Mémoire varoise de 1851

Mémoire varoise de 1851 – Les premières années 1970

 

L’article de Jean-Marie Guillon sur la mémoire de l’insurrection, paru dans le Bulletin n°22 de l’Association 1851, a suscité de la part de lecteur varois un certain nombre de questions, auxquelles nous commençons à répondre par la restitution de documents*.

Ces documents datent des premières années 1970, et montrent combien des acteurs de la commémoration de 2001 (Guillon et Merle pour l’Association 1851, dont on connaît les multiples initiatives, Neyton avec sa pièce La Farandole de la Liberté, Daumas avec La Flor de Libertat et le n° spécial de Verdon), étaient déjà présents et actifs, au lendemain de l’événement déclencheur que fut la parution, en 1970, de l’ouvrage de Maurice Agulhon, La République au Village (Plon).

Alors que la critique universitaire assurait à cet ouvrage toute la notoriété qu’il méritait dans le milieu des historiens, d’autres relais de diffusion, initiés par des enseignants du premier et du second degré, relais sans doute ignorés même alors par le Professeur Agulhon, faisaient connaître le livre à une partie de la population varoise, bien au-delà des spécialistes.

Ainsi des chroniques de l’Ollioulais Gaston Beltrame dans le quotidien communiste Le Petit Varois.

Ainsi cet article (document 1) du Seynois René Merle dans Étraves (printemps 1971), la revue largement diffusée de l’office municipal de la culture et des arts de La Seyne, alors ville ouvrière à municipalité communiste.

Ainsi de la chanson “Brocard”, figurant sur le premier disque 45 tours (Ventadorn) du Haut-Varois Daniel Daumas, Palestinians (1971) (document 2).

Le drame chilien (1973) allait servir de déclencheur à Gaston Beltrame pour l’écriture de sa pièce Martin Bidouré, ò lo còp d’estat de 1851, pièce bilingue (français et occitan) que le Centre Dramatique Occitan de Toulon, dirigé par André Neyon, montait en 1974. C’était sa troisième création majeure post-68 (après le Don Esquichotte de Robert Lafont, et le spectacle poétique Le Chant Général de Pablo Neruda, en hommage aux démocrates chiliens persécutés par la junte fasciste). La pièce de Beltrame fut présentée avec succès dans nombre de localités varoises et provençales (document 3), ainsi qu’au festival d’Avignon, comme en témoigne l’article de Jean-Claude Izzo, alors journaliste au quotidien communiste de Marseille La Marseillaise (document 4). Parallèlement, le journal La Bugada (la Lessive), fondé par Daniel Daumas (pour, comme l’indiquait son titre, faire le ménage de la spéculation, de l’affairisme, de la militarisation, de la destruction des activités traditionnelles, de l’aliénation culturelle qui transformaient “le var rouge” en “bronze-cul de l’Europe”), accordait toute sa place au souvenir mobilisateur de 1851. Ainsi de cet article de Jean Marie Guillon, de Cabasse (document 5).

Le souvenir réactivé de 1851, mythe fondateur de la démocratie varoise, reprenait sa place dans les espérances et les luttes du présent. Il ne devait plus la quitter.

 

René MERLE

 

* Nous sommes preneurs de tout document et témoignage relatif à cette période.

 


Document 1

Étraves (printemps 1971), revue de l’office municipal de la culture et des arts de La Seyne :

 

La République au Village, un livre de Maurice Agulhon.

 

Cet ouvrage est passionnant. Savant certes, puisque élément d’une thèse de doctorat, mais au service de la compréhension des hommes. Ces paysans de la première moitié du XIXe, que la crèche a figés dans leurs costumes de travail ou de fête, ces forestiers, ces bouchonniers, Agulhon les restitue comme des Hommes, que le conte “folklorique” caricature ou travestit. Comme ils sont loin des fadeurs de la pastorale, ces insurgés de 1851 qui marchaient au combat, écharpes rouges et tricolores en tête. Ils voulaient la “Bonne”, la bonne république du peuple, non le pouvoir des riches et de Napoléon.

