À propos des valeurs et du programme des Démocrates Socialistes
À propos des valeurs et du programme des Démocrates Socialistes (1849-1851) par René Merle
En décembre 1851, dans une trentaine de départements, à l’appel de militants démocrates socialistes[1] et des sociétés secrètes « rouges », de simples citoyens, pratiquement désarmés, se sont dressés contre le coup d’État du Président, en faveur duquel basculait la totalité de l’appareil d’État. Trop souvent minimisé ou négligé, leur souvenir demeure pourtant. Et depuis 1997 l’Association 1851 a grandement contribué à sa réanimation. Au-delà de la connaissance de l’insurrection, et de sa célébration, la question a été souvent posée : comment peut-on, sans anachronisme ni vaine rhétorique, se réclamer des valeurs qui animaient ces démocrates ? Réponse immédiate : à travers la responsabilité citoyenne de ces humbles, nous célébrons la résistance à l’oppression, valeur qui porta le courage des insurgés, mais qui, pendant plus de trois années, fut d’abord vécue au quotidien face aux tracasseries policières, aux emprisonnements arbitraires, aux atteintes à la liberté d’expression, aux entraves à la vie professionnelle, etc. De cette valeur fondamentale, chaque adhérent de l’Association 1851, en fonction de ses convictions et de ses engagements, est juge de la mise en œuvre au présent. La seconde réponse à la question tient aux perspectives des démocrates socialistes : leur refus du viol de la Constitution se nourrissait de l’espérance (sans cesse proclamée face à l’Assemblée réactionnaire et au Président), d’une République démocratique et sociale. Cette espérance est toujours la nôtre, même si l’actuelle constitution la proclame déjà réalisée[2]. Pour appréhender ses motivations, considérons la nature et le programme de la démocratie socialiste des années 1849-1851[3]. Chacun jugera de la pertinence au présent des principes et des valeurs du « parti rouge ».
À l’orée de 1849, le courant de la Démocratie Socialiste naît d’une double défaite, défaite des exigences sociales portées par le mouvement ouvrier, défaite des espérances républicaines placées dans le suffrage universel (masculin) institué en mars 1848 par la toute jeune République. En juin, combattu par les républicains « modérés », désavoué par les « Montagnards » radicaux, le prolétariat parisien acculé à la désespérance avait préféré le fusil au bulletin de vote. Dorénavant, les vaincus réchappés de la terrible répression campaient farouchement en marge de cette République. Et, en amont et en aval de ce trauma majeur, le suffrage à peine instauré avait porté au pouvoir une Assemblée « modérée » et conservatrice (avril 1848), puis un Président démagogue populiste mais tenant affirmé de l’ « Ordre » (décembre 1848). Face aux 74,44 % des suffrages obtenus par Louis Napoléon, aux 19,65 % du « modéré » Cavaignac, candidat officiel, l’élection de décembre avait renvoyé au néant les ambitions des démocrates petits-bourgeois (Ledru-Rollin 5,08%) et des socialistes (Raspail 0,49%)[4]. Ces résultats semblaient renforcer la prophétie de Blanqui : octroyé à un peuple ignorant, le suffrage universel sera l’arme des notables contre les intérêts populaires. Le souvenir du 28 septembre 1958 au soir (où, tout jeune électeur partisan du NON à la constitution gaulliste, je découvrais les presque 83 % de OUI), m’aide à comprendre quel désarroi, quel sentiment d’isolement, quelle tentation de vitupérer la naïveté populaire, ont pu submerger démocrates et socialistes en décembre 1848. Les moins motivés pensaient abandonner la politique, d’aucuns envisageaient le retour à l’activisme des « minorités agissantes », ou la fuite dans l’utopie cabétiste[5]. Et, entre ceux qui n’abandonnaient pas, passait toujours l’opposition de classe petits-bourgeois – hommes du peuple, renforcée par l’ombre sanglante de Juin[6]. C’est pourtant dans cette situation d’extrême faiblesse que va naître la Démocratie socialiste, coalition de démocrates radicaux petits-bourgeois et de militants de différentes chapelles socialistes, voire communistes, dans la perspective des élections législatives de mai 1849. Les « Rouges » faisaient ainsi preuve d’une triple vertu : courage politique permettant l’unité (certes bien fragile) de courants réformistes et de courants révolutionnaires, adhésion au jeu démocratique des institutions, obstination dans la conquête de l’opinion. Aux législatives, le « Parti rouge » remporte 25 % des suffrages, et l’emporte dans nombre de départements. En quelques mois, cette montée en force des « démosocs » a tenu a un facteur objectif : la rapide désillusion des couches populaires, rurales au premier chef, qui avaient voté Louis Napoléon. Mais elle a tenu aussi au programme du nouveau courant politique. Avec leurs projets de réforme du crédit et de la fiscalité, les Rouges prenaient la défense de la petite propriété paysanne, commerçante et artisanale, accablée par l’usure et par l’impôt. Par la reconnaissance du mouvement mutualiste, jugulé par le pouvoir, par l’encouragement à l’association des producteurs, le programme promettait aux ouvriers le droit à la santé et d’une certaine façon le droit au travail. Il correspondait aux espérances d’une partie importante de l’opinion populaire, qui avait pu s’en remettre quelques mois auparavant au candidat Louis Napoléon. Intelligence politique encore : en rompant avec