La chanson populaire en 1851
texte à paraître dans la Linha Imaginot
La chanson populaire en 1851
par Jean-Paul Damaggio
En son temps, même Calvin rappela la force de la chanson dans la culture orale du monde populaire.
« Nous connaissons par expérience que le chant a grande force et vigueur d’émouvoir et enflammer le cœur des hommes, pour invoquer et louer Dieu d’un zèle plus véhément et ardent. Quand la mélodie est avec, cela transperce beaucoup plus fort le cœur. »
Les chants séditieux, blasphématoires, licencieux ou injurieux n’étaient pas moins efficaces et si « Malbrough s’en va-t-en guerre » a traversé les siècles, n’y voyons aucun hasard. Pauline Roland décrivit ainsi, le statut de la chanson, pour le monde ouvrier, en mars 1850 :
« Puis chacun chantait à son tour, les hommes, les femmes et les petits enfants … la plupart des ouvriers font maintenant des chansons eux-mêmes et ils n’y perdent rien… la muse, fille des palais, descend dans l’atelier ; bientôt elle visitera les chaumières et elle fera rayonner le front des laboureurs. Encore un peu d’attente, encore un peu d’instruction et tous les hommes vivront de cette vie d’intelligence, la seule qui puisse aider à supporter les peines et les misères de l’autre. »[1]
Bien sûr, une fois de plus le laboureur est injustement placé un cran en dessous de l’ouvrier. Nous savons qu’il chantait tout autant sinon plus mais pour les besoins de notre démonstration retenons seulement cette présence vivante de la chanson accompagnée souvent « de l’aigre violon et de la harpe enrhumée » ; l’accordéon, né un peu avant, n’avait pas encore supplanté la harpe. Cette force de la chanson populaire en fit une arme majeure des Républicains sous la Seconde République. Denis Martin dit pour l’Yonne :
« Les chansons sont d’excellents moyens de propagande. Qu’y a-t-il de plus facile à retenir, y compris pour un illettré ? Ces chants peuvent être révolutionnaires ou satiriques (on met les rieurs de son côté). Au besoin on adapte les paroles à l’actualité. Le dernier vers du refrain du Chant du soldat qui stigmatise les « oppresseurs de tous les pays » devient : « Louis Bonaparte et le pape aussi ». »[2]
La chanson est si présente que de très nombreux maires interdiront les chants pendant les manifestations. Pour le Lot-et-Garonne Hubert Delpont et P. Robin indiquent :
« Même le chant est étroitement surveillé. Faucher fait afficher une proclamation aux habitants de Nérac, selon laquelle « l’ordre est en péril … Parce que des jeunes gens de la ville ont coutume de parcourir les rues, les soirs de fête, en chantant la Marseillaise, et le Chant du départ … ». Le Maire aussitôt prend un arrêté interdisant de chanter dans les rues. »[3]
A Montauban, le Maire prend la même disposition le 3 mars 1850 : « Art 2 : Toute espèce de chants ou de cris sont défendus, soit de nuit, soir de jour. Art 3 : Il est défendu à toute personne de porter dans les rues, établissements ou lieux publics, aucune espère de drapeau sans la permission de l’autorité municipale. » . En signe de riposte les démocrates décidèrent de faire un bel usage du sifflet ; un petit malin, à qui on en avait distribués quatre, les revendit deux sous chacun ! Jacques Latapie, maréchal des logis a très nettement entendu la Chanson des bourgeois et des prolétaires ou Chanson de Ledru-Rollin dont le refrain est un cri séditieux : Vive Ledru-Rollin, vive Ledru-Rollin. Dans ce contexte « plus on voit d’agents de police et plus les rassemblements sont nombreux, et plus stridents sont les sifflets» indique le compte-rendu du journal L’Emancipation qui poursuit ainsi :
« Ce n’étaient pas assez ; bientôt défilent de nombreux pelotons d’infanterie, et les artilleurs, sans aucune sommation, opèrent au grand galop des charges dans les rues. On eut dit que M. Rostolan était dans nos murs. Et pourquoi ce grand déploiement de forces ? pour empêcher des enfants de siffler, ce qui ne les a pas du tout empêchés. La Marseillaise même a été chantée devant la Préfecture. » [4]
Quatre jeunes seront arrêtés : Eugène Carman, perruquier de 27 ans, Antoine Audibert carrossier, Jean Grenié ouvrier aux plumes, et François Lannes 22 ans chaisier. Savaient-ils les jeunes en question que l’auteur d’une autre chanson célèbre, La Marseillaise du Prolétaire était de Condom. Il s’appelait Joseph Noulens et malheureusement rien ne me permet de connaître ensuite sa trajectoire politique si ce n’est qu’il a été déporté en Algérie après le 2 décembre. A Beaumont de Lomagne, où la répression fut minime en 1851, donc un lieu ordinaire de la vie politique, il y eut une affaire le 24 juillet 1851. Dans l’auberge du limonadier Régis cadet cinq jeunes chanteurs lancèrent Le Chant du départ, la République rouge, Charlotte la républicaine et La guillotine. Ils s’échappèrent avant l’arrivée de la police mais furent dénoncés ce qui nous permet de les présenter : Bernard Berthe, 23 ans ouvrier plâtrier, Charles Barrière, 19 ans, forgeron, Marc Gilles, 17 ans, sellier, Jean Daux 18 ans sabotier. Le 15 décembre 1851 une perquisition chez le sieur Ducom Honoré, ex abbé de 29 ans permit de découvrir la Chanson des aristos (celle justement de Joseph Noulens mais sous un autre titre). Il avait organisé le banquet démocratique du 3 novembre 1850 sous la présidence de Détours.