Comment 1848 révèlera-t-il démocrate et socialiste le peuple royaliste de 1815, voilà le problème qu’étudie Agulhon. Le cadre, c’est le village varois, petite ville, où se serrent les “travailleurs”, artisans, petits paysans propriétaires, métayers, ouvriers agricoles, masses pauvres, vivant au contact des notables qui assurent les cadres de la vie sociale, et souvent en opposition avec ceux-ci ; les nobles possèdent encore des terres et bien des forêts, les bourgeois tiennent de gros domaines, sont pépinière de médecins, notaires, avocats… Un seul secteur s’industrialise, les Maures, avec l’industrie du liège.

Agulhon présente les tensions traditionnelles : le bois, nécessaire à l’économie du pauvre, mais source de profit pour le propriétaire : liège, caisses, tan, charbon de bois sont touiours plus demandés. D’où de fréquents et parfois violents conflits entre paysans, attachés aux droits d’usage, et propriétaires ou administration forestière. Cette tradition d’indocilité contre l’État, cette tension avec les notables se renforce de litiges concernant les domaines communaux non boisés, (que les paysans veulent cultiver, et les grands propriétaires consacrer à leurs troupeaux), les eaux, moulins et banalités. Autre conflit, l’opposition à l’impôt, communal ou direct, mais surtout à celui sur les boissons. Sur ce fond traditionnel se détache La Garde Freinet, où apparaissent les bouchonneries industrielles, et le mouvement ouvrier. En quinze ans, les ouvriers agricoles ou paysans pauvres devenus bouchonniers font l’apprentissage de la coalition patronale et, en riposte, de l’organisation et de l’action. Corollaire politique : en 1848, les ouvriers seront tous “rouges” et les patrons “blancs”. Analyse qui peut paraître sommaire, mais en réalité très fine. On lira avec un intérêt particulier les pages consacrés à la vieille bourgeoisie locale, conservatrice mais qui souvent penche vers les ouvriers, cependant que la nouvelle bourgeoisie des patrons émerge d’un artisanat attaché au souvenir de la grande révolution, et que les fils de ces patrons, étudiants, portent chez les ouvriers la parole démocrate socialiste.

L’analyse passionnante d’une mutation dans les faits, par là dans les esprits, où bien souvent rien n’est plus faux que l’idée que la société, comme les individus, se font d’eux-mêmes.

Agulhon amorce alors une recherche sur les processus de prise de conscience. La vie populaire, “drue, fervente , forte”, connaît l’apogée de la vitalité folklorique : multiplicité des fêtes, des pratiques collectives (carnaval , charivaris). Situation ambiguë, et analyse très intéressante : certes, les pratiques superstitieuses attestent l’implantation profonde, archaïque, de la piété populaire. Le clergé est gêné : tel ce curé de Brignoles qui déclenche une émeute pour avoir refusé de bénir les bœufs à la Saint Éloi. Mais cette piété est ébranlée en profondeur. Le folklore en témoigne. La farandole n’est pas celle de Daudet : au son du tambour, elle entraîne la collectivité dans l’émotion populaire. La farandole de Cuers épouvante le bourgeois, quand les paysans armés la dansent. L’incroyant, bourgeois anticlérical, est assez rare, mais le peuple le respecte s’il fait le bien. Contre le clergé, le peuple veut imposer, pour tous, les obsèques religieuses, ou substitue des pompes laïques au rituel refusé. Ainsi l’idiot du Luc, déshérité, meurt de misère. La foule suit son cercueil et porte sur sa croix : “Ci-gît un pauvre”. Haussmann, préfet de la république bourgeoise, sévira contre cet anarchisme évangélique.

