La résistance parisienne

article publié dans la brochure Le coup d’Etat du 2 décembre 1851, éditée par la Ville de Paris et l’Association 1851-2001 (sommaire de la brochure)

La résistance parisienne Chronologie détaillée des événements 

 

2 décembre

 

Le coup d’État en trois mesures essentielles

 

            – Arrestation à l’aube de seize des représentants les plus influents, dont quatre généraux ainsi que soixante-dix citoyens connus pour leurs convictions républicaines et redoutés comme chefs possibles de barricades.

            – Investissement par surprise du palais de l’Assemblée Nationale par le 42e de ligne et répartition des troupes sur les points stratégiques.

 

            – Impression et publication des décrets et proclamations, saisie des journaux républicains, occupation de l’imprimerie nationale par une compagnie de gendarmerie mobile.  Affiche proclamant le coup d'Etat, placardée sur les murs de Paris au matin du 2 décembre 1851.

 

 

La résistance s’improvise

 

            10h – Le Palais-Bourbon occupé par l’armée, 220 représentants, en grande majorité de la droite, se réunissent à la mairie du Xe et prononcent, au nom de l’Assemblée nationale, la déchéance du président de la République, en vertu de l’article 68 de la Constitution. Pendant la réunion, un rassemblement d’environ 1500 étudiants se forme Place de l’École de médecine et se dirige vers la mairie dans le but de prêter main-forte à l’Assemblée nationale : chargés place St-Sulpice par un détachement de gardes municipaux à cheval, ils sont dispersés et forcés de rebrousser chemin.

            12h – Les représentants sont expulsés de la mairie par la police et la troupe aux ordres des nouvelles autorités (de Maupas, préfet de police, Saint Arnaud, ministre de la guerre et de Morny, ministre de l’intérieur) et se laissent arrêter sans opposer de réelle résistance.

Mairie du Xème arrondissement

 

            15h – Ils sont conduits à pied manu militari à la caserne d’Orsay et emprisonnés.

 

            Dans le même temps, la gauche républicaine de l’Assemblée, jugeant que toute tentative de résistance légale serait impuissante, se réunit rue Blanche, décrète Louis Napoléon parjure et hors la loi et rédige un appel aux armes affiché dans la journée à un très grand nombre d’exemplaires. Ils changeront à plusieurs reprises de lieux de réunion durant la soirée pour des raisons de sécurité : rue de la Cerisaie, rue de Charonne, Quai de Jemmapes, etc… Mais le peuple réagira-t-il ?[1]

 

Les représentants sont expulsés de la mairie par la police. Ils sont emprisonnés à la caserne d'Orsay, située à l'emplacement de l'actuel Musée d'Orsay, puis transférés à Mazas.

 

et s’organise…

 

            23h – Quai de Jemmapes, est élu le comité de résistance comprenant : Victor Hugo, Carnot, Jules Favre, Michel de Bourges, Madier-Montjau, Schœlcher et de Flotte. On décide pour le lendemain matin de gagner les quartiers populaires, notamment le faubourg St-Antoine.

 

20 000 hommes de tous les corps d’armée de Paris occupent les abords des Tuileries, de l’Élysée et des Champs-Élysées, 17 000 hommes occupent les quartiers de la rive gauche et enfin 18 000 hommes occupent l’Hôtel de ville et les quartiers environnants. Telles sont les forces que s’apprêtent à braver quelques poignées de républicains décidés à soulever le peuple.

 

Victor Schoelcher, président de la commission d'abolition de l'esclavage en 1848 et membre du comité de résistance au coup d'Etat.

 

3 décembre

 

            8h30 – Rue du faubourg St-Antoine, une barricade, «barricade du droit et de la morale», s’improvise sous l’impulsion d’une quinzaine de représentants (dont Alphonse Baudin de l’Ain) ralliés par une centaine d’ouvriers, malgré le peu de motivation de la population du faubourg présente sur les trottoirs. « Pourquoi nous battre ?, disait-on aux représentants, on nous rend le suffrage universel !… Et puis que pourrions-nous faire ? On nous a désarmés depuis juin ; il n’y a pas un fusil dans tout le faubourg». Sept des représentants présents, ceints de leur écharpe, s’avancent sans armes, vers les soldats arrivant de la Place de la Bastille et les exhortent sans succès à se joindre à eux, une fusillade éclate, un soldat est tué et le représentant Baudin tombe foudroyé de trois balles en pleine tête. À ses côtés, un jeune ouvrier est tué, dont le nom est resté inconnu[2].

