Un exemple de texte politique républicain en catalan

article publié dans le Bulletin n°24, juillet 2003

Un exemple de texte politique républicain en catalan (Pyrénées-Orientales) : La República triomfarà (1848)

 André Balent

 

    

Le catalan, langue populaire et langue d’expression politique :

 

     Dans les Pyrénées-Orientales (département qui regroupe les territoires de langue catalane qui formaient, sous l’Ancien Régime, la Province de Roussillon[1], après l’annexion (1659) à la France), le catalan, langue parlée, fut longtemps – jusqu’en plein XVIIIe siècle –  couramment utilisée pour de multiples usages, à l’écrit, avec une tradition orthographique ancienne et bien établie. Il est vrai que la monarchie française s’était efforcée d’éradiquer progressivement cette langue de la sphère publique. Nous ne retracerons pas ici l’histoire de cette marginalisation de la “ langue propre ”[2].

 

    Nous rappellerons que, après 1789, le catalan continua d’être écrit et qu’il servit de support à une littérature, en grande partie populaire[3], directement en prise sur les événements politiques et les bouleversements sociaux induits par la Révolution française.

 

 

    En ce qui concerne l’ensemble l’aire linguistique catalane, dont la Catalogne Nord rattachée à la France n’est qu’une petite portion, l’ouvrage de Max Canher, en cours de publication, a l’ambition de rassembler l’intégralité de tout ce qui fut publié et écrit à des fins privées ou purement personnelles comme les “ mémoires ” ou les “ dietaris ” – journaux intimes – en langue catalane, entre 1789 et 1849[4]. Les textes de provenance nord catalane y sont rassemblés qu’ils soient favorables ou hostiles aux révolutions ou à la contre-révolution. Pour sa part, un autre historien catalan, Lluís Roura i Aulinas a rassemblé et publié intégralement 12 textes nord catalans républicains (1791 – 1852), en les accompagnant d’un commentaire analytique qui les replace dans leur contexte et dans une perspective historique[5]. Tous ces textes, sauf un, avaient été déjà publiés, dans des anthologies, recueils, ou dans le cadre d’ouvrages ou articles historiques[6].

 

    D’autres, postérieurs à 1852, reprennent des thématiques  similaires adaptées à de nouvelles situations historiques[7]. Tous, sans doute, n’ont pas été retrouvés et dorment encore dans les archives publiques ou privées.

 

    Ce sont des chansons ou des “ poésies ”, pour la plupart de faible valeur littéraire. Toutes témoignent du fait que le processus de politisation s’est aussi effectué en catalan, langue plus généralement comprise et parlée, au XIXe siècle, que le français. Plus largement, elles témoignent d’un profond enracinement d’une culture populaire qui fut un des vecteurs de l’expression et de la diffusion des idées politiques, notamment républicaines puis démocrates-socialistes, pendant la Seconde République[8].

 

 

La República triomfarà (texte en catalan et traduction française):

 

 

 

Lo de les calces blanques

 

no lo volem pas, no,

 

que tenim ja la ruja,

 

la de les tres colors.

 

 

    Hala minyons, mos* cal votar ;

 

    la República triomfarà.

 

 

 

Lo de les calces blanques

 

no l’havem pas volgut,

 

perquè és un patriarca

 

i un tros de saüc**.

 

 

Noies de Perpinyà

 

bé en sereu divertides, que ara podreu cridar :

 

“ Mori Lluís Felipe ! ” ;

 

que ara podreu cridar :

 

“ Visca la República ! ”

 

 

    Lalaralalà

 

     també per ací

 

   lalaralalà

 

   també per allà,

 

   lalaralalà.  

 

 

 

 

 

LA RÉPUBLIQUE TRIOMPHERA

 

 

 

Celui qui  porte des pantalons blancs

 

nous ne le voulons pas, non,

 

car nous avons la “ rouge ”

 

celle des trois couleurs.

 

 

 

    Allons, enfants il nous faut voter ;

 

    la  république triomphera.

 

 

Celui qui porte des pantalons blancs

 

nous ne l’avons pas voulu,

 

car c’est un patriarche

 

et un bout de sureau**.

 

 

 

Filles de Perpignan,

 

vous vous amuserez bien,

 

maintenant que vous pourrez crier :

 

“ À mort Louis Philippe ! ”

 

maintenant que vous pourrez crier :

 

“ Vive la République ! ”

 

 

 

  Lalère, la la

 

  aussi par ici

 

  lalère, la la

 

  aussi par là

 

  lalère, lala.

 

 

 

(Traduit du catalan par André Balent)

 

 

*  Les deux versions (ROURA, 1997 ; PRAT, VILA, 2002) tirées du recueil d’Amades (1951, 1982), on lit “ mos ”. Il faudrait plutôt lire “ nos ” (nous), pronom dialectal alors que le catalan normalisé préfère “ ens ”.

