Le parti républicain au coup d’Etat et sous le second empire
Le parti républicain au coup d’Etat et sous le second Empire
d’après des documents et des souvenirs inédits
par Iouda Tchernoff
Docteur en droit
Paris, A. Pedone, éditeur
, Libraire de la Cour d’appel et de l’Ordre des avocats
, 13, rue Soufflot
1906
Chapitre IV Les républicains proscrits. seconde partie
III. Les républicains à l’étranger (les lieux de refuge, l’évolution intellectuelle et l’idée de la patrie chez les réfugiés, l’action des émigrés sur la vie politique en France par la contrebande littéraire). Quoique loin de leur patrie, mais loin d’être découragés, les exilés n’avaient pas cessé de combattre l’Empire.
Aussi le séjour des réfugiés en Suisse et en Angleterre ne laissait pas d’inquiéter l’administration de Napoléon, depuis 1849. Ils pouvaient être dangereux d’abord par l’introduction clandestine des publications révolutionnaires dont ils inondaient littéralement la France — ce qu’ils firent pendant tout le temps de l’Empire ; — puis, par l’entente qui s’établissait entre les révolutionnaires de tous les pays et qui facilitait leur action, souvent protégée par l’autorité locale.
A Londres, déjà avant le coup d’Etat, il y eut une société de proscrits démocrates socialistes français dont le comité avait publié plusieurs manifestes. Dans le comité central européen, fondé à la fin de 1850, il y eut, à côté de Mazzini, Darntz, Ruge, l’ancien représentant Ledru-Rollin. La Voix du Proscrit était leur organe. Au commencement de 1851, on essaya d’établir un système de télégraphie clandestine entre Calais et Douvres. Les poursuites judiciaires, dirigées contre Langepied, auteur de cette tentative, firent avorter le projet[1].
Bien plus dangereux paraissait, pour le gouvernement de Louis Bonaparte, le voisinage des réfugiés français en Suisse. Une pression exercée sur les autorités suisses, en vue d’éloigner ou d’interner les réfugiés, aboutit à un résultat contraire. Le gouvernement helvétique répondit lui-même par une plainte signalant les agissements des agents provocateurs soudoyés par quelques gouvernements et envoyés en Suisse, en vue de chercher a y nouer un complot pouvant servir de prétexte à la réaction[2]. En décembre 1850, un conflit faillit surgir, entre les deux gouvernements. Un bataillon du 49e de ligne fut chargé d’occuper Gex et plusieurs points voisins de la frontière. Les autorités genevoises y virent une menace d’invasion. Elles enjoignirent d’une part aux réfugiés de s’éloigner à huit lieues au moins de la frontière, mais elles publièrent en même temps un arrêté portant qu’aucun militaire ne serait reçu sur le territoire genevois, en uniforme ou en tenue militaire quelconque[3]. Malgré toutes ces menaces, les réfugiés ne se sentaient nullement gênés en Suisse, ou la population et les autorités leur étaient favorables. « Les réfugiés sont fêtés publiquement par les radicaux », écrivait le général de Castellane, le 11 juillet 1851[4]. Le journal de James Fazy, qui était à la tête de l’administration de Genève annonçait nettement l’intention de garderies réfugiés, attendu que les Genevois ne devaient être nullement les agents de la réaction étrangère[5]. Aussi la propagande révolutionnaire s’y poursuivit avec activité. A Genève, et dans les campagnes environnantes, il y eût au moins 600 réfugiés ; à Berne, 1.600[6]. Dans le -canton de Vaud, le gouvernement cantonal avait fondé un journal intitulé la Tribune des Peuples pour défendre les réfugiés dont la présence semblait accentuer la politique locale. Le parti radical allait être débordé par un parti ayant des tendances socialistes, à la tête duquel on trouvait Eytel, en relations intimes avec les communistes allemands[7]. Des journaux furent fondés par les réfugiés, dont la Vile Multitude à Genève, destinée à propager des idées démocratiques dans la Savoie. Elle avait pour rédacteur en chef Vial, ancien rédacteur du Peuple Souverain à Lyon. Mazzini fit également paraître à Genève le journal l’Italia del Popolo en vue de lancer l’emprunt italien dont le produit devait servir à l’achat d’un matériel de guerre[8].