Ainsi, la répression suite au 2 décembre apporta des tonnes de chansons dans les filets de la police. A Saint Chamond dans la Loire, Joseph Billon est arrêté le 4 décembre 1851 car il chante la Marseillaise et la Parisienne et sa Marseillaise dit ceci :
« Qu’un sang impur inonde nos sillons, / En avant marchons contre les canons. »
Dans la même ville, le 20 décembre, pour l’arrestation « du plus audacieux des socialistes », la police trouvera dans ses poches une chanson manuscrite.
Dans le Gers, l’Ami du peuple du 21 juin présente Adolphe Daulhième comme « l’énergique chansonnier républicain de Condom ». Après la Vile multitude, le journal en publia une autre du même Daulhième, en octobre 1851. Sur l’air d’une chanson de Béranger, il fit l’éloge de Kossuth un croate célébré aussi par Pierre Dupont. Joseph Dagnan qui consacra plusieurs pages à la question des chansons pendant la Seconde République indique :
« Le 17 mars 1851,le sous-préfet de Condom informe le préfet que Lestrade, du quartier de la Bouquerie, a chanté, un soir de foire, dans une auberge d’Eauze, une chanson de l’avocat Daulhième, pleine d’allusions perfides contre M. le Président de la République. »[5]
Dans le Tarn, L’union Républicaine du Tarn indique le 13 septembre 1851 :
« Mardi soir un joueur de vielle après avoir fait entendre quelques airs de son instrument dans un café de la ville et recueilli le bénéfice de son industrie, se préparait à sortir lorsqu’un voyageur présent le pria d’ajouter à son programme l’air de la Marseillaise et du Chant du départ. Le savoyard ne vit aucun motif de repousser cette prière et exécuta ce qu’on lui demandait. »
Il fut arrêté puis chassé indique tristement le journal ! Inversement le Journal du Tarn se réjouit le 30-12-1851de la condamnation de Francès François à quatre mois de prison (de quoi vous couper l’envie de chanter) :
« Francès François peigneur de laine à Saint-Pons était épris d’une ardente passion pour la République rouge qui nous menaçait de ses aménités pour 1852. Il s’est amusé le 25 juin dernier à faire entendre tout haut ses sympathies dans les rues publiques et dans les cabarets de Labastide-Rouaïroux, en chantant une chanson dont le refrain consistait en ces mots :
Quand viendra la République rouge / Nous la proclamerons /
Et nous la défendrons le poignard à la main. »
(Vous notez l’expression « les rues publiques » ?)
Hippolyte Magen apportera son témoignage sur un autre usage du chant. En route pour l’exil, les insurgés, présents sur le bateau, réussissent à convaincre les matelots de chanter avec eux :
« Le soir, ils oubliaient le sommeil, et venaient écouter nos chants démocratiques ; souvent ils en répétaient le refrain – Cahaigne dont la santé s’est altérée profondément interpréta notre pensée dans une chanson que les bons matelots apprirent tous, et qu’ont dû répéter depuis, les échos de la mer. »
Le 5 décembre 1851, quand les Républicains de Rodez entrèrent dans leur prison éclairée par une seule chandelle, où l’air était infect et l’aspect dégoûtant, ils ne purent supporter ce local et ressortirent sous le préau où ils se promenèrent longtemps malgré le froid piquant. D’après François Mazenc ils saluèrent cette sombre demeure, en entonnant le Chant des Transportés, de Pierre Dupont[6]. Témoignage parmi des milliers qui prouve qu’entre 1848 et 1851 ce chanteur avait atteint une grande célébrité.