Parallèlement, l’horizon culturel des masses s’élargit : on apprend à lire. Fait significatif : en 1848/51, les analphabètes, et conservateurs viennent surtout des “bastides” écartées, alors que l’habitant du village connaît l’école et la démocratie. On parle plus et mieux le français, les goûts littéraires et musicaux des classes dominantes gagnent le peuple. Situation complexe et dialectique. L’horizon intellectuel des masses s’enrichit et s’aiguise, cependant que l’imitation du modèle bourgeois est facteur d’intégration sociale du peuple (la bourgeoisie s’en félicite).”Toujours à l’imitation de la bourgeoisie, la sociabilité populaire développe les “chambrées”, pendant populaire du “cercle” bourgeois. La chambrée consacre la séparation traditionnelle des sexes, puisqu’elle réunit, par couches d’âges, les hommes après le travail ou le repas du soir. Mais elle favorise la cohésion populaire et la diffusion des idées nouvelles. Cependant, le notable est extrêmement populaire s’il est “brave”, “pas fier”, à plus forte raison s’il se dit démocrate. L’influence du protecteur et du notable demeure sur les individus comme sur les communes, comme est grande l’influence des jeunes bourgeois, libertins et oisifs, sur certaines couches de la jeunesse. La loi électorale de 1831 oblige les bourgeois censitaires à compter avec les travailleurs, dont la masse se politise. Alors les idées les plus avancées pénètrent le village, souvent par les artisans. Le cordonnier de Tourves, “l’utopiste” Lafont à Belgentier, implantent le communisme fortement parmi les ouvriers et les paysans.

Aussi la République de 48 est-elle adhésion électorale des ruraux aux idées démocrates et socialistes. Agulhon montre comment ont été vécues ces années 48-51 : Montmeyan où la collectivité villageoise détruit les plantations d’un bourgeois sur un fragment racheté des bois communaux ; La Garde Freinet où l’euphorie ouvrière est d’abord liée au droit de vote, à la coopérative. Mais la lutte de classe, la répression du préfet, Haussmann, (le vrai), ouvrent les yeux des masses. Honneur aux ouvriers de La Garde Freinet, qui, à la différence des paysans, tinrent pour égales dans le combat les femmes, égales au travail, qui conserveront le sens de la collectivité, dans le travail, la coopération, la grève, l’insurrection et la répression. Voici Le Luc, “pays des bourgeois rouges et cœur de l’insurrection”, et l’analyse très riche du bourgeois démocrate, participant au mouvement pour freiner son caractère avancé, et poussé par les masses “en raison de ses aptitudes morales et intellectuelles” ; voici Baudinard , unanime derrière ses “rouges” contre le marquis de Sabran, où “l’unanimisme des masses tend à passer de l’institution communale à l’institution du parti”, phénomène capital. Voici donc les masses rurales déçues par la république officielle, attendant tout du vote de 1852, et se levant contre le coup d’état de 1851 : la jacquerie de Cuers est mort née, mais de La Garde Freinet, la colonne des insurgés rallie par milliers ouvriers des villages, artisans et paysans pauvres, formés en collectivités mal armés de fusils de chasses volontaires, ou villageois disciplinés par l’appel du tambour communal, colonne à ce double titre archaïque – à sa tête les emblèmes rouges et tricolores. Image saisissante de l’idée qui saisit alors nos campagnes : la démocratie et le socialisme doivent vaincre ensemble. Ce fut la grande idée des communards de 1871, mais ils n’eurent pas le temps de gagner les masses rurales. L’histoire de notre pays avait franchi un carrefour décisif.

 

Pareil condensé ne peut que donner sommairement idée de la richesse du livre, des réflexions qu’il peut susciter. Tous ceux que l’histoire, la vraie, passionne, y trouveront matière à réflexion sur le rapport des individus et des déterminismes sociaux, comme sur le rapport des individus et de ces masses qui font l’histoire.

R.MERLE

Professeur Lycée au Beaussier

 

Maurice AGULHON, Maître assistant à la Faculté de Lettres d’Aix, fut longtemps professeur au Lycée de Toulon.

(suit la bibliographie)

 


Document 2

 

Texte de la chanson « Brocard, paroles et musique de Daniel Daumas (Ventadorn), 1971.

 

De còps me dison que siáu fòl d’aver tot aquéleis idèas

De còps me dison que siáu fòl d’aver causit la libertat.

 

Tu, Brocard mon reire-grand, l’autre enfadat de la familha

Se m‘espinchas d’ailamont siás ambé ieu, de segur.

