Cœurderoy et Juin 1848

Cœurderoy et Juin 1848

 

René Merle

 

Ernest Cœurderoy [1825-1862], interne aux hôpitaux de Paris, révolutionnaire intransigeant, dut s’exiler après l’échec de la « journée » démocrate socialiste du 13 juin 1849 (il fut condamné par contumace à la déportation). C’est de Londres qu’il publie en 1854 deux tomes de Jours d’exil, aujourd’hui accessibles sur Gallica.

C’est du tome premier, Londres, Joseph Thomas, 2, Catherine-Street, Strad. 1854, que j’extrais ces lignes magnifiques, sur lesquelles je reviendrai.

Jours d’exil a été ensuite publié en trois volumes chez Stock en 1910-1911. En 2003, les Éditions cent pages ont publié un petit, mais combien nécessaire, recueil d’extraits de Jours d’exil.

 

« 17 mars, 15 mai, – Juin 1848.

En avant ! nous sommes loin des jours de Février. Voici le 17 mars, première tentative d’une réaction timide, première hypocrisie des bourgeois sans principes auxquels la République confia ses destinées provisoires.

Voici le 15 mai, trombe d’un jour, qui emporta les fils les plus braves de la liberté, ceux que nous sommes accoutumés à voir les premiers sur la brèche. Ils se sont levés le matin, au nom de la solidarité des peuples, le soir les verra retomber, plus étroitement garrottés que la veille, comme cette Pologne martyre qu’ils voulaient ressusciter. Honneur à vous, Barbès, Blanqui, Laviron, Chancel, Raspail, votre exemple sera suvi, mais trop tard hélas pour la Révolution !

En avant ! en avant ! Voici de sombres journées. Jamais l’histoire n’en raconta de pareilles depuis Spartacus ; jamais elle ne pourra les retracer sans rouler un crêpe autour de sa plume, et la tremper dans le sang.

23, 24, 25 juin 1848 ! Jamais, aux rives de la Seine, plus chaud soleil ne se leva sur plus de morts ; jamais les eaux du fleuve ne furent rougies par tant de sang ; jamais on n’arracha plus de pavés à leurs gîtes de sable ; jamais les voix sœurs du tocsin et du canon ne confondirent dans l’air de si formidables mugissements.

Ce n’était pas une émeute de boutiquiers ; c’était une révolte d’anges rebelles qui, depuis, ne se relevèrent plus. Tout ce que le prolétariat de Paris renfermait d’invincible énergie et de poésie sublime tomba dans ces jours néfastes, étouffé par la réaction bourgeoise, comme le froment par l’herbe stérile.

Ils dédaignèrent les calculs de la Diplomatie trompeuse et de l’Opportunité transie, ces fiers enfants du peuple ; ils marchèrent quand les appela la voix de la Liberté ; ils s’arrêtèrent quand les appela la voix de la Mort, qui est aussi la voix de la Liberté. Comme leurs combats, leur drapeau fut sans tache, et courageuse leur devise.

Leur drapeau était rouge. Pouvaient –ils adopter d’autre couleur que celle du sang, ce liquide de la vie que produisent tous les organes de l’homme, et que nul n’accapare sans danger de mort ? Que réclamaient-ils autre chose, ceux qui font tout, que leur part de consommation dans les richesses communes, qu’une goutte de sang ?

Leur devise était simple, mais plus savante dans sa simplicité que les systèmes menteurs : « Du travail ou du plomb ! » s’étaient-ils écriés. Toute la Révolution est là ; il n’est que le peuple pour résumer dans un cri les aspirations d’un siècle. – Du travail !… c’est-à—dire abolition de la propriété, de l’intérêt, de tout monopole mortel au travail. – Ou du plomb !… ou la guerre à tous ces abus par le plus exéditif des moyens, par la dernière raison des opprimés

A cette franche attaque, qu’opposé l’hypocrisie bourgeoise ? – Trois haillons cousus en un, le drapeau tricolore, le drapeau du Peuple, de la Noblesse et de la Bourgeoisie ; l’étendard du travail, de l’oisiveté et du commerce ! Comme si l’on pouvait accorder le vol et la justice, la misère et l’opulence, la vie et la mort ! Le drapeau tricolore, souillé par toutes les hontes, chiffon qu’on vit traîner en Espagne, à Anvers, à Ancône, à Constantine, partout où il y avait à ramasser de la boue ! – Et puis ces mots : Ordre, salut public, maintien du gouvernement, que répètent encore les murailles de Varsovie, les rives de la Saône lyonnaise, les échos de Saint-Méry et de Transnonnain, ces trois mots avec lesquels on conserve toutes les iniquités.