Pierre Dupont, fils de forgeron né en 1821, étudiant au Petit séminaire de Saint-Foy-l’Argentières dans le Rhône, exerça des emplois à Lyon puis « monta » à Paris, où il va collaborer au Dictionnaire de l’Académie française de 1842 à 1847. Vers 1846, ses chansons populaires évoquant la lutte et la vie des paysans, des ouvriers et des étudiants commencent à le rendre célèbre. Il fut le chansonnier de la révolution de 1848. En 1849, il militait au Comité central de Résistance et le 2 décembre, il participa à la barricade du Faubourg Saint-Antoine. Condamné, il s’enfuit et fut finalement gracié mais mourut à Lyon presque oublié. Un de ses livres de chants et chansons fut préfacé par Charles Baudelaire qui voyait en lui le plus grand poète du siècle, mais le coup d’Etat avait mis un terme à son art populaire, appréciation qui passerait pour une exagération pour son biographe Roger Bonniot[7] qui écrira pourtant :
« Après le coup d’Etat, Pierre Dupont n’eut plus la possibilité de s’exprimer librement. Il laissa cependant percer ses sentiments humanitaires dans un chant qui lui fut inspiré par la lecture de la Case de l’Oncle Tom, le célèbre ouvrage de Mme Beecher-Stowe, publié en 1852. » [8]
Rober Bonniot cite aussi le rapport de police le concernant :
« Chansonnier, 26 Boulevard Beaumarchais. Sans antécédents judiciaires. Démagogue exalté, dangereux, a fait partie de toutes les réunions, de tous les clubs, de tous les comités de propagande. Délégué au conclave rouge. Figurait dans tous les banquets démocrates socialistes. Exerçait une influence fâcheuse sur les ouvriers. En relations suivies avec tous les meneurs, dont il partageait les espérances. »
Autant la Seconde République n’avait pu politiquement et économiquement s’installer sur des bases solides, autant elle avait fait émerger culturellement un monde totalement méconnu auparavant. Le développement de la presse permit cette mise à jour cassée par le coup d’Etat, si bien que la France va être définitivement marquée par cette coupure. Alors que l’Allemagne ou l’Italie pourront tisser des liens, en cette fin de siècle, entre cette culture populaire d’un monde rural finissant et la culture globale, la France va d’autant plus mettre en avant la culture de ses élites qu’elle niera l’existence de la culture populaire, et à ce jeu, le grand écart ne pouvait que produire des déchirements.
La trajectoire de Pierre Dupont (y compris la soumission qu’il dut faire au maître du pays) me paraît symbolique d’une perte considérable pour la culture française, perte causée par le coup d’Etat, perte qui touche même aux méthodes consistant à étudier l’histoire du monde ; la dimension culturelle sera alors marginalisée. Et la prochaine fois nous étudierons un auteur de chansons occitanes de l’Aveyron pour confirmer cette analyse. En attendant revoici Joseph Dagnan donnant cette opinion exprimée dans un rapport de police : « Le chant est dans tout le Midi une distraction et un délassement que l’usage autorise, mais qui ne tardera pas à se perdre à Auch en y tenant la main. » Si bien qu’un commissaire notera « qu’avant 1850 on chantait plus qu’aujourd’hui et avant 1848 on chantait à tête rompre. »[9]. Les Autorités y ont tenu la main et le chant pas à pas entra dans le rang. Après la Marseillaise, la France donnera au monde le Temps des cerises ou l’Internationale mais ceci témoignera plus d’un passé glorieux que d’un avenir prometteur.
[1] Cité dans La démocratie à l’épreuve des femmes
[2] Les Rouges de l’Yonne page 31
[3] Revue de l’Agenais janvier-mars 1985 page 51
[4] Article de l’Emancipation dans les dossiers des tribunaux, Archives du TetG, série U
[5] Le Gers sous la Seconde République, 1928, page 515
[6] Le coup d’état de 1851 dans l’Aveyron
[7] Pierre Dupont, Poète et Chansonnier du Peuple, Roger Bonniot, Librairie Nizet, Paris, 1991
[8] Pierre Dupont, Poète et Chansonnier du Peuple, p.75
[9] Le Gers sous la Seconde République, 1928, page 509