 

            C’est sur les circonstances de cette première et héroïque barricade que nombre d’historiens se sont fondés pour conclure que le peuple de Paris ne s’est pas soulevé en masse. Pourtant, adversaires ou partisans du coup d’État, du moins ceux qui en ont écrit l’histoire, s’accordent pour dire que le soulèvement des quartiers atteignit entre les 3 et 4 décembre, une ampleur inégalée dans les précédentes situations révolutionnaires.

 

            Les représentants, renonçant à mobiliser le faubourg St-Antoine se dispersent vers d’autres quartiers du centre où la résistance semble trouver un meilleur écho. La nouvelle des événements, et surtout de la mort de Baudin, se répand dans Paris, et amplifiée par la rumeur accélère le processus d’insurrection. Des quartiers riches du boulevard des Italiens au faubourg St-Marceau, sur la rive gauche en passant par les quartiers populaires du centre, les attroupements et manifestations hostiles au coup d’État s’amplifient au cours de la journée.

 

            Dès 9h – De nombreuses barricades se construisent entre les grands boulevards, la rue du Temple, la rue St-Denis et les quais du Canal St-Martin, dans un entrelacs de ruelles étroites et tortueuses, en ce temps-là éminemment propice à la guerre de barricades. Un décret de Saint Arnaud annonce que « Tout individu pris construisant ou défendant une barricade, ou les armes à la main sera fusillé » et invite les passants à rentrer chez eux.

 

            Un appel aux travailleurs diffusé en assez grand nombre d’exemplaires, mérite d’être cité même partiellement, car il clarifie assez bien la situation plutôt confuse aux yeux des Parisiens. Il émane du comité central des corporations, groupe très actif en relation avec la population ouvrière :

 

            « Citoyens et compagnons, le pacte social a été brisé ! Une majorité royaliste, de concert avec Louis-Napoléon a violé la constitution, le 31 mai 1850. Malgré la grandeur de cet outrage, nous attendions, pour en obtenir réparation, l’élection générale de 1852. Mais hier, celui qui fut le président de la République a effacé cette date solennelle. Sous prétexte de restituer au peuple un droit que nul ne peut lui ravir, il veut, en réalité, le placer sous une dictature militaire… Mensonge, hypocrisie, parjure, telle est la politique de cet usurpateur… Alors, réunis au nom de la Constitution… nous aurons facilement raison du nouveau César et de ses prétoriens ! »

 

            Un échange de dépêches, entre Maupas et Morny, nous renseigne sur leur appréciation de la situation et les stratégies adoptées. Ces dépêches sont reproduites par le Dr. Véron, familier de l’Élysée, dans ses Mémoires d’un bourgeois.

 

 

            4h de l’après-midi

 

            – Maupas à Morny : « Voici le mot d’ordre que les délégués envoient à l’instant même à toutes les sections : «Tout le monde au faubourg St-Antoine et à celui du Temple pour ce soir… Ne nous faisons pas d’illusions : c’est la grande lutte de 1852 que nous avons à combattre en décembre 1851. »

 

            – Morny à Maupas : «Je vous répète que le plan des émeutiers est de fatiguer les troupes… c’est ainsi qu’on a eu les 22, 23, 24 février. N’ayons pas 2, 3 et 4 décembre avec la même fin. Il ne faut pas exposer les troupes… Il n’y a qu’avec une abstention entière, en cernant tout un quartier et le prenant par la famine ou en l’envahissant par la terreur, qu’on fera la guerre de ville. »

 

            Rien n’est joué et Maupas résume ainsi son pessimisme : « je ne crois pas que les sympathies populaires soient avec nous ». La consigne des républicains, pour la journée du 3, est de ne pas opposer trop de résistance à l’attaque des barricades pour faire durer la lutte et laisser au peuple le temps de se ressaisir. Sur les boulevards, la foule s’infiltre dans les rangs de la troupe, sans chercher d’affrontements. Des charges de cavalerie dissipent les attroupements.

 

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4 décembre

 

De bonne heure, les troupes ayant été mises en retrait, les barricades se multiplient sans subir d’assaut. Celles renversées la veille au soir se reconstruisent et se renforcent.