 

Viviás ta vida de païsan dins un vilatge de Provença.

Eras un roge republican coma se fasián li a cent ans.

 

Quand Bònaparte lo tresen assassinèt la Republica,

lo tròn de l’aire t’a agantat. Capon de Dièu! Li fau anar!

 

As laissat ta bastida rossa tancada en riba de Verdon.

As pres ton fusieu, as pres ta biassa, e siás partit sus lo dralhon.

 

En camin as rescontrat Constans lo gòi e Tòni Rore,

Lo lòng Auguste, Joan de Menin que, coma tu, èran en rota.

 

A z’Aup eriatz de miliers darrièr lo drapèu roge.

Mai l’armada a tirat, mai l’armada vos a chaplats.

 

Alara, cadun a fugit per lei campàs, per lei rotas.

Au calabrun t’an agantat. A Tolon, t’an embarrat.

 

Dins ta carcer ausissiás lo cant dei cardelinas,

Lo cant de la libertat que per tostemps t’avián raubat.

 

En Argeriá t’an bandit. Desportat per l’Emperaire,

Ailà siás mòrt luenh dau païs. Ton Artinhòu plus jamai l’as vist.

 

De còps me dison que siáu fòl d’aver tot aquéleis idèas

De còps me dison que siáu fòl d’aver causit la libertat.

 

Tu, Brocard mon reire-grand, l’autre enfadat de la familha

Se m‘espinchas d’ailamont siás ambé ieu, de segur.

 


 

Document 3

 

Étraves (automne 1974), revue de l’office municipal de la culture et des arts de La Seyne :

 

Martin Bidouré ò lo còp d’estat de 1851, de Gaston Beltrame – Un spectacle du Centre Dramatique Occitan de Provence, donné à La Seyne le 24 juillet 1974.

 

La scène est nue. Sur un tonneau, bicorne et cocarde, le garde champêtre de l’Ordre, Napoléon Président de la République. En filigrane du coup d’état annoncé, tous les étranglements de la liberté, de la Grèce au Chili…

Martin Bidouré ò lo còp d’estat de 1851, c’est une page de notre histoire que l’histoire officielle tait :

À l’approche des élections que les démocrates peuvent gagner, Napoléon complote. Le 2 décembre 1851, il prend le pouvoir. Derrière le coup d’État militaire, les milieux d’affaires et la réaction absolutiste.

Paris ouvrier, abattu par la répression de 1848, ne bouge pas. Mais le Midi rural se lève, immense Vendée récemment gagnée à la République par les activistes de la petite bourgeoisie. Ce peuple de paysans, de bouchonniers et de pêcheurs attend ardemment la Bòna (la bouano), la République démocratique et sociale. Aussi le coup d’État les jette dans la résistance : assumant la légitimité, ils occupent les mairies, marchent sur les préfectures, respectueux des personnes et des biens. L’armée les mate : fusillades, déportations. Le Var rural est “pacifié”.

Mais dans l’inconscient populaire, et son expression consciente (le vote, par exemple), la leçon demeure. On sait comment votent le Var des villages et la majorité des départements occitans.

Voilà la matière brassée en 12 tableaux indépendants – de la préfecture affolée aux notables républicains, des sociétés de village aux ouvriers de l’Arsenal, aux bouchonnières de La Garde Freinet, de la répression de Cuers aux geôles de Toulon.

Beltrame les nourrit de son engagement personnel, (chanteur occitan connu, il enregistre chez Ventadorn), de son amour du peuple travailleur et simple, sa joie de vivre et de rire, sa haine des Messieurs, son combat pour l’égalité de l’homme et de la femme. Aucune nostalgie dans tout cela : voir le passé pour mieux retourner au présent. L’Histoire n’est pas prétexte à progression dramatique, à geste individuelle : Martin Bidouré, absent de la pièce, n’est qu’un symbole.