les utopies sociales, foisonnantes sous la Monarchie de Juillet, et avec les projets tout ficelés d’une République salvatrice, chers aux chapelles révolutionnaires, la notion de Gauche prenait un autre sens. La Gauche émane du peuple et est à son service, son programme économique et social est clairement opposé à celui des conservateurs, il est immédiatement réalisable et elle s’engage à l’appliquer en cas de victoire. Défendre la petite propriété, permettre à ceux qui en étaient privés d’y accéder était le fondement de la lutte pour la liberté. L’hostilité proclamée à l’égard des « Gros » ne procédait pas d’un égalitarisme niveleur jaloux, mais du désir populaire de se débarrasser de la tutelle des nouveaux féodaux, et d’être enfin son maître. Ce programme s’inscrivait ainsi directement dans la tradition républicaine sans-culotte et rousseauiste d’une République de petits propriétaires égaux en droits, chacun recevant le fruit de ses capacités et de son ardeur au travail. Encore fallait-il qu’il puisse être porté à la connaissance des électeurs. Il le fut grâce à l’extraordinaire ardeur militante des « Rouges ». Dans les régions où ils avaient réalisé leur immersion dans la sociabilité populaire, c’est en vain que, devant des ruraux en pleine intégration à l’espace politique national[7], la droite dénoncera le « parti de l’Anarchie », le « péril rouge » des fainéants partageux et des profiteurs « saucissialistes ». Ce volet économique et social du programme était indissociable de son volet politique. Les « démosocs » luttaient pour le maintien des acquis démocratiques de février-mars 1848 (liberté d’opinion, liberté de la presse, droit d’association…), ils s’opposaient à la politique liberticide du pouvoir, ils envisageaient une révision constitutionnelle[8], ils posaient fortement la revendication d’une éducation nationale généralisée, dégagée de la tutelle de l’Église, et d’une instruction professionnelle. Vivifié par le souvenir des luttes révolutionnaires, ce programme était sous-tendu par un engagement moral fondamental. Il se situait clairement dans une idéologie de l’initiative individuelle, mais une initiative tournée vers le bien commun. En témoigne la forte mise en avant des valeurs de solidarité et de responsabilité, manifestes par exemple dans ces journées collectives de travail volontaire sur le bien des « Frères et amis » malades ou emprisonnés… Cet idéal d’une République de petits producteurs indépendants était, comme on dit, condamnée par l’Histoire : le Second Empire allait immédiatement jeter les bases d’une autre France, urbaine et industrielle. Mais pour les démocrates de 1849, l’horizon était celui des améliorations à apporter à la condition populaire de leur temps, ils ne pouvaient imaginer un avenir où ce peuple sociologique disparaîtrait. Ces valeurs de solidarité et de responsabilité, individuelle et collective, jouent aussi au plan politique. Sur ce plan également il convient de prendre ses affaires en main. Les « Démosocs » souhaitaient l’avènement de l’autonomie communale, qui permettrait aux citoyens de se libérer d’une tutelle bureaucratique sans cesse accrue de l’État[9]. Cette dimension morale d’engagement pour le bien commun est une valeur fondamentale. Châtré de cette dimension, la défense des petits propriétaires pourra après l’Empire se rétracter en corporatisme aveugle, et le refus de l’État oppresseur virer au poujadisme anti-impôt et anti-fonctionnaire… Tel était donc le programme que, dès le début de 1849, les « Démosocs » respectueux du jeu démocratique proposaient aux électeurs. Mais comment jouer le jeu démocratique quand les adversaires ne respectent pas la démocratie ? Jusqu’à quelle limite convient-il de demeurer dans la légalité quand la légalité est violée par le pouvoir ? Déjà, en juin 1849, alors que la manifestation montagnarde avortait à Paris, 15000 paysans de l’Allier, réunis par « La Marianne des Champs », se préparaient à l’insurrection. Un ultime contre-ordre les en dissuadera. La révolte gronda dans plusieurs villes de province. À Lyon et dans sa région, les Rouges s’insurgèrent pour de bon, et furent durement matés. Alors qu’une partie du grand Sud-Est demeurait en état de siège, ainsi commençait l’aventure, encore mal connue, des sociétés secrètes rouges que le pouvoir pensera décapiter en 1850 par la répression du « complot de Lyon ». Il n’en fut rien. L’intensification de la répression alla de pair avec l’implantation des sociétés secrètes, fort différentes des sociétés secrètes de la Monarchie de Juillet. Il s’agit en l’occurrence de véritables organisations de masse, regroupant presque au grand jour les rouges de la localité, et principalement la jeunesse, avide d’action. La Démocratie socialiste se divisa : alors que des figures historiques de la Montagne rappelaient leur attachement à la légalité, les dissidents de « La Jeune Montagne » entendaient bien conjuguer action militante au grand jour et organisation clandestine en vue d’un conflit éventuel. Fallait-il s’organiser seulement en vue d’une résistance à un coup de force éventuel, ou fallait-il même provoquer ce conflit, de façon préventive, comme le souhaitaient par exemple des républicains de Toulon[10] ? Quoi qu’il en soit, une étude novatrice comme celle de Frédéric Négrel[11] montre le rôle capital que jouèrent ces sociétés dans la mobilisation méridionale de décembre 1851.
