Cabasse 1850-1851

article mis en ligne le 20 avril 2017

Cabasse 1850-1851

par Jean-Marie Guillon

 

Le village de Cabasse se situe dans le centre du Var, entre Brignoles et Le Luc, mais à l’écart de la route principale (la future RN7) reliant ces deux centres et que suivra la colonne insurgée en décembre 1851. C’est un village de Provence à la structure classique, groupé sur une petite éminence dominant la vallée de l’Issole. Il compte alors autour de 1 500 habitants qui vivent essentiellement de l’agriculture et des activités artisanales et commerciales qui l’accompagnent. La bauxite qui donnera une relative prospérité à la commune plus tard n’a pas encore été exploitée. Le village est évidemment partagé entre « blancs » et « rouges » comme en témoigne l’article en provençal suivant :

 

Le Démocrate du Var, 30 janvier 1850

Cabasso, lou 24 janvier 1850

Citoyen rédatour,

Coumo sabi que sias l’ami deis paoures et deis travailladous, aï pensa que mi feria lou plési de mettre aquestei quatre mot su lou Demoucrato, et en paou de gramaci per l’imprimeur doou Toulonnais et de la Sentinello.

Sabès que faou que leis abouna leis suffoquoun pas gaïre ! L’aoutre jou en intran a la souciéta, ti trovi su d’uno taouro un paqué de sei journaoux que n’y avié per carga un aï, cride Poulito, li diou : coupaïre, ai lissa meis besiclos, maï tu qu’as la litouro, digou me qu’es aco ? – Va regardo et me di : es lou Toulonnais. – Et que dis . Es la propagando deis blancs. Coumo leis electiens s’approuchoun, nous mandooun aco per nous faïre pourta seis candidats. – Eh, noun de sort, que me dias aqui ! Saboun pas que sian daou coumita rouge, et que d’abord que leis electiens eran couneissudos, s’assemblaren maï et picaren maï à la garanço. Aco destegne pas, aves bello va lava, sian rouges é va restaren, é li mandaren dé representans dé nouastro tencho.

En sourten, rescountreri Magno, lou courdounié ; li diou : Magno, sé voulès de papier per dé mesuros, poudés passa à la souciéta ; la lou Toulonnais que tapo lou soou. – Naoutré aussi, mi respondi, maï dé que arribo ? Lou gitan aou fuech per lou purifia ; et sian pas lei soulé. Touteis leis souciéta l’an reçu ; foau pas que leis cabassies passen per de groussié, per dé totos ; li foou remercia. – M’en cargi, lo digueri. Veni doun aoun noun de tous lei souciétas remercia leis bravei redatours blancs dé touteis seis journaoux que nous venoun très ben, per tourca la sartan, per alluma lou poualo, per abra la pipo et per d’aoutro caouvo que podé pas vous dire, maï que dévinares.

Pourrias pas, citouyen Démoucrato, li douna lou counséou de nous manda soun papié blanc ; aco l’espragnarié la pene d’imprima et nous farié tout un, car va légien pas maï.

Aquéleis quatre mots coumençoun à s’alounga et mis despachi de vous saluda fraternellament.

Christoou

 

Traduction

Cabasse, le 24 janvier 1850

Citoyen rédacteur,

Comme je sais que vous êtes l’ami des pauvres et des travailleurs, j’ai pensé que vous me feriez le plaisir de mettre ces quatre mots sur le Démocrate, avec quelques remerciements pour l’imprimeur du Toulonnais et de la Sentinelle.

Vous savez qu’il faut que les abonnés ne les submergent pas beaucoup ! L’autre jour en entrant dans la société, je te trouve sur une table un paquet de leurs journaux qu’il y en avait pour charger un âne. J’appelle Polyte et je lui dis : Compère, j’ai laissé mes bésicles, mais, toi qui peut lire, dis moi ce que c’est ? – Il le regarde et me dit : C’est le Toulonnais. – Et que dit-il ? – C’est la propagande des blancs. Comme les élections s’approchent, ils nous envoient ça pour nous faire soutenir leurs candidats. – Eh, non de sort, qu’est-ce que tu me dis là ! Ils ne savent pas que nous sommes du comité rouge, et que, dès que les élections seront connues, nous nous rassemblerons encore et nous choisirons encore la garance. Ça, ça ne déteint pas, tu as beau la laver, nous sommes rouges et nous le resterons, et nous leur enverrons des représentants de notre couleur.

En sortant, je rencontrais Magne, le cordonnier ; je lui dis : Magne, si tu veux du papier pour des mesures, tu peux passer à la société ; il y a le Toulonnais qui recouvre le sol. – Chez nous aussi, me répondit-il. Du coup, qu’est-ce qui arrive ? Nous le jetons au feu pour le purifier ; et nous ne sommes pas les seuls. Toutes les sociétés l’ont reçu ; il ne faut pas que les Cabassois passent pour de grossiers personnages, ou pour des idiots ; il faut les remercier. – Je lui dis : Je m’en charge.

Je viens donc au nom de toutes les sociétés remercier les braves rédacteurs blancs pour tous leurs journaux, qui nous viennent très bien, pour nettoyer la poêle, pour allumer le poêle, pour allumer la pipe et pour autre chose que je ne peux pas vous dire, mais que vous devinerez.

Ne pourriez-vous pas, citoyen Démocrate, leur donner le conseil de nous envoyer plutôt leur papier blanc ; ça leur épargnerait la peine de l’imprimer et, pour nous, ça ferait pareil, car nous ne le lisons pas.

Ces quatre mots commençant à s’allonger, je me dépêche de vous saluer fraternellement.