Non que la matière historique soit évacuée : Beltrame a soigneusement étudié la période. Mais la révolte, occultée par l’idéologie dominante, sert de référence historique aux problèmes actuels. Les démocrates ne peuvent que s’en féliciter. Et recevoir, au-delà, la philosophie de la pièce selon leurs propres engagements. Ainsi je n’adhère pas à la dénonciation généreuse mais peut-être schématique, de tous les administrateurs, juges et autres militaires, les mêmes en tout temps et en tout lieu. Passer de l’analyse concrète d’une situation concrète (la résistance aux sanglantes marionnettes de 1851) à une généralisation théorique peut aveugler sur les chemins imprévus de l’histoire.

Ainsi, Lo còp d’estat, par son contenu même, mérite un large public.

Tel qu’André Neyton l’a travaillé et mis en scène, il a beaucoup plu aux spectateurs du 24 juillet. Le spectacle passe d’abord parce que les acteurs “fonctionnent” efficacement. Ils sont neuf, (dont notre concitoyenne Nicole Alziary, qui enregistre chez Ventadorn et va sortir incessamment un disque pour enfants en provençal). Leur tâche n’est pourtant pas facile : pas de rôle constant, ils sont successivement Napoléon et le médecin républicain, l’ouvrier déboussolé et l’insurgé, la damotte de sous-préfecture et la mémé de La Garde-Freinet… avec une conviction et une force entraînantes. Le grotesque et la gravité naissent des constants changements de régime, du décalage entre le jeu des fantoches et le naturel populaire. Pas de mauvais populisme : une grande dignité, particulièrement dans la scène des chilets, la réunion de la société ou le récit de la grand-mère.

Si l’accent “parisien” des militaires et des juges est parodié dans la scène finale, où les déportés miment la répression, c’est que le français du peuple a l’accent provençal. Et c’est une étape importante pour des acteurs que d’assumer cet accent, jusque là réservé aux divertissements dits marseillais.

Neyton utilise les moyens gommés par le classicisme, et que réexpérimente le jeune théâtre : le chant, la danse, la pantomime… Beltrame lui fournit un riche support de chansons d’époque, de la chanson féministe à la complainte de la répression :

 

Mai qu son aquelei gens

Que pican de matin ei pòrtas…

 

La ronde et la farandole sont dépoussiérées. Le texte y gagne sa place véritable de langage théâtral. Il y a tout à gagner à aller dans ce sens, en évitant la tirade proclamation, qui ennuie.

Malgré des moyens matériels plus que faibles, (c’est hélas le lot de la plupart des jeunes compagnies dans notre société où la culture est bafouée), la mise en scène est une réussite. Un minimum de moyens pour créer des atmosphères prenantes, des costumes très réussis, aux couleurs du travail, de la fête, du deuil. Et une vivacité dans le mouvement et les enchaînements.

Martin Bidouré marque une étape importante pour le C.D.O depuis sa création en 1966. Il fallait avoir la foi pour se lancer dans pareille entreprise, quand le provençal semblait moribond. C’est que l’on parle provençal dans Martin Bidouré, abondamment.

Souci de vérité historique : le bourgeois parle français, le paysan, comme encore aujourd’hui, provençal. Mais au-delà du statut sociologique de la langue, un choix : parler l’occitan, et sans aucune fétichisation, donner envie de le parler. Ce choix est-il marginal ?

Sans doute pas plus que n’était marginale la résistance de 1851 qui scella l’attachement à la Démocratie des régions occitanes.

En ancrant les Provençaux de 1851 dans la réalité politique française de 1851 : la résistance à l’absolutisme, et dans la conscience de leur identité populaire dont la langue est un des aspects, ce spectacle rend le service aux Provençaux de 1974 de tenir les deux bouts de la chaîne : pas de repliement sur un folklore vidé de substance, de repliement platement régionaliste loin des luttes d’ensemble. Pas d’occultation, dans les luttes d’ensemble, de nos problèmes spécifiques.

Par là, le choix de la langue prend son sens. Momentanément, il peut faire obstacle, encore que le provençal de Beltrame soit, volontairement, ce qui demeure après un siècle de liquidation du “patois”. L’îlot de résistance hérité des jeux de l’enfance et du parler des grand-mères.

