Chanter peut coûter
Article publié dans le Bulletin de l’Association 1851 pour la mémoire des Résistances républicaines, n° 94, février 2023, pp. 7-10 (mis en ligne le 22 février 2023)
Chanter peut coûter
par Colette Chauvin
L’École a toujours été un enjeu de pouvoir politique, social, moral, religieux. Durant la seconde République, elle n’échappe pas à cet état, corollaire de l’ambition affichée. En peu de temps, il lui est demandé de passer du rôle assigné de vecteur de justice et d’égalité qu’elle pourrait être selon les révolutionnaires de février 48 à celui de gardienne de la bonne morale catholique et de l’ordre social voulu par les représentants du parti de l’Ordre devenus majoritaires en 1849.
« Il n’est pas de communes où ne se rencontrent des esprits chagrins et moroses pour qui la fortune d’autrui est un objet de convoitise… C’est à ces paysans mécontents que le dimanche, au sortir de la messe, les instituteurs véritables anticurés, qu’on me passe ce mot, adressent leur enseignement…, autant de jeunes gens ou d’hommes besogneux, dévoyés, perdus, pervertis par les doctrines fausses, antireligieux par basse rancune, communistes par avidité. ». Ainsi s’exprimait Adolphe Thiers qui aurait volontiers fermé les Écoles normales d’instituteurs instaurées dans les départements par la loi Guizot de 1833, « petits clubs silencieux, foyers des plus mauvaises passions… ». Le procureur général près la cour d’Aix, au sujet des instituteurs des Basses-Alpes, écrivait : « …Un trop grand nombre d’instituteurs s’est laissé infecter du venin des nouvelles doctrines… C’est une des plaies les plus dangereuses de notre société puisque le mal est à la source même de l’enseignement et peut de là si facilement se répandre dans les masses. ».
Ces points de vue catégoriques expliquent la disproportion des poursuites et des sanctions envers les instituteurs malgré le nombre relativement peu élevé de ces derniers impliqués ouvertement dans la propagande et le soulèvement républicain avant et après le coup d’État du 2 décembre 1851 organisé par Louis-Napoléon Bonaparte.
Cependant, les instituteurs engagés dans la défense de la République sociale avaient été encouragés par le ministre de l’Instruction publique du gouvernement provisoire, Hippolyte Carnot, qui déclarait peu après sa nomination, en février 48 : « Que nos 36 000 instituteurs se lèvent donc à mon appel… Je les prie de contribuer pour leur part à fonder la République… Il faut la défendre contre l’ignorance et le mensonge et c’est à eux qu’appartient cette tâche. »
Carnot, républicain avancé, ne fit pas long feu au ministère de l’Instruction publique, contraint à démissionner en juillet 1848. Il était porteur d’une loi avortée qui aurait amélioré la loi Guizot au regard du salaire des enseignants, de l’éducation religieuse et de l’école laïque pour les filles. Ses propositions furent minimisées ou ignorées par le très catholique successeur, après le court passage à ce ministère d’Achille Tenaille de Vaulabelle, Alfred de Falloux aux idées réactionnaires ou rétrogrades opposées au progressisme revendiqué de son prédécesseur. Les lois Ferry rendront justice en 1882 à la clairvoyance d’Hippolyte Carnot.
Pourtant, pour la petite histoire, les instituteurs bas-alpins avaient dû mettre beaucoup d’espoir dans les propositions de Carnot puisque l’on trouve dans le journal Le Glaneur des Alpes du 28 janvier 1849 ces vœux enthousiastes en provençal :
« Qué lo pople Français jouissé par la suito
Dou prècious benfa de l’instruction gratuito,
Q’uno retraite honneste ei vieis institutours
Asssure un tros de pan per la fin de sei jours. »
Or, la stratégie inverse du ministère Falloux instaura une surveillance d’abord prudente, les instituteurs étant des personnes importantes dans les campagnes, puis incisive à la moindre rumeur sur leur vie privée ou publique. Ainsi, les comités d’arrondissement créés par la loi Guizot mettent à profit les sanctions disciplinaires, les préfets à leur suite n’étant pas en reste pour user et abuser de ce pouvoir obtenu provisoirement.