Entre les réfugiés des divers pays, des rapports s’établissaient. En février 1851, le procureur général de Besançon signalait les réfugiés français les plus actifs : Avril, Boichot, Pyat, Koph, Thore, Rolland et Jannot, en relations avec Arney, secrétaire général de l’association chartiste anglaise, Iv. Golovine, réfugié russe, et Cottet, l’un des chefs des sociétés secrètes de Savoie. De leur collaboration commune sortit l’Almanach de l’exilé, imprimé à Paris et répandu dans l’Est[9].
Les autres pays firent aux réfugiés un accueil moins bienveillant. Le gouvernement belge s’opposait au passage des réfugiés sur son territoire. Il en résulta même des inconvénients pour le gouvernement français, car les réfugiés français se trouvaient, pour ainsi dire, bloqués, les autres gouvernements refusant de les recevoir ; ce fut alors le ministre de l’Intérieur de Louis Bonaparte qui demanda qu’on débloquât ses adversaires politiques, pour leur permettre de s’en aller en Angleterre ; on rappela, à ce propos, l’attitude de la France envers les réfugiés allemands en 1849[10].
Après le coup d’État, les gouvernements, même ceux hostiles à Louis Bonaparte, durent modifier leur attitude ; l’avènement au trône déjà presque certain du neveu de Napoléon III fit naître partout la crainte de l’invasion. Le rôle joué par l’armée aux journées de décembre laissa entrevoir une prochaine guerre. Le spectre napoléonien s’installa en Europe, bien plus grave que le spectre rouge évoqué à l’intérieur. Il persista jusqu’à Sedan. Dès ce moment, la presse étrangère se mit à examiner l’alternative ou d’une hégémonie napoléonienne ou du démembrement de la France. Cet état d’esprit exerça une certaine influence sur la situation des réfugiés français à l’étranger, comme il laissa une empreinte profonde sur la politique extérieure du parti républicain. Il en résulta, tout d’abord, un redoublement, de rigueurs de la part de quelques gouvernements à l’endroit des réfugiés français. Les peuples, au contraire, se sentaient humiliés d’avoir à céder à la menace. De là, vint la joie peu dissimulée de quelques petits Etats en 1870. L’état moral des réfugiés s’en ressentit également, mais dans deux sens différents. Chez les uns, la haine personnelle contre Napoléon allait jusqu’à souhaiter la défaite de la France ; quelques-uns appelaient presque de leurs voeux une invasion des cosaques pour débarrasser le pays de la dictature bonapartiste. Les horreurs commises par les commissions mixtes, dans l’exaspération de la lutte, altéraient le sentiment du patriotisme. Chez d’autres, au contraire, le séjour à l’étranger avait développé ce sentiment jusqu’à le rendre maladif. La nostalgie de la patrie était très aiguë chez quelques-uns. Les relations qu’on avait avec les réfugiés étrangers, après l’établissement de l’Empire, faisaient sans doute sentir la solidarité des idées de droit et de justice, mais aussi montraient la diversité des intérêts. La crainte d’une nouvelle invasion française rendait méfiante la fraction bourgeoise de la proscription allemande. Les réfugiés roumains, hongrois, italiens se réconcilièrent avec Napoléon III tandis que les exilés français persistèrent dans leur opposition. Malgré toutes ces divergences, il y eut toujours un échange d’idées qui fut rendu plus intime après 1864, quand la Suisse fut devenue le rendez-vous des jeunes républicains. En tout cas, les réfugiés suivaient avec passion la politique de la France, sur laquelle, soit par leur action révolutionnaire, soit par leurs publications, ils exercèrent une influence certaine, tout en contribuant à propager les idées françaises à l’étranger.
La proscription belge préoccupa particulièrement le gouvernement issu du coup d’État, par suite de la proximité de la frontière. En effet, c’est en Belgique que débarquèrent Louis Blanc, Martin-Bernard, Ribeyrolles, pour pénétrer plus facilement dans les départements du Nord ; les autres réfugiés de Belgique y étaient déjà entrés, armés en vue de la lutte. Mais la frontière fut étroitement surveillée. Le préfet, du Nord tenait le gouvernement au courant des moindres incidents. Le 6 décembre, il signalait le débarquement de Louis Blanc, pourvu d’un passeport belge au nom de Kissel. Le surlendemain, il annonçait l’arrivée à Ostende de quatre cents réfugiés et leur intention de pénétrer de là à Lille. Le ministère de l’Intérieur, déjà effrayé par les proportions que prenait la résistance dans les départements, n’hésita pas. Une dépêche télégraphique du 7 décembre portait l’ordre suivant : « Prenez des mesures pour les faire fusiller s’ils envahissent le territoire à main armée. » On décida en outre d’envoyer des détachements de cavalerie, ce qui provoqua une vive émotion en Belgique. Un conseil fut convoqué en toute hâte et un aide de camp du ministère de la guerre fut envoyé au préfet du Nord pour assurer que le gouvernement belge s’opposerait à toute tentative de la part des insurgés[11].