Au-delà du problème de tout théâtre de recherche, celui du fossé creusé entre le peuple et lui par la diffusion d’une sous-culture sécurisante au plus grand profit de la classe dominante, le choix de la langue occitane ne va-t-il pas éloigner le grand public virtuel ?

Il peut tout aussi bien lui ouvrir grand les portes. En rendant aux “trivialités” de notre français local, pourchassées dans les rédactions d’école, leur sens et leur dignité. En affirmant la possibilité d’un véritable théâtre populaire, compréhensible à tous, reflétant et enrichissant le mode d’expression et la sensibilité populaires.

En marquant, loin de tout conservatisme, le désir de vivre dans notre pays, de le voir vivre et se développer en restant lui-même.

Ainsi, le théâtre occitan, dans sa phase actuelle de mutation et de recherche, est un symptôme de ce qui germe dans notre société en crise.

Il serait fort préjudiciable que l’idéologie dominante, qui sert toujours, sous toutes ses parures, les intérêts de la classe dominante, isole le mouvement exprimé par le théâtre occitan des forces vives de changement, la classe ouvrière en particulier.

Aussi pensons-nous que l’Office Municipal de la Culture et des Arts de La Seyne a eu une heureuse initiative en accueillant le C.D.O. cet été, et en le recevant à nouveau cet automne. Souhaitons une large audience et des contacts fructueux au Centre Dramatique Occitan.

 

René MERLE

Agrégé de l’Université, Secrétaire de la Section varoise de l’Institut d’Etudes occitanes.

 


 

Document 4

La Marseillaise, mardi 5 août 1975

 

Martin BIDOURÉ

 

Dans le cadre des “Rencontres Occitanes” d’Avignon, le Centre Dramatique Occitan de Provence présente actuellement au Club Léo-Lagrange, une pièce de Gaston Be1trame, Martin Bidouré o lo cop d’Estat de 1851.

En douze tableaux, ce spectacle alerte évoque l’insurrection et la résistance du peuple provençal contre l’absolutisme de Badinguet. Martin Bidouré, fusillé à, 23 ans, est resté dans les mémoires.

À travers lui, tous les autres. Et le premier tableau est là pour situer exactement le propos… “2 décembre 1851, coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, dit Badinguet. C’est peut-être aussi le Chili. C’est déjà la force de la résistance qui monte”.

Avec des moyens simples – mais avec une recherche soignée dans les costumes (leurs couleurs) et les objets – ce spectacle mis en scène par André Neyton (qui anime le Centre depuis 1966) est à voir pour plusieurs raisons. Je n’en citerai cependant que deux, essentielles à mon sens.

La première parce qu’elle lève le voile sur un moment d’histoire de la Provence et que, dépassant le cadre de l’évocation, elle appelle à une réflexion sur qui fait l’histoire. À aucun moment, de ce fait, cette pièce n’est coupée de la réalité d’aujourd’hui.

La seconde tient à ce qu’elle est occitane. Et qu’elle replace les composants de la culture provençale dans leur véritable cadre. Et je prends pour exemple la farandole. Elle retrouve ici sa place – non pas danse mais art d’isoler les gendarmes à cheval et d’isoler les bêtes tout en criant les revendications.

Pour cela, à cause de cela exactement, je regretterai que le texte des douze tableaux ne soit pas d’égale qualité. Il y en a, en effet, de merveilleux (les dames blanches ou la veillée notamment) qui rendent les autres un peu pâlots.

Quant au jeu des comédiens, il est égal au texte, avec quelques faiblesses. Mais je tiens à dire ici que des troupes comme celle-ci arrivent en Avignon avec le lourd fardeau des tournées dans les villes et villages de Provence, tournées qui pour elles sont essentielles. Avignon, pour le “Centre”, s’inscrit dans la nécessaire “présence occitane”, après La Carriera et parallèlement à Benedetto, dans le Festival. Il faut en tenir compte.

