs et de travailleurs ; d’exploiteurs et d’exploités. C’est la Communauté qui donnera un puissant essor à tous les progrès ; qui verra éclore les plus vastes conceptions du génie ; c’est dans son sein, enfin, que s’accompliront toutes les magnifiques promesses faites à l’humanité.

Aussi voyez les effets de sa puissance magique ! Il a suffi de la présenter au peuple pour qu’elle conquît aussitôt ses ardentes sympathies. Elle a fait en quelques mois plus de prosélytes que tous les autres systèmes sociaux réunis n’en ont fait en dix années. [La doctrine du communiste Cabet a été en effet diffusée avec succès en 1840-1841. Parmi les « autres systèmes sociaux », ces ouvriers lyonnais pensent évidemment au premier chef à l’éventail des courants néo-babouvistes, auxquels ils sont également sensibilisés] C’est qu’elle porte à son front ce signe de vérité éternelle qui pénètre et convainc. C’est qu’il n’y a pas d’objection, pas d’argument qu’elle ne détruise, pas d’arguties, pas de subtilités qui ne tombent écrasées sous le poids de sa logique ; aussi malgré les réquisitoires foudroyants des parquets, malgré les clameurs des journaux stipendiés et les attaques égoïstes ou inintelligentes d’une opposition niaise et stérile, elle marche appuyée sur une démocratie forte et rationnelle ; elle marche, étendant chaque jour le cercle de ses conquêtes ; et bientôt on pourra dire de sa puissance ce que le vainqueur d’Italie disait à Campo Formio de la République française : est aveugle qui ne la voit pas.

Nous croyons avoir suffisamment démontré pourquoi nous sommes communistes. Nous ne pensons pas qu’il reste dans l’esprit d’aucun de ceux qui nous aurons lu que nous n’avons pas de fortes et sincères convictions. Il nous reste à démontrer, maintenant, que nous avons une idée claire et précise de l’organisation sociale que nous appelons de tous nos vœux, et c’est ce que nous établirons dans le cours de notre publication. »

 

 

1847 Lamartine et le communisme

 

Extrait du Bien public du 19 décembre 1847 :

 » M. Cabet, un des chefs du communisme, ayant, dans une lettre imprimée dans le Populaire, sommé M. de Lamartine de s’expliquer sur ses doctrines ; M. de Lamartine lui a répondu les lignes suivantes :

Monsieur et ancien Collègue,

[« ancien collègue » : Cabet avait été député démocrate de 1831 à 1834, et, condamné à deux ans de prison pour délit de presse, avait dû s’exiler jusqu’en 1839. Lamartine était député depuis 1833]

J’ai reçu la lettre que vous me faites l’honneur de m’adresser, le temps me manque pour y répondre aussi explicitement que la gravité du sujet le comporte. J’aurai occasion de le faire bientôt. Je me borne à répondre sommairement aujourd’hui aux deux questions que vous me poser.

Mon opinion sur le communisme se résume en un sentiment ; et le voici ; c’est que si Dieu me donnait une société de sauvages à civiliser et à moraliser, la première institution que je leur donnerais serait celle de la propriété.

Mon opinion sur les persécutions dont vous vous plaignez est écrite dans toute ma vie et dans toutes mes paroles. « Laisser les opinions libres et n’opposer aux aberrations des théories que la législation et la répression du bon sens. » Je ne vous au combattu que pour des raisons, et si j’avais la force matérielle en main, je la déposerais pour laisser combattre à ma place la nature et les instincts de l’homme qui ont institué dans tous les temps et dans tous les lieux ces trois bases de l’ordre social ; l’état, la famille et la propriété. L’appropriation des éléments à l’homme est selon moi une des lois de la nature et des conditions de la vie. L’homme s’approprie l’air en respirant ; l’espace en marchant ; le sol en le cultivant ; le temps lui-même en s’y perpétuant pour ses enfants ; la propriété, c’est l’organisation du principe de vie dans le monde ; le communisme serait la cessation du travail et la mort à l’humanité. Votre rêve est trop beau pour la terre. Même en passant la mer [Cabet prépare alors sa colonie communiste d’Icarie aux Etats-Unis], vous retrouveriez les conditions humaines, restez donc où vous êtes, et bornez-vous à réaliser le plus possible les institutions vraies et pratiques de la fraternité, qui n’est pas seulement le rêve de votre esprit, mais la vertu de votre cœur.

Recevez, Monsieur et ancien collège, l’expression de ma haute et cordiale considération.

LAMARTINE ;

St-Point, 17 décembre 1847. »