En effet, le 9 décembre, le préfet du. Nord constatait avec satisfaction que « la police belge est très active et nous débarrasse des socialistes. » ; quelques jours après, il ajoutait : « Les réfugiés sont fort inquiétés dans les villes où ils sont retirés. » La police belge poursuivait sans relâche l’arrestation des fuyards qui arrivaient de France. Quelques-uns furent directement remis par la gendarmerie belge au commissaire de police de Tourcoing d’autres, en grand nombre, furent expulsés faute d’avoir des passeports réguliers[12]. Seuls, ceux qui avaient des moyens d’existence constatés et des papiers légalisés par l’ambassade belge purent en principe se fixer en Belgique. Les réfugiés durent se soumettre à de nombreuses formalités : indiquer leur domicile, faire viser au moins une fois par semaine un permis de séjour, subir l’internement dans une ville, le plus souvent flamande, dont le milieu leur était étranger, par suite de l’ignorance de la langue. Puis vinrent les éloignements d’office, les expulsions qui furent plus nombreuses sous le ministère libéral de Rogier, ce dernier ayant plus à redouter les soupçons de Napoléon III qu’un ministère conservateur. De véritables violations de neutralité furent commises. Les agents chargés de conduire Charras en Belgique ne le quittèrent qu’à Bruxelles, s’arrogeant ainsi le droit d’exercer une contrainte matérielle sur un réfugié même en pays étranger. Cette violation du droit international émut l’opinion publique. L’affaire n’eut pas de suites, Charras ne voulant pas devenir l’objet d’un différend « entre le pays qui lui donnait asile et un gouvernement qui ne respectait pas plus le droit des gens que les lois votées[13]. »
Plus tard, le gouvernement belge consentit à poursuivre, sur la requête du gouvernement français, le Bulletin français, organe orléaniste, en vertu de la loi de 1816. Le procès, qui se déroula devant le jury de Bruxelles, excita un vif intérêt. Berryer et Odilon Barrot avaient promis de plaider pour les inculpés, parmi lesquels se trouvait le comte d’Haussonville. Ils furent avertis qu’après leur voyage en Belgique, le retour en France leur serait défendu. Un arrêt d’acquittement marqua, de la part de l’opinion belge, son. opposition à toute mesure de répression dictée par le désir de plaire à Napoléon III. Malgré cet échec, en 1854, le gouvernement français essaya d’obtenir l’extradition de Nicolas Jacquin, impliqué dans l’affaire Perenchies à laquelle avait donné lieu la découverte près de Lille d’une machine infernale dirigée contre l’Empereur. La Cour de Bruxelles repoussa là demande d’extradition. Mais les gouvernements répondirent parla convention du 28 mars 1856, qui, en déclarant que la connexité d’un attentat avec un délit purement politique ne serait point un motif pour faire écarter l’extradition, exposait, en fait, à cette mesure tous les réfugiés, qui, à des titres divers, pouvaient être mêlés à un attentat accompli en France. Le complot de l’Hippodrome et de l’Opéra-Comique n’était pas ignoré des réfugiés belges. L’attentat de Tibaldi eut pour conséquence la condamnation de Ledru Rollin, auquel l’amnistie avait été refusée comme complice du régicide. Cette attitude du gouvernement belge, obligé d’exécuter les ordres de Napoléon III, froissait la susceptibilité du pays ; aussi, dans la presse, la haine contre le gouvernement français allait en croissant ; partout perçait la crainte de l’inauguration d’une politique agressive contre l’Europe et, notamment, contre les petits pays. L’Emancipation belge exprimait ainsi les inquiétudes générales : « Il n’y a plus qu’un seul homme, maître de tout, de la paix et de la guerre, du commerce et de l’industrie, de la fortune publique et particulière, et maître sans contrôle et sans frein, sans entraves et sans conditions… Reste à savoir si, en présence de cet état de choses, la France et l’Europe se trouveront rassurées et consolidées par le rétablissement de la tyrannie napoléonienne[14]. » En janvier 1853, la Gazette de Mons faisait prévoir le démembrement de la France en ajoutant : « Si cela arrive jamais, voilà ce que la famille de Bonaparte aura valu à la France[15]. » Le préfet du Nord signalait avec inquiétude un mouvement d’hostilité croissant contre la France ; une brochure, Les limites de la Belgique, la dénonçait comme ayant été de tout temps, par l’épée de Napoléon, la cause des agitations[16].