Ces quelques remarques n’enlèvent rien à ce spectacle utile et beau à la fois, où Beltrame fait, une nouvelle fois, la preuve de son talent et le Centre Dramatique Occitan de Provence qu’il faut aussi compter sur lui dans le théâtre occitan en Provence.

 

Jean-Claude IZZO

 


Document 5

La Bugada, Janvier-Février 1975, n°11

L’insurrection de 1851

1851 ! Quelques vieux qui en parlent encore. Des traces : un monument sur l’esplanade d’Aups ; quelques rues “ Martin Bidauré ” et sa statue là où il est né, à Barjols.

Ouvrez les manuels d’histoire : vous n’y trouverez rien. Dans le meilleur des cas, on vous parlera de la mini-émeute parisienne et c’est tout. Le Midi révolté, ça n’existe pas !

 

Viva la Bòna !

 

Une telle insurrection gêne trop, ne cadre pas avec les idées reçues et les schémas : provinciale, qui plus est méridionale, rurale, avec des allures de jacquerie. Pour la comprendre il faut rompre avec la conception centraliste de l’histoire et accepter l’originalité de ce “ Midi ” où paysan n’égale pas forcément conservateur.

En effet, les campagnes méridionales et varoises en particulier sont acquises à la République : mais pas à n’importe laquelle ! Pas à celle issue de la révolution de 1848 que les réactionnaires ont accaparée, qui fait régner leur ordre et leurs intérêts, qui pourchasse les démocrates. Représentée dans le Var par Haussmann, le futur “ éventreur ” de Paris, elle a dans le Var un caractère profondément odieux. Le peuple des campagnes entend prendre sa revanche aux élections de 1852, imposer ses hommes pour lors traqués et son régime.

 

Le 2 décembre 1851.

 

Pour couper court à cette menace, Louis Napoléon Bonaparte soutenu par toute une cohorte d’aventuriers, de financiers et d’industriels, s’empare de la totalité des pouvoirs le 2 décembre 1851. Il disperse la vieille droite royaliste qui l’a porté à la présidence de la République. Les démocrates sont arrêtés en masse. Le Paris révolutionnaire, ouvrier, brisé en juin 48, écœuré, abandonné ne réagit pratiquement pas.

Mais la résistance vient – ô surprise – du Midi ; du Gers à la frontière italienne c’est l’ébullition.

 

Les Basses-Alpes et le Var en insurrection

 

À la nouvelle du coup d’état, le 4 décembre les villages du Var se soulèvent pour défendre la Constitution, pour défendre la République, pour défendre leur victoire inéluctable en 1852. Les militants démocrates, nombreux, organisés de longue date dans les “ chambrées ” sont à la tête du mouvement : paysans, ouvriers, artisans nombreux mais aussi propriétaires, c’est-à-dire tous ceux qui avaient lutté contre les “ gros ” et contre le fisc. Réunis sur la place, les gens démettent les municipalités blanches et réélisent les municipalités révoquées par le préfet. Les notables et les gendarmes sont arrêtés (chacun son tour), les registres de l’impôt sont détruits. Tout se termine dans le fracas des bravades, par la farandole le soir, autour de la fontaine. C’est l’allégresse.

De village à village, de chambrée à chambrée on s’organise. Le Luc, bastion rouge traditionnel, lance le mot d’ordre :

 

Rassemblement en armes à Vidauban !

 

Après la prise des mairies, au tour de la Préfecture !

De partout : des Maures, du Var viticole, du Haut-Var, des groupes armés avec drapeaux rouges et tambours, emmenant leurs prisonniers en otage convergent vers Vidauban. Là, les chefs locaux discutent : comment s’attaquer à Draguignan ? comment s’organiser ? Duteil, journaliste marseillais connu et supposé compétent est nommé général en chef. Ce sera un piètre leader.

Son plan est tortueux – Pour aller de Vidauban à Draguignan on s’en va prendre Lorgues (bourgade “ blanche ”) le 7 décembre après un simulacre de combat. Mais là on est averti des préparatifs importants des réactionnaires ; on apprend aussi que les troupes de Toulon ont arrêté à Cuers (où un gendarme avait été tué) plus de 400 personnes. Plus question de prendre la Préfecture et tout le département.