Demande par le ministre Falloux de surveillance des instituteurs du canton de Moustiers, 29 mars 1849 (cliquez sur l’image pour l’agrandir)
L’École normale de Barcelonnette est particulièrement visée : selon certaines dénonciations, en 1849, élèves et enseignants s’occuperaient publiquement de politique et discuteraient du projet de loi sur l’enseignement. Le ministère demande au préfet des Basses-Alpes, par lettre du 31 octobre 1849, d’ouvrir une enquête.
Nous en arrivons ainsi à l’affaire de nos instituteurs chanteurs engagés.
Selon le rapport du sous-inspecteur des écoles primaires au sous-préfet de l’arrondissement de Barcelonnette, en traversant Jausiers et Faucon le 24 août 1849, les instituteurs Joseph-François Blanc demeurant à Melve et Calixte Donnet de Sigoyer, village proche de Melve, chantèrent, « faute grave », La chanson à Ledru-Rollin, qui avait été l’éphémère ministre de l’Intérieur au sein du gouvernement provisoire.
Blanc se rendait ce jour-là à l’École normale pour y présenter l’examen du brevet supérieur d’instituteur primaire qu’il obtint. Il rencontra Donnet, élève « sortant » de l’École normale (c-à-d. en fin de formation) diplômé du brevet élémentaire.
Tous deux, toujours selon l’enquête, sur l’invitation et en compagnie de Payan, maréchal vétérinaire à Barcelonnette, et de l’un de ses fils, se rendirent à Tournoux pour y visiter les travaux du fort.
Au retour, en traversant Faucon, le facteur rural de Jausiers se joignit au groupe et ils entonnèrent cette chanson :
Les Bourgeois et les Prolétaires
Deux cris sont partis de l’espace
l’un plein de haine et de menace
portant des mots de fiel imbus
à bas Ledru. (bis)
Echo de la voix populaire
l’autre à cet accent de colère
accent d’amour répond soudain
Vive Ledru Rollin[1].
Bourgeois à qui la République
a donné si fort la colique
pourquoi tremblant répètes-tu
à bas Ledru.
Et pourquoi le peuple au contraire
que ton injustice exaspère
répète-t-il soir et matin
Vive Ledru Rollin .
Bourgeois en toi c’est l’égoïsme
dont l’impudent charlatanisme
crie en feignant d’être perdu
à bas Ledru .
Tandis que la reconnaissance
dicte au peuple dans sa souffrance
ce démocratique refrain
Vive Ledru Rollin.
Ledru voulait, qu’à l’exercice
comme un vilain s’assujettisse
le fils du bourgeois parvenu
à bas Ledru .
Mais dis-nous donc aristocrate
Dieu forma-t-il d’une autre pâte
une portion du genre humain
Vive Ledru Rollin.
Pour dégréver le prolétaire
Ledru Rollin veut encore faire
payer l’impôt du revenu
à bas Ledru .
Mais le capital et la rente
doivent remplacer la patente
l’impôt du sel l’impôt du vin
Vive Ledru Rollin .
Il veut l’instruction gratuite
l’influence est alors détruite
son pouvoir pour nous est perdu.
à bas Ledru .
Oui Ledru veut que la science
à toute haute intelligence
des honneurs ouvre le chemin
Vive Ledru Rollin .
(Strophe particulièrement liée au contexte des poursuites contre les instituteurs Blanc et Donnet.(N.d.A.)
Qui donc en veut à la richesse ?
pourquoi vous le dire sans cesse
bourgeois gorgé de superflu
à bas Ledru.
Garde bien ce trésor qui t’enchante
mais respect au peuple qui chante
car ce cri veut apaiser sa faim.