Cette attitude de l’opinion publique, hostile au gouvernement, dont on redoutait les visées annexionnistes, se traduisait par un accueil bienveillant à l’égard des réfugiés, qu’une communauté d’idées datant de la Restauration et de la Monarchie de Juillet contribuait à rapprocher des groupes militants en Belgique. Ainsi, c’est chez un élève politique de Buonarroti, Delhasse, que descendirent, en arrivant à Bruxelles, Ledru-Rollin, Et. Arago, Boichot, etc., décrétés d’accusation après le 13 janvier[17]. C’est J.-N. Collard, naguère simple ouvrier tailleur à Paris, en relations avec Barbès et la société des Familles, et ayant fait son apprentissage au milieu d’une jeunesse républicaine, qui, arrivé à une situation considérable dans son pays, avait fourni aux réfugiés français les ressources nécessaires pour pénétrer en France après le coup d’Etat et qui, après le triomphe de la cause bonapartiste, occupait et plaçait les proscrits ; les recevait dans ses ateliers comme ouvriers surnuméraires, pour les soustraire aux tracasseries de la police qui voulait les expulser comme n’ayant pas de moyens d’existence[18].
La valeur personnelle, la résistance irréductible de ceux que le neveu du « professeur de l’énergie nationale » avait réduits à employer leur talent et leur activité à l’étranger, faisaient le reste. Redevenus ouvriers manuels ou ayant repris la plume, ils surent se rendre utiles même dans les villages où ils furent relégués ; tel Joigneaux qui, dans le village de Saint-Hubert, continua à s’occuper de l’éducation des paysans et obtint des récompenses du ministère belge. Au besoin, un ancien journaliste comme Camille Berru gagnait son pain comme professeur de natation, avant d’être nommé secrétaire à la rédaction de l’Indépendance belge. Mais c’était surtout l’enseignement public et privé qui leur avait procuré les moyens d’existence et avait permis à quelques-uns de s’illustrer. Le 3 mars 1852, l’ex-maître des conférences à l’École normale, Deschanel, exposait aux membres du Cercle artistique et littéraire tout un programme qu’il se proposait de développer au cours des conférences hebdomadaires. C’était le commencement d’une oeuvre qui eut des succès éclatants. L’exemple donné fut suivi ; Madier-Montjau donnait un double cours à Bruxelles et à Anvers. Pourtant, quand Challemel-Lacour loua dans les galeries Saint-Hubert avec Versigny et Laussedat une salle pour y donner des conférences, le gouvernement intervint « parce qu’il voyait là une tendance à constituer un enseignement en dehors de l’Etat. » ; puis, avouant franchement le motif qui l’avait guidé, le ministre justifiait les mesures prises « par des raisons de sûreté publique, de convenances internationales de moralité[19]. » Bancel, plus heureux, parvint à s’assurer, pour son cours, l’appui des autorités académiques et de l’administration communale. D’autres, gagnaient leur vie comme Baune ou Bourzat, en donnant des leçons de rudiments dans les maisons particulières. D’ailleurs, la proscription belge fut la plus riche, elle ne fut pas la plus nombreuse, n’ayant jamais dépassé le chiffre de 400 ; l’activité d’Etienne Arago et les envois de Michel Goudchaux procuraient des ressources à ceux qui en manquaient.