Christophe

 

Plusieurs remarques peuvent être faites sur ce billet dont l’auteur n’a pu être identifié. La première concerne l’usage du provençal qui est la langue première, habituelle, de la communication populaire. On voit que son orthographe n’est évidemment pas fixée, ce qui n’importe pas beaucoup à l’auteur du billet, pas plus qu’à ses lecteurs qui savent parfaitement se reconnaître dans cette graphie en partie phonétique. On notera aussi que cet usage est lié au caractère humoristique du billet, un peu comme s’il était réservé à la galéjade. Mais derrière la « vulgarité » de l’expression se profile l’atmosphère politique d’un village très ordinaire du Centre-Var.

Les élections du 10 mars 1850 pour remplacer Ledru-Rollin et Fulcran Suchet compromis dans l’insurrection de juin 1849 à Paris approchent. La propagande bat son plein et le camp conservateur utilise les deux journaux toulonnais nés dans les années 1830, d’une part le très gouvernemental Le Toulonnais, sous-titré Journal du Var et de l’Afrique, propriété de l’imprimeur Aurel, et, d’autre part, son concurrent conservateur La Sentinelle, sous-titré Journal de la Marine et de l’Algérie, propriété de l’imprimeur Louis Laurent. En face, le camp rouge, déjà structuré dans ce village qui est pourtant assez modéré, s’appuie sur plusieurs chambrées et sur Le Démocrate du Var, journal publié par Théophile Pons et qui, pour démocratiser son capital et mieux lier le journal et ses lecteurs va le disperser en 30 000 actions de 1 F. Poursuivi à Toulon et à Draguignan, Le Démocrate disparaîtra en décembre 1850 pour reparaître le 1er mai 1851 sous le titre de La Démocratie du Var.

Proche de Brignoles et du Luc, Cabasse a été concerné par l’insurrection de 1851 et plusieurs de ses militants rouges ont été arrêtés. Voici ce qui ressort de leurs dépositions.

 

L’insurrection de décembre 1851

À la veille de l’insurrection, au moins quatre sociétés « rouges » existent dans le village. Deux d’entre elles sont des sociétés de secours mutuel (Saint-André et Saint-Pons) et deux cercles, celui des veneurs et celui du peuple, ont pour siège le café de Clément Jassaud, qui va apparaître comme l’un des chef des insurgés. Voilà plusieurs mois que les démocrates du village ont constitué une société secrète. Elle se réunit dans une vieille maison dite « Moulin du libéral ». Comme dans les villages voisins, c’est dans l’après-midi du vendredi 5 décembre que les militants se concertent au café Brun après avoir reçu des instructions de Brignoles, via Besse. Ils commencent par se rassembler sur la place du Château. Le tailleur de pierres François Poly dit Lafleur brandit le drapeau tricolore de l’une des chambrées (la société de secours mutuel de Saint-Pons) dont seul le rouge est déployé. Les jeunes font la farandole. Précédé de deux tambours, un cortège parcourt ensuite deux fois les rues de la localité, puis s’arrête devant la mairie. On sait qu’au Luc, les « rouges » ont pris la mairie. On fait donc pareil, dira l’un des insurgés. La commission municipale dirigée par le cafetier Jassaud s’y installe après avoir révoqué le maire de Beaumont, gros propriétaire aristocrate non-résident et fils d’émigré de la Révolution. La commission municipale est composée, outre son président, de cinq cultivateurs[1] et de quatre artisans (un tonnelier, un armurier, un perruquier et un maçon[2]). Le facteur Joseph Vincent doit lui remettre les dépêches.

Le lendemain, le secrétaire de mairie et instituteur Revertégat et le garde-champêtre Siméon Godard désignent la quinzaine de jeunes qui doivent aller rejoindre la colonne principale[3]. Ils partent dans l’après-midi avec les hommes de Flassans, armés de leur fusil de chasse et gratifiés de 1 franc par le boulanger Martre.

Le juge de paix du canton de Besse estimera dans son rapport que les Flassanais ont entraîné dans la révolte les Cabassois vu « l’exaltation socialiste toujours plus vive à Flassans »

Le dimanche 7 décembre, les autres insurgés sont répartis par le garde-champêtre Godard, chef de la garde nationale, aux sorties du village pour contrôler les routes.

On connaît la suite. Le village n’est évidemment pas épargné par la répression : 29 Cabassois sont arrêtés, d’autres ont pu se réfugier au Piémont. Parmi les membres des chambrées « rouges », qui ont participé à la mobilisation et sont inquiétés se trouve le médecin « propagandiste » Giraud[4].

Jassaud et Revertégat, considérés comme les chefs, ainsi que Poly sont condamnés à la déportation en Algérie. Revertégat, de retour en France, donnera à son fils le prénom d’Algéro !

Il est à noter que les événements de 1851 n’ont pas laissé de traces dans la mémoire du village.

 

[1] Léon Aubert ; Jean-Joseph Portal dit Tripet ; Thomas Trotobas ; Auguste Nivière ; Laurent Nivière.

[2] Respectivement Théophile Bayol, Louis Gautier, Aimée Bonnaud et Augustin Pascalis.

[3] Il s’agit de : Florian Agnel ; Marius Barthélémy dit « La Crous » ; Louis Blanc ; Joseph Brun ; Joseph Fontaine ; Jean Fouque ; François Grisolle ; Guérin du Lac ; Fortuné et Casimir Ley ; Martin, dit « Le Supérieur » ; Laurent Nivière du hameau de Pomples ; Jean-Baptiste Nivière  ; Joseph Nivière, fils du fossoyeur ; Célestin Pascalis ; Joseph Thomasety.

[4] Sont inquiétés aussi Fabre de Saint-Roch, Sarvin Fabre, Victor Fournery, Siméon Gauthier, Gras dit « Martelet », Marius Maillère, Hyppolite Mingeaud dit « Petit Mingeaud », Honoré Paulet, Requier.