 

**Peut-être une allusion au fait que les rameaux de cet arbre se ramollissent et ont tendance à devenir creux et légers : il s’agit d’une métaphore qui montre la stérilité du “ patriarche ” (Louis-Philippe) “ desséché ”,  qui était à la tête d’un régime politique ayant perdu toute vigueur (La Monarchie de Juillet).

 

    Par ailleurs, les traditions populaires ont fait au sureau une réputation ambiguë qui peut être mise en relation avec les intentions malfaisantes des sorciers  (Pierre LIEUTAGHI, Le livre des arbres, arbustes & arbrisseaux, II, Robert Morel éditeur, Paris, 1969, pp.1274-1275).

 

 

Commentaire :

 

 

 

    Ce texte a été rendu public par l’éminent folkloriste catalan Joan Amades[9] (1890-1959) qui l’avait recueilli dans sa longue quête de la mémoire populaire catalane. Lluís Roura l’a repris dans l’article que nous avons déjà évoqué[10]. Enfin,  il a été récemment choisi pour figurer dans un important recueil de textes rédigés en langue catalane, pendant dix siècles, sur le territoire de la Catalogne Nord[11]. D’après Joan Amades, cette chanson permettait de danser le Ball dels ocellets , “ per la Cerdanya i el Rosselló ”. Si Lluís Aulinas et à sa suite, Pep Vila et Enric Prat, datent ce texte de 1848, ils estiment que ces paroles font allusion à la révolution de Février et “ al moment de la proclamació de la segona República ”. Ceci est tout à fait vraisemblable : l’allusion à Louis-Philippe et le cri de “ Visca la república ! ”, qui fait immédiatement suite à la déchéance du roi, donne en effet un élément de datation. Mais leurs commentaires désignent “ lo de les calces blanques ” comme étant Louis-Napoléon. Or, celui-ci entamera sa carrière politique plus tard dans l’année 1848, après l’élection à la constituante le 23 avril. Le porteur de pantalons blancs est donc plus vraisemblablement l’ancien roi des Français. L’appel au vote concerne donc les élections à l’Assemblée Constituante et non les élections présidentielles du 10 décembre qui porteront au pouvoir Louis-Napoléon. Lors de ces deux scrutins[12] les Pyrénées-Orientales montrèrent que, prises dans leur globalité et en laissant de côté les particularités de chacune des petites régions ou, même, de certaines communes, elles s’engagèrent nettement en faveur de la République et qu’elles finirent par se déterminer plutôt pour les Rouges, “ démocrates socialistes ”, ce qui, définitive expliquera la tentative de résistance d’une partie du département en décembre 1851 et sa répression qui frappa 692 personnes.

 

     Ce texte a été transcrit par Joan Amades qui l’a recueilli[13]. Peut-être a-il existé des versions manuscrites contemporaines. Si tel est le cas, elles n’auraient sans doute pas été orthographiées comme l’a fait J. Amades car, au milieu du XIXe siècle, la tradition orthographique catalane s’était largement perdue en Catalogne Nord. On avait plutôt tendance à écrire le catalan avec les normes orthographiques du français[14]. La transcription de l’éminent folkloriste catalan comporte, selon nous, quelques anomalies d’ordre phonétique, comme par exemple  le fait d’accentuer, comme il le fait pour le mot “ república ”, sur l’antépénultième syllabe. Cela correspond au catalan tel qu’il est parlé au “ Sud ”, à Barcelone notamment. Cette accentuation est en quelque sorte celle de la langue “ normative ” telle qu’elle a été définie et fixée au début du XXe siècle. Par contre, le catalan nord-oriental, Cerdagne[15] comprise, accentue le même mot sur l’avant-dernière (“ republica ”), ce qui présent l’avantage de rapprocher la prononciation de ce mot de celle du français. Toutefois nous remarquons que J. Amades, se conforme à la phonétique purement roussillonnaise (mais non cerdane) lorsqu’il écrit “ ruja ” à la place de “ roja ”.

 

 André BALENT, le 28 mai 2003.

 

 


[1] À laquelle on rajouta pour la circonstance quelques communes détachées du Languedoc (le petit “ pays de Fenouillèdes),  dont le destin avait été d’ailleurs lié, pendant plusieurs siècles, jusqu’en 1258 (traité de Corbeil), à la Catalogne.

 

[2] Sur ce thème, voir en particulier : Narcís IGLÉSIAS, La llengua del Rosselló, qüestió d’’Estat. La integració lingüística del Rosselló a França (1659-1789), Eumo editorial, Vic, 1998, 153 p.

 

[3] Jusqu’à la Renaixença (Renaissance) littéraire nord catalane de la seconde moitié du XIXe  siècle, liée à celles de la Catalogne Sud et des pays de langue d’Oc (en particulier le Félibrige) .