Il y eut aussi des réfugiés en Suisse, qui, comme nous l’avons vu, s’était toujours montrée hospitalière aux républicains français. Le gouvernement fédéral ne subissait qu’avec beaucoup de mauvaise grâce les ordres venus de Paris : « Lorsque le ministre de France, raconte Ranc, parlait trop haut, deux conseillers fédéraux partaient pour Genève, avec la liste des proscrits ; mais il est arrivé plus d’une fois qu’à leur arrivée à Genève, les délégués du Conseil général n’y trouvaient plus ceux qu’ils étaient venus chercher : les proscrits, avertis par l’autorité, allaient en Savoie[20]. »
Mais ces tentatives d’inquisition de la part du gouvernement français produisirent de fâcheux effets ; elles engendrèrent un état d’esprit que Gustave Lefrançais, ancien membre de la Commune, représentait ainsi en 1870 : « Très inquiète, dès le début de la guerre, des conséquences que le succès de la France pouvait avoir sur son indépendance, la Suisse française ne cache pas la joie qu’elle ressent de ses revers. Durant les huit jours que j’ai passés dans la « Rome calviniste », le citoyen Leygues, un vieux proscrit toulousain du coup d’Etat et moi, nous avons été trois fois près d’en venir aux mains dans la pension où nous prenions nos repas, avec de braves gens qui, tout de même, oubliaient un peu trop que nous étions Français… Mon ami Jaclard (ancien membre de la Commune), qui s’est réfugié à Genève où il donne des leçons, commence aussi à trouver que la vie n’y est plus tenable pour les Français[21]. » C’était le ricochet du coup d’Etat, qui faisait suspendre sur la Suisse française la menace d’une annexion. Mais, pour cette même raison, pendant tout le temps de l’Empire, les réfugiés y avaient joui d’une grande sécurité.
En 1852, le préfet de Lyon signalait au gouvernement la présence d’un millier de réfugiés à Genève, tous l’objet d’une attention spéciale de la part de J. Fazy, qui les prévenait, la veille, de la menace d’exécution qu’on leur appliquerait en apparence le lendemain[22].
Entre le gouvernement français, le gouvernement fédéral et le conseil d’Etat à Genève, il y eut fréquemment un échange de notes très vives jusqu’à la grande amnistie de 1859. L’ambassade française à Berne dénonçait à tout moment les relations de Fazy avec les réfugiés, surtout avec l’émigration française et avec Mazzini dont on redoutait la présence sur la frontière de la France. Juste à la veille et en prévision du coup d’Etat, le ministre des affaires étrangères de France adressait la lettre suivante au conseil fédéral de Berne : « Les rapports que je continue à recevoir de mes collègues s’accordent à établir que, malgré toutes les dénégations répétées du gouvernement de Genève, les réfugiés politiques dans cette ville ne cessent de suivre leurs intrigues avec la même activité que par le passé. On assure que la grande majorité des Italiens, Allemands et Français que renferme la Suisse se tiendrait toujours agglomérée soit sur notre frontière, soit dans les environs. »
Après le coup d’Etat, ces réclamations devinrent plus énergiques, plus pressantes. Le gouvernement genevois relevait avec véhémence les sommations et les soupçons dont il était constamment l’objet. « N’y aurait-il pas, répondait le Conseil d’Etat de ce canton, sur notre frontière quelque intrigue contre révolutionnaire ayant pour but le retour des jésuites en Suisse et le renversement des radicaux suisses par une intervention étrangère ? » La constitution de 1848, ayant laissé une place très restreinte à l’intervention du gouvernement fédéral dans les affaires cantonales, l’administration de Berne fut souvent impuissante à tenir la promesse faite au gouvernement de Louis Bonaparte. Après l’attentat d’Orsini et l’affolement qu’il provoqua, et dont les documents diplomatiques de l’époque gardent une trace précise, une nouvelle pression fut exercée sur le gouvernement fédéral. L’attitude bienveillante du canton de Genève pour un certain nombre de proscrits que son gouvernement se refusait à expulser risqua de devenir une véritable menace pour l’indépendance de la Suisse. Deux conseillers fédéraux furent délégués pour obliger les autorités cantonales de Genève à prendre plusieurs mesures restrictives contre les réfugiés étrangers. Le 15 octobre 1858, une séance orageuse eut lieu au Conseil d’Etat du canton, réuni pour recevoir les délégués fédéraux. Tous ces incidents n’eurent pas de suite car, sauf quelques rares expulsions, les autorités cantonales, après avoir éloigné momentanément les réfugiés les plus compromis, leur permirent ensuite de rentrer[23].
La franc-maçonnerie servait aussi de lien entre les frères ‘français et suisses.
Sur la demande du gouvernement français, F. Milliet, un proscrit, auteur d’un chant dirigé contre Napoléon ayant été expulsé de Genève, cette mesure donna lieu à une vive agitation[24]. Le colonel Humbert, franc-maçon militant, fit une campagne de presse énergique et menaça d’aller, à la tête de ses amis, délivrer le prisonnier. La mesure fut néanmoins exécutée ; Milliet put cependant rentrer pour s’établir en Savoie[25].