 

            11h – Une barricade formidable se construit en haut de la rue St Denis barrant les rues voisines, une autre rue St-Martin, à la hauteur des Arts et Métiers, une encore Bd Bonne Nouvelle, à 20 m à l’ouest de la Porte St-Denis, une autre encore rue du Petit Carreau.

 

            Vers midi – La mairie du Ve, rue du Faubourg St-Martin est prise par un groupe de républicains sans opposer de résistance. Partout, on réquisitionne des armes, les bourgeois les donnent volontiers. Beaucoup de fusils de la Garde nationale sont ainsi récupérés.

 

            Eugène Ténot décrit ainsi la situation, dans son Paris en décembre 1851 :

 

«Le jeudi 4 décembre, l’agitation commença de bonne heure. L’attitude de la population ne démentait pas les espérances que formaient la veille au soir les républicains. La foule fut bientôt immense sur les point ordinaires de rassemblement…. les ouvriers y dominaient ; leurs sentiments paraissaient bien modifiés depuis deux jours… Des hommes armés se montraient dans les groupes. On lisait à haute voix les appels aux armes imprimés dans la nuit. La foule applaudissait. »

 

4 décembre 1851. Fusillade

            1h 15 de l’après-midi

 

            – Maupas à Morny : «Les nouvelles deviennent tout à fait graves. Les insurgés occupent les mairies, les boutiquiers leur livrent leurs armes…. Laisser grossir maintenant serait un acte de haute imprudence. Voilà le moment de frapper un coup décisif. Il faut le bruit et l’effet du canon tout de suite…» Le même dans une autre dépêche : «Les barricades prennent de grosses proportions dans le quartier St-Denis. Des maisons sont occupées par l’émeute. On tire des fenêtres. Les barricades vont jusqu’au deuxième étage. Nous n’avons encore rien eu d’aussi sérieux. »

 

            –  Morny au Général Magnan : « Je vais, d’après votre rapport, faire fermer les clubs des boulevards. Frappez ferme de ce côté. »

 

            Vers 2 h – Les troupes commencent à se mettre en mouvement et convergent vers les quartiers du centre pour les prendre en tenaille. Les premières barricades sont attaquées au canon puis au pas de course et à la baïonnette par la troupe. Les républicains paient un lourd tribut. Beaucoup sont tués en combattant, d’autres fusillés ou égorgés sur place. Les combats, partout sont acharnés pendant qu’un drame épouvantable se joue sur les boulevards, scellant le sort de la résistance.

 

            2h 30 – La troupe, appuyée par de lourdes pièces d’artillerie, se déploie de la Madeleine à la porte St-Denis. Le «frappez ferme de ce côté» de Morny a été entendu. Les soldats, si l’on en croit Victor Hugo dans son Histoire d’un crime, ne sont pas chargés que de munitions. Des rations d’eau-de-vie leur ont été généreusement distribuées.

 

Fusillade des boulevards. 4 décembre 1851

            Vers 3h – Une épouvantable fusillade ponctuée de coups de canon retentit sur toute cette ligne des boulevards où, cependant, aucune barricade n’avait été aperçue. Les trottoirs sont noirs de monde et on imagine aisément la panique et le carnage qui s’en suit. Les soldats excités par la fusillade, tirent au hasard sur tout ce qui bouge, au sol et aux fenêtres, poursuivent les fuyards affolés dans les rues adjacentes, pénètrent dans les maisons, tuent les habitants. Hippolyte Magen, dans son Histoire du second Empire dresse, à l’appui de nombreux témoignages de rescapés, un tableau apocalyptique de ces massacres qui se poursuivront, tard dans la nuit, dans d’autres quartiers.

 

            On relèvera de nombreux cadavres en “habits fins”, 300 peut-être, comme le mentionnent les rapports officiels[3]. Les ouvriers ne s’étant pas levés en masse, on tue les bourgeois. Le coup d’État ne se fait-il pas pour défendre le peuple contre d’hypothétiques complots.

 

             Dès lors, sous le vacarme des canons et des fusillades, la résistance devient désespérée. Certains, ne voulant pas survivre au désastre de la République, se battront jusqu’au dernier.[4]

 

            10h du soir – Dans le quartier Montorgueil, rue du Petit Carreau, l’une des dernières barricades tombe et avec elle, Denis Dussoubs, frère du représentant de la Haute-Vienne. Celui-ci, s’étant battu vaillamment pendant deux jours, avait emprunté son écharpe à son frère, malade, pour qu’il soit présent sur les barricades. On donnera, en 1881, son nom à la rue des 2 Portes située entre la rue St-Denis et la rue Montorgueil.