 

La lònga marcha

 

La colonne, forte de 2 à 3000 hommes, sans cesse grossie de nouveaux arrivants va alors à Salernes où elle est accueillie avec enthousiasme. « On fêtait les insurgés comme on fête des libérateurs. Les hommes les embrassaient, les femmes apportaient des vivres. Et il y avait sur les portes des vieillards qui pleuraient. Allégresse toute méridionale qui s’épanchait d’une façon bruyante, chantant, dansant, gesticulant. » (Zola).

Le 8 décembre se passe en divers préparatifs (élection de cadres, amélioration d’un armement éclectique, organisation du ravitaillement, formation de compagnies). Duteil, très critiqué, est flanqué d’une commission de défense.

Le lendemain arrivent les gens de Brignoles qui étaient restés en couverture jusque-là. Ils sont porteurs de mauvaises nouvelles : « l’insurrection n’a pas lieu en France, ni à Paris ni dans les grandes villes ; on est seuls. Les soldats de Toulon, de Marseille sont lancés à nos trousses, nos villages sont occupés, la terreur règne ; même les républicains défavorables au soulèvement ont été arrêtés. »

 

A z’Aups, eriatz de miliers darnier lo drapèu roge…

 

La colonne part pour Aups où elle passe la nuit. Deux groupes en sont détachés : l’un s’installe à Tourtour pour surveiller la route de Draguignan ; l’autre est envoyé contrôler le pont de l’Artuby, point de passage vers les Basses-Alpes.

Au matin du 10, « les insurgés occupaient toute la place. L’aspect des bandes était pittoresque et redoutable à la fois… Sur cette foule de vestes bleues, à travers cette forêt de chapeaux de feutre gris, les paletots et les burnous des chefs se détachaient çà et là ! Des drapeaux rouges flottaient au vent… Plusieurs femmes, cantinières volontaires, circulaient dans les rangs de la colonne » (le journaliste Noël Blache).

Mais le moral est bas. Aucune précaution défensive n’a été prise. Il ne faut pas lambiner. Un jeune messager, Martin Bidauré, jeune peigneur de chanvre de Barjols est envoyé à Tourtour pour faire revenir le détachement. Mais, en cours de route, il tombe sur les soldats qui viennent d’éparpiller celui-ci : il est pris et fusillé aussitôt.

Peu après, ces troupes arrivent à Aups et surprennent les insurgés ; mal armés, mal organisés, encerclés, ils sont dispersés puis poursuivis et sabrés par la cavalerie. Plusieurs dizaines sont tués. Quelques petits groupes (notamment les remarquables bouchonniers de la Garde-Freinet) résistent : ils parviendront à s’échapper et à passer la frontière piémontaise.

 

La chasse à l’homme commence

 

L’armée et les réactionnaires sortis des maisons où ils se terraient, organisent des battues. Ils liquident bien des insurgés. Martin Bidauré qui avait survécu à ses blessures, tombe à nouveau aux mains des soldats qui le fusillent « pour de bon » alors. Sa figure tragique symbolisera pour les générations suivantes cette insurrection écrasée.

C’est la terreur : des convois de prisonniers sont envoyés à Toulon où on les entasse au fort Lamalgue. En tout, il y aura plus de 3.000 arrestations, plus de 2.000 jugements (dont 24 condamnations à mort. 753 déportations : 5 à Cayenne, le reste en Algérie, 300 expulsions, 500 incarcérations… )

L’ordre règne dans le Var. La désolation aussi.

 

Le Var rouge

 

Voilà ce qu’a été cette insurrection : trahie, brisée, puis oubliée. Pourtant, 1851 c’est la date de baptême du “ Var rouge ”. La lutte, sous d’autres formes commencée alors, s’est poursuivie jusqu’à nous. Le monument d’Aups à la mémoire des morts de 1851 est aussi celui des maquisards de 1944. Et nous autres, descendants de ces insurgés, nous entendons continuer le même combat.

 

Jean-Marie GUILLON – Cabasse.