Le bon accueil reçu dans ce pays y attira ceux qui se sentaient mal à l’aise en Belgique ou ailleurs : Edgar Quinet, qui, établi à Veytaux, devint le centre d’un véritable pèlerinage ; Challemel-Lacour, devenu professeur à l’école polytechnique de Zurich, et ayant pour collègue Marc Dufraisse. Ranc, échappé de Lambessa, y trouva une situation dans une institution libre. Une usine de produits chimiques, succursale de celle qu’avait son beau-père Kestner à Thann, créée par Chauffour, une imprimerie établie par les proscrits Vidal et Duchamp, le chemin de fer de Lausanne, tout cela servit à assurer la politique vie matérielle des réfugiés, à laquelle la présence de Charras, venu s’y fixer après un court séjour à La Haye, imprima un caractère d’action modérée mais ferme que le gouvernement crut utile de faire surveiller.
Les réfugiés français établis en Suisse étaient en relations avec ceux de la Savoie, qu’Eugène Sue recevait dans sa demeure d’Annecy.
Barbès se fixa à La Haye. A la bibliothèque royale, les employés le désignaient avec respect à l’attention des visiteurs. La légation française, elle-même, tout en le surveillant, le signalait aux Français de passage comme méritant d’être admiré pour la dignité de sa vie[26].
Un noyau nombreux de réfugiés se forma en Angleterre, à Jersey et à Londres. Il y eut le même contraste dans l’attitude du gouvernement et celle de la population. Au début, tous furent d’accord pour dénoncer le coup d’Etat et flétrir le dictateur. Mais la guerre de Crimée ayant réconcilié Napoléon III avec le gouvernement anglais, la presse officieuse, le Times en tête, changea d’attitude. Des menaces furent proférées contre les réfugiés français qui profitaient de la liberté de la presse pour publier des articles et brochures véhémentes contre le souverain de la France. On savait que Napoléon III avait demandé avec instance à plusieurs reprises qu’on restreignit le droit d’asile à l’égard des réfugiés français. L’opinion publique en fut profondément froissée, et particulièrement à propos de l’attentat Orsini.
Un témoin nous peint l’état d’esprit des Anglais à cette époque dans les termes suivants : « L’agitation était terrible en Angleterre. Le langage arrogant de la presse française, les menaces mêmes dont les échos passaient la Manche, l’attitude des chefs de l’armée française, irritaient au suprême degré l’amour-propre national. L’audacieux projet de supprimer le droit d’asile, cette prérogative dont l’Angleterre s’honore, révoltait les Anglais, si calmes d’habitude. C’est avec un juste orgueil qu’ils comparaient la noble sécurité que leur assurent leurs institutions, avec l’agitation fiévreuse de ceux qui se sentaient atteints dans leur honneur, et criaient d’autant plus fort qu’ils voulaient faire oublier leur esclavage. Tous, sauf lord Palmerston, revenu au ministère et en coquetterie réglée avec la France, étaient résolus à défendre, jusqu’au bout, les libertés nationales ; l’ardeur belliqueuse qui s’empara de cette nation si pacifique en fait foi. Les femmes s’exerçaient au tir, et il fut très sérieusement question de former un bataillon de femmes pour défendre les côtes. Les émigrés étaient naturellement très émus, le débat était pour eux une question de vie ou de mort[27]. »
C’était toujours la même cause qui produisait les mêmes effets : les gouvernements obligés de pactiser avec celui qui était le maître de l’armée ; mais les peuples d’autant plus révoltés qu’ils se laissaient guider moins par des considérations d’opportunité diplomatique que par des sentiments de justice. Malgré les sympathies de la masse, la vie des réfugiés à Londres était particulièrement dure par suite de l’ignorance de la langue et la haine séculaire qui avait séparé les deux peuples. Ledru-Rollin, arrivé à Londres pour y chercher asile, n’eut rien de plus pressé que de publier un ouvrage sur la Décadence de l’Angleterre. Delescluze quitta l’Angleterre, car ce républicain, nourri des traditions de la Révolution, vouait à la perfide Albion la haine qu’il tenait inconsciemment de Bonaparte. Seul Louis Blanc s’adapta au milieu avec facilité. La plupart des réfugiés français s’établirent d’abord à Jersey, puis, invités à quitter cette localité après une lettre adressée à la reine Victoria par Félix Pyat contre l’alliance avec Napoléon, ils se rendirent soit à Londres, soit à Guernesey avec Victor Hugo. La proscription anglaise était la plus malheureuse au point de vue matériel, malgré les envois importants que lui faisait Goudchaux, malgré les efforts de Victor Schoelcher et de Louis Blanc pour lui venir en aide[28].