 

[4] Max CANHER, Literatura de la revolució i de la contrarevolució (1789-1849), Notes d’història de la llengua  i de la literatura catalanes, Barcelone,  Curial edicions catalanes. Ont été publiés à ce jour : tome I,  De la reacció contra la França  revolucionària a la col·laboració amb la Grande Armée, 1998, 449 p. (C-R par A. BALENT in Études Roussillonnaises, XVII, Canet, 1999, p. 193); tomes II a et II b, la Guerra del Francès (1808-1814), 2002, 1263 p.   

 

[5] Lluís ROURA i AULINAS, “ La Revolució i la República a cançons republicanes rosselloneses en llengua catalana ”, Afers, XII, 28, Catarroja, 1997, pp. 537-571.

 

[6] Comme La Pregària del poble (La Prière du peuple), déjà publiée par Lluís CREIXELL et Yves PÉROTIN, avec un commentaire historique et linguistique in : Étienne FRENAY et Philippe ROSSET, La Seconde République dans les Pyrénées-Orientales 1848-1851, Direction des services d’archives départementales, Perpignan, 1981, 167 p.

 

[7] Deux exemples de textes publiés et analysés, concernant, le premier un village du Vallespir (Palalda), le second, un village de Cerdagne (Latour-de-Carol) : Fernand VILLACÈQUE, “ L’affaire de Palalda (4-5 septembre 1870 – 24-28 novembre 1874) ”, Massana, 36, Argelès-sur-Mer, 1978, pp. 78-90 ; André BALENT, “ “Nobes de la Tor” : retrat d’un poble cerdà (la Tor de Querol) a principis dels anys 1880 ”, Ceretania, 3,  Puigcerdà – Bourg-Madame, 2001, pp. 53-90. Le premier, une “ complainte ”, fut composé par un villageois protagoniste de l’affaire, Sennen Grau, à la suite de la répression judiciaire (novembre 1874) d’incidents survenus après la proclamation de République, en septembre 1870. Le second (anonyme), dresse, sur le mode satirico-politique, le portrait (1882) d’un village divisé après la victoire politique des républicains dans la commune.

 

[8] Sur cette dialectique politisation démocrate-socialiste /culture populaire d’expression catalane dans les Pyrénées-Orientales, cf. les pénétrantes analyses de Peter McPhee (P. McPHEE, Les semailles de la république dans les Pyrénées-Orientales 1846-1852, Publications de l’Olivier, Perpignan, 1995, 507 p. (plus particulièrement les pp. 271-313) ; “ Politització i cultura popular als Pirineus Orientals, 1848-1851 ”, Recerques, 56, Barcelone, 1996, pp. 35-52 ; “ La Seconde République et la résistance au coup d’État de 1851 : vues de près et de loin, et d’Elne ”, Actes de la deuxième rencontre d’histoire et d’archéologie d’Elne, collège Paul-Langevin d’Elne, Elne, ville et territoire. L’historien et l’archéologue dans sa cité. Hommage à rené Grau. Elna ciutat i territori. L’historiador i l’arqueòleg en la seua ciutat. Homenatge a Roger Grau, Société des amis d’Illiberis, Elne, 2003, pp. 459-470).

 

[9] Joan AMADES, Folklore de Catalunya, II, Cançoner. Cançons, refranys, endevinalles, Editorial Selecta, Barcelone, 1982, p. 677. Il s’agit d’une édition posthume. La première édition (même éditeur, 1396 p.) du Cançoner a été publiée en 1951.

 

[10] Lluís ROURA, op. cit., p. 543 et p.  568.

 

[11] Enric PRAT, Pep VILA (éd.), Mil anys de llengua i cultura catalanes al Rosselló, El Trabucaire, Perpignan, 2002, 672 p. [p. 388]

 

[12] Et, de façon éclatante, le 13 mai 1849, à l’occasion des élections des députés des Pyrénées-Orientales à l’Assemblée nationale.

 

[13] Nous donnons ici la dernière  transcription, celle légèrement modifiée par E. PRAT et P. VILA, op. cit., p. 388.

 

[14] Voir, par exemple, les versions manuscrites d’autres textes similaires contemporains, comme La pregària del poble, écrite en Algérie par J. Rigaud, jardinier d’Elne condamné à la déportation dans ce pays après le coup d’État du 2 décembre 1851 ( FRENAY, ROSSET, op. cit., 1981 ; ROURA, op. cit., 1996, p. 564 ; McPHEE, op. cit., 2003, pp. 469-470).

 

[15] Manel FIGUERA, “ El parlar de Cerdanya. Característiques gramaticals i aspectes lèxics més importants ”, Ceretania, 2, Puigcerdà – Bourg-Madame, 1998, pp. 203-226.