Vive Ledru Rollin .
Vraiment le peuple déraisonne
qui donc lui refuse l’aumône
ajoute le bourgeois repu
à bas Ledru.
Droit au travail point d’assistance
car du peuple la conscience
veut sans mendier gagner son pain
Vive Ledru Rollin.
Du pain pour celui qui travaille
arrière donc vieille canaille
dit le bourgeois d’un ton bourru
à bas Ledru.
Quand dîne l’opulence oisive
arrière toute voix plaintive
car ces cris troublent son festin.
Vive Ledru Rollin
Enfin c’est la Démocratie
Luttant contre la tyrannie
qui craignait de perdre un écu,
à bas Ledru.
Mais le bourgeois aura beau faire,
l’avenir est au prolétaire,
S’il persiste dans ce refrain
Vive Ledru Rollin .
Selon le tribunal de Sisteron, où comparut Blanc pour ces faits, ce chant politique avait été précédé de chansons érotiques ou bachiques et il était difficile de prouver, parmi les cinq individus, qui chanta réellement. Il jugea inutile en conséquence de condamner Blanc qui venait d’être « digne » du succès au brevet supérieur et suffisamment puni par un mois de suspension prononcé par le comité supérieur d’Instruction primaire de Sisteron.
L’acquittement fut prononcé par les juges Eysseric et Delaplane.
Quant à Donnet, sa situation de « sortant » ne permettant pas de le suspendre puisqu’il n’avait pas encore de poste, son administration proposait de le radier momentanément ou définitivement et de lui faire rembourser sa bourse d’étude puisqu’il avait un engagement décennal envers le ministère de l’Instruction publique.
De plus, s’il était radié, comme il avait été dispensé du service militaire, il pourrait être renvoyé vers le ministère de la guerre.
Il se verra finalement interdire d’exercer pour vingt mois la profession d’instituteur.
liste des pièces de l’instruction du dossier des instituteurs Blanc et Donnet, 1849 (cliquez sur l’image pour l’agrandir)
Le directeur de l’École normale sera muté s’étant, lui et certains professeurs, « trop facilement laissés aller à une impulsion venue du haut dans le temps »: impulsion qui n’était autre que la circulaire Carnot appelant les instituteurs à construire et soutenir la République.
Pour mieux percevoir la tournure prise par les directives de l’autorité à la fin de la seconde République et durant le second Empire, voici quelques extraits de la circulaire du 22 avril 1851 à Messieurs les Inspecteurs de l’enseignement primaire des Basses-Alpes sur la bonne conduite des écoles et la conduite des Instituteurs, signée par le recteur Fortoul :
…1° Religion. – En tête doit se trouver l’enseignement de la Religion qu’un bon Instituteur ne réduira pas à la récitation d’un texte de catéchisme…
…2° Limites de l’enseignement. – … Que demandent les parents, et que faut-t-il en réalité ? Que leurs enfants sachent bien lire et bien écrire ; qu’ils connaissent leur langue pour parler correctement et rédiger assez bien une lettre ; et qu’ils ne soient point arrêtés par un calcul. Qu’avec cela, les enfants reviennent de l’école chaque jour plus remplis de l’amour et de la crainte de Dieu…
… Conduite des Instituteurs. – … Si, au lieu d’un défenseur des saintes doctrines, la société ne trouve en lui qu’un fauteur de théories de désordre, aussi insensées que funestes et criminelles, alors, Monsieur l’Inspecteur, il y a nécessité, il y a urgence de pourvoir au remplacement de ce mandataire infidèle, fut-il, d’ailleurs, très capable…
… Réunions. Cafés. Cabarets. – … Je ne parle pas des réunions politiques ; il est non seulement de son devoir, mais je dois le dire, de son intérêt de se les interdire absolument. Bien élever les enfants, préparer à la famille et à la société des hommes d’ordre et de travail, des citoyens honnêtes et fidèles, et pour cela, former de véritables chrétiens, voilà la seule politique d’un Instituteur …
Nous comprendrons ainsi facilement pourquoi et comment nombre d’instituteurs, compte tenu de la modestie et de la précarité de leur emploi, furent discrets ou soumis lors du second Empire qui ne cessa d’enquêter sur tous les aspects de leur vie quotidienne.