 

 

Le bilan des victimes

 

 

Le 5 au matin, les cadavres demeurent exposés pour épouvanter les Parisiens. Les chiffres officiels font état de 380 tués non militaires et 26 soldats tués, dont un officier, et 181 blessés dont 17 officiers[5]. Compte tenu des forces en présence : guère plus de 1 200 républicains, plus ou moins biens armés, sur les barricades contre plus de 30 000 hommes de troupe solidement armés et entraînés, on peut juger de l’énergie et de la détermination des défenseurs de la légalité républicaine.

 

Cette borne historique a été placée à l'angle de la rue du Faubourg St Antoine et de la rue Trousseau (anciennement rue Ste Marguerite), en remplacement d'une plaque apposée en 1879 sur la maison devant laquelle Baudin a été tué.

  Le chiffre avoué des tués civils peut paraître bien dérisoire. Le 5 décembre, au seul cimetière Montmartre, plus de 350 cadavres furent reconnus par les familles avant d’être enterrés. Il ressort, aux dires même de certains militaires, que plus de 2 000 personnes furent tuées ou massacrées à Paris au cours de ces journées.

 

            Par quel cynisme, ou méconnaissance de l’histoire, peut-on parler aujourd’hui, au nom de la modernisation de la France, de profits et pertes à propos d’une telle boucherie ?

 

            N’est-il pas temps de lever le voile de l’oubli en arrachant la chape de plomb, scellée sur ces événements par le second Empire, afin de réhabiliter ces héroïques combattants qui défendaient la République.

 

 

Paul CRESP

 

Association 1851-2001

 


[1] Victor Hugo cite les propos que lui tient Proudhon, le soir du 2 décembre, place de la Bastille : «Vous vous faites des illusions. Le peuple est mis dedans. Il ne bougera pas. Bonaparte l’emportera. Cette bêtise, la restitution du suffrage universel, attrape les niais. Bonaparte passe pour socialiste. Il a dit, je serai l’empereur de la canaille. C’est une insolence, mais les insolences ont chance de réussir quand elles ont  à leur service ceci. Et Proudhon me montrait du doigt la sinistre lueur des baïonnettes ». (Histoire d’un crime)

[2] Eugène Ténot raconte qu’un ouvrier aurait dit à Baudin peu avant l’arrivée des troupes : «Est-ce que vous croyez que nous voulons nous faire tuer pour vous conserver vos vingt cinq francs par jour ?» – «Demeurez là encore un instant, mon ami, répliqua Baudin, avec un sourire amer, et vous allez voir comment on meurt pour vingt cinq francs». (Paris en décembre 1851)

 

Ces vingt-cinq francs étaient la somme perçue par les représentants du peuple à l’Assemblée, somme conséquente à l’heure où la journée de travail d’un ouvrier était payée entre 2 et 3 F.

[3] Témoignage du capitaine anglais Jesse (le Times, 13 décembre 1851) : de la fenêtre de son hôtel, il a assisté à la fusillade de la maison Sallandrouze «L’objet et l’explication de tout cela était une complète énigme pour tous les habitants de l’hôtel, Français ou étrangers… les soldats firent décharge sur décharge pendant un quart d’heure, sans qu’il leur ait été aucunement riposté. Beaucoup de malheureux ont été tués, qui étaient restés sur le boulevard, et ne pouvaient entrer dans les maisons. Plusieurs personnes tombèrent près de notre porte. Le sang remplissait encore le creux de terre autour des arbres le lendemain, vers midi, quand j’y passai. »

[4] Comme se justifie un capitaine dans le journal La Patrie  « A la deuxième barricade, nous avons trouvé trois cents insurgés. On aurait pu les passer à la baïonnette, mais comme le Français est toujours humain, nous ne l’avons pas fait. Il n’y a que ceux qui n’ont pas voulu se rendre qui ont été fusillés sur-le-champ ».

[5] Une liste officielle de morts civils, dressée par monsieur Trébuchet, chef du bureau de la salubrité à la préfecture de police, dénombre 191 victimes dont 9 femmes et un enfant de 7 ans et demi, tué de deux balles dans la tête.