Et tandis que le peuple, à qui l’on refusait du travail, jetait ses grands défis à la face du monde, du haut de ses barricades inondées de soleil ; tandis que son plomb vengeur atteignait dans la cohue des fonctionnaires tout ce qui brillait le plus, le chef des prêtres et les chefs des soldats ; que faisaient les bourgeois ?

Oh ! qui décrira les précautions qu’ils prirent pour sauver leurs épargnes ? Qui dira leurs sueurs froides, leurs angoisses et leurs nuits blanches ? Qui dira leurs trahisons, leurs crimes et leurs assassinats. Qui saura jamais tous leurs exploits nocturnes, et le nombre d’homme désarmés dont ils aplatirent les cervelles sur les murs de leurs églises saintes ? Qui dépeindra leur allure martiale après le danger ? Qui répètera leurs Te Deum et leurs chants d’orfraie ? Qui rapportera leurs dénonciations et leurs calomnies imbéciles ? Qui retracera les tortures que leurs tourmenteurs infligèrent aux malheureux qui gémissaient dans les hôpitaux et dans les casemates ?…

Le dégoût et les larmes m’arrêtent… Moi qui trace ces lignes, j’ai vu des juges d’instruction de la République modérée fouiller comme des chacals dans des moignons saignants et d’horribles plaies d’armes à feu. Et je n’avais pas qualité pour m’opposer à ces saturnales !

Cruauté dégradante et lâche ! Fange et carnage ! Oh ! Que l’obèse bourgeoisie soit maudite à jamais ; qu’on sème le sel et le soufre sur l’emplacement de ses boutiques, et que la miséricorde de Die soit légère à son âme graisseuse !

Et cependant, il est encore des gens qui croient à l’esprit révolutionnaire de l’épicier !!!

Insensés, insensés ! Toujours le corbeau noir suivra les armées brillantes, toujours son cri lugubre précèdera la fanfare du clairon. Toujours la hyène sortira de sa tanière quand la nuit s’éveiller sur les monts couverts de neige, quand tout bruit d’armes aura cessé, quand l’étincelant cimeterre sera rentré a fourreau, quand la poussière recouvrira le canon du fusil bronzé, quand le cheval aura brisé sa sangle, et que le cavalier sans vie sera couché sous un buisson. Toujours, toujours aussi, le vil bourgeois cherchera sa nourriture dans les entrailles de l’ouvrier ; toujours il exploitera ses travaux et ses combats, et sa vie, et sa mort.

La question fut donc bien posée en juin 1848, entre l’intérêt et la jouissance, l’épargne et le bonheur, l’exploitation et le travail, le drapeau tricolore et le drapeau rouge : – entre la Bourgeoisie et le Prolétariat. Pour la conservation de l’humanité, pour le salut de la Révolution, pour le nôtre, pour l’honneur des morts de juin, pour nos enfants et pour nos aïeux, laissons la sur ce terrain, et ne cherchons plus à associer des intérêts éternellement incompatibles.

La bourgeoisie mourra, comme elle a vécu, dans l’impénitence finale. Elle n’est pas assez désintéressée pour se suicider, elle ne peut pas l’être ; il faut qu’elle succombe, étranglée par une force supérieure.

D’où viendra cette force ? Question redoutable. Hélas ! jamais le prolétariat ne se relèvera si désespéré, si géant, si glorieux, si ferme dans ses principes, si absolu dans son programme, qu’aux jours de juin 1848. Ne l’espérons plus ; ce fut son effort suprême, et jamais agonie ne se prolonge pendant cinq années ! Tout ce qu’il y avait de plus vivace en France, dort dans la terre brune. Nous qui restons, nous n’avons plus le souffle qui s’exhalait de ces mâles poitrines, leurs bras et leurs cœurs nous font défaut.

Avec son dernier soupir, la France révolutionnaire a légué aux nations la solution du problème social ; elle est morte, vaincu par les douleurs de l’enfantement. A d’autres à élever l’enfant de ses efforts. La France est morte à la Révolution. Son étoile, qui brillait au plus haut du ciel, s’est abaissée vers la terre avec celles des nations vieillies.

Peuples, cessez de diriger vers l’Occident vos regards d’espoir. Mages d’Europe, qui attendez un nouveau Messie, c’est de l’Orient qu’il viendra ; car c’est dans ces contrées que le soleil se lève, que naissent les religions, les révélateurs et les peuples. »