Et l’on peut lire dans le rapport sur la situation de l’Instruction primaire dans le département des Basses-Alpes de 1866 :
… Pénétrés de dévouement et de gratitude pour le gouvernement qui les a élevés au rang de fonctionnaires publics et leur a fait une existence aisée et honorable, tous les maîtres formés la plupart à l’École Normale occupent un rang important dans les communes rurales et y exercent une influence réelle. Lorsqu’il est question de grandes mesures politiques, l’action de mes instituteurs est réellement utile, elle s’exerce dans l’intérêt de l’ordre et du gouvernement qui en est la plus haute signification.
… Il y a peu de départements en France où l’instruction primaire soit recherchée et désirée autant que dans les Basses-Alpes. La faveur dont elle jouit s’explique par la pauvreté du pays, la rudesse du climat et disons-le aussi l’intelligence des habitants, ces populations sont instinctivement honnêtes et laborieuses…
… L’instruction primaire n’est pas la cause de l’émigration. On ne quitte pas le pays natal parce qu’on est instruit ; mais on s’instruit dans la prévision d’avoir à le quitter… (Formule d’arrangement, à méditer… N.d.A.)
dénonciation par l’Inspecteur primaire de 3 instituteurs impliqués dans le soulèvement de Barcelonnette, 26 janvier 1852 (cliquez sur l’image pour l’agrandir)
Sources :
- Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, 1T 104
- Le comportement politique des instituteurs des Basses-Alpes sous la seconde République (Maurice Gontard, Provence Historique, 108, 1977, pp. 171-196)
- L’enseignement primaire à Sisteron de la loi Guizot aux lois Ferry. Mémoire de maîtrise (E. Poe, P. Cluzel)
- Site internet de l’Assemblée nationale
La chanson politique qui précède, à l’origine de cet article, fut chantée lors d’un banquet à Flayosc le 24 juin 1850 dans une version un peu différente et plus courte (AD Var 2 U 414, dossier Maquet, etc). Voir dans la rubrique « Chansons » de notre site.
* Sauf erreur de retranscription, tous les extraits et citations respectent la ponctuation et l’orthographe originales.
[1] Petit rappel : Alexandre Ledru-Rollin naît le 2 février 1807. Dès son serment prêté, brillant avocat, il se range du côté du parti démocratique, défend la liberté de la presse.
Ministre de l’Intérieur du gouvernement provisoire de février 1848, il est pour l’abolition de l’esclavage, le suffrage universel (masculin), contre l’impôt des 45 centimes.
Candidat à la Constituante, il est élu dans trois départements.
Il quitte le pouvoir en juin 1848. Rallié au parti de la Montagne, il défend la République de Rome.
Il accuse le président Louis-Napoléon Bonaparte, contre lequel il avait été candidat malheureux, arrivant en troisième position, d’accomplir une action illégale pour l’expédition de Rome. Aux législatives de mai 1849, il est élu dans cinq départements (dont le Var, note de l’éditeur du site).
Il tente un soulèvement mais il est contraint de s’exiler en Angleterre d’où il poursuit son engagement avec d’autres exilés et ne sera pas gracié. Autorisé à rentrer en France le 10 janvier 1870, il soutiendra la Commune de Paris mais, élu député le 8 février 1871 dans 3 départements sans être candidat (dont le Var, note de l’éditeur du site), il démissionnera.
Enfin, candidat et élu député dans le Vaucluse en mars 1874, à l’extrême gauche et aux côtés de Louis Blanc, son dernier discours fut en faveur du suffrage universel.
Il décéda la même année.