Après la défaite de décembre 1851, après les longues années de l’Empire, après les débuts tourmentés de la Troisième République, que restait-il des valeurs et des espérances des « Démosocs » ? Et qu’en demeure-t-il aujourd’hui ? Il est clair que les conditions de l’implantation « démosc » en milieu populaire (cafés lieux de discussions, cercles et comités électoraux locaux, journaux départementaux, éventuellement poids de la franc-maçonnerie) ont perduré dans les villages et les petites villes jusqu’à la veille de la guerre de 1914. Il est clair aussi que le fondement de la Démocratie socialiste de 1849-1851, (l’union des classes moyennes et du peuple ouvrier et paysan), a pu asseoir une tradition républicaine vivace jusqu’aux années 1880, et quelque peu encore au-delà, jusqu’à l’apparition d’un courant socialiste indépendant. Il est clair encore que des points essentiels du programme « démosoc » (accroissement des libertés communales, organisation du crédit, nationalisation des grands moyens de transport et des banques, mise en place d’une éducation nationale laïque et gratuite qui ferait sa place à l’enseignement professionnel) sont devenus ultérieurement des réalités patiemment et durement conquises. Il est clair enfin que les espoirs mis dans la coopération comme dans la participation du travail aux revenus du capital n’ont pas été totalement lettre morte. Peut-on, sans anachronisme, se réclamer de ces brèves années républicaines (1849-1851), et même de leur prolongement sous la Troisième République première manière, alors que notre présent, qui s’assied sur d’autres strates d’histoire, relève de conditions économiques, sociales, culturelles, et politiques, fort différentes ? Les historiens se défient à juste titre des homothéties faciles entre hier et aujourd’hui. Leur tâche est d’éclairer et de comprendre le passé, sans le brouiller par des images du présent. Mais il n’est pas interdit aux citoyens de puiser dans ce passé des éléments de réflexion pour intervenir plus efficacement au présent. S’il s’appuie sur la connaissance de la période 1848-1851, cet article n’est pas celui d’un historien : il donne le point de vue d’un citoyen, cofondateur de l’Association 1851, et confronté aux réalités du présent. Un présent où l’aspiration à la sécurité et à la réussite individuelles risque de ne plus se conjuguer avec la perspective du bien commun, si sont mises à bas les conquêtes sociales et politiques que nous ont léguées nos aînés, et particulièrement celles nées du programme du Conseil National de la Résistance.
René Merle, mars 2010 [1] Le coup d’État ne suscita pas l’enthousiasme de tous les conservateurs, (quelques-uns furent provisoirement arrêtés). En pays rhodanien, quelques royalistes populaires envisagèrent même une prise d’armes. Mais, à l’évidence la résistance active fut le fait des seuls « Rouges ». [2] Constitution de la Cinquième République, article 1 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » [3] Nous renvoyons à l’abondante bibliographie consacrée aux différents protagonistes de la période, et notamment à l’ouvrage de Maurice Agulhon, Les quarante-huitards, Gallimard, Folio Histoire, 1992. [4] Seuls Lamartine (0,28%) et le légitimiste Changarnier (0,07 %) réalisaient de plus mauvais scores. [5] Initiée en 1847, c’est en 1848-1849 que se met en place l’implantation d’une colonie communiste « icarienne » française aux Etats-Unis. [6] Sur la prise de distance des ouvriers socialistes à l’égard des démocrates bourgeois, on lira avec intérêt le texte qu’Engels écrivit à la veille de l’élection présidentielle : « La classe ouvrière française et l’élection présidentielle » : [7] Cf. Raymond Huard, « Républicanisme rural et riposte à l’insurrection de 1851. Enquête sur la diversité des comportements républicains », Actes du colloque d’Aurillac, Fidélité républicaine et monde rural 1848-1851, 27 -28 août 1999, Société des lettres, sciences et arts La Haute Auvergne, Aurillac, 2001 [8] Cf. René Merle – « 1848, 1851, 2010… Régime présidentiel et régime consulaire ». [9] Pour éviter tout anachronisme, il convient de souligner que « le fonctionnaire » était alors représenté essentiellement par l’agent du fisc et par le gendarme. La notion de service public apparaît à peine, avec l’institution d’une poste moderne (les premiers timbres poste français sont mis en circulation en 1849). [10] René Merle, « Des élections de 1850 au coup d’État du 2 décembre 1851 : les Républicains de Toulon et de sa proche région », Bulletin de la Société des Amis du Vieux Toulon et de sa région, n°128 – septembre 2006. [11] Frédéric Négrel, Clandestinité et société secrète dans le Haut-Var. La société secrète montagnarde d’Artignosc (1849-1851), 1851-2001 Association pour la commémoration du 150e anniversaire de la résistance au coup d’Etat du 2 décembre 1851, 2001
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