On trouvait les réfugiés, non seulement en Europe, mais aussi en Amérique, à New-York, au Mexique. En 1854, le gouvernement américain annonçait au gouvernement de Napoléon son intention de mettre en liberté les Français, au nombre de 170, qui avaient pris part à la guerre civile. Il proposa de les diriger sur la Martinique et la Guadeloupe. Il y eut, dans le nombre des républicains, un nommé Wasser, prévenu d’un attentat contre le Président de la République en 1850. On pensait d’abord intenter contre eux des poursuites au moins comminatoires pour les faire tomber ensuite sous l’application des articles 84 et 85 du Code pénal, mais on finit par repousser l’offre du gouvernement mexicain de faire rapatrier « des individus plus ou moins suspects[29]. »
Si les réfugiés avaient demandé l’hospitalité au monde entier, c’est surtout en Angleterre et en Belgique que leur vie fut particulièrement tourmentée. De son côté, la Suisse, vers la fin du second Empire, devint le foyer d’une propagande internationale intense.
Les divergences doctrinales qui séparaient les groupements républicains dans leur patrie, se retrouvèrent dans l’exil. Elles furent accentuées par l’esprit de suspicion et de défiance qui régnait parmi les membres des colonies étrangères, par les déboires de la vie politique en France. Le succès du coup d’État paraissait d’abord fragile. On reprochait à Victor Considérant sa résolution de s’éloigner de la patrie qui pouvait avoir besoin de ses fils lors de la prochaine révolution qu’on croyait imminente. Si Jules Favre répétait au Palais de justice : « cela ne durera qu’un jour », combien plus tenace devait être la foi des proscrits dans la chute inévitable du règne bonapartiste ! Mais l’Empire fut proclamé, subi par le pays, accepté par l’Europe. C’était un fait dont il fallait tenir compte. A ce fait, on ne songeait d’abord qu’à opposer, un autre fait, brutal, reposant sur la violence. Il avait fallu lui opposer aussi une certaine philosophie : la doctrine républicaine. On devait ensuite élaborer un programme d’action pour l’avenir, car on avait vite compris la stérilité des tentatives isolées contre la personne de l’Empereur. Elles s’expliquaient quand Bonaparte semblait être le seul responsable auteur du coup d’État. Mais derrière lui, on commença à entrevoir, après le premier moment de surprise, tout un état d’esprit, un ensemble de conditions. Quelle fut l’attitude des exilés en face de tous ces problèmes ?
Il y eut d’abord une crise de mécontentement, des récriminations réciproques. Avait-on fait suffisamment pour le peuple ? Son indifférence n’était elle pas le résultat de certaines déceptions ? Dans une de ses lettres, Victor Schoelcher exprimait ce sentiment à Goudchaux et s’attirait la réponse suivante :
« Paris, 5 septembre 1852.
Mon cher et bon ami,
… Maintenant, permettez-moi, mon bon ami, de vous adresser un reproche très amical et très sérieux à la fois ; comment avez-vous pu solliciter pour moi un remerciement quelconque ? Vous ne me connaissez donc pas du tout, puisque vous supposez qu’il faut une récompense à mes actes ? Je suis, mon cher Schoelcher, et j’ai toujours été un homme. de convictions fortes, en même temps que j’ai été toute ma vie un homme pratique ne voulant que le possible ; j’ai constamment voulu le progrès dans le sens le plus démocratique, et quoique nos malheureux amis, un peu aigris par l’exil, me qualifient d’ancien réactionnaire après juin 1848 (ce dont je ne leur garde pas le moins du monde rancune), j’ai été a cette époque aux affaires ce que j’ai toujours été, et, qui plus est, j’ai voulu alors ce que les plus exaltés des nôtres demandent, aujourd’hui ; preuves irrécusables : 1° J’ai fait allouer trois millions le premier jour que j’ai été aux affaires, pour essai d’association ; le comité du travail n’avait jamais osé, avant moi, faire cette demande, et, lorsque je lui ai annoncé que j’allais faire cette proposition à la Chambre, ils m’ont supplié de le laisser faire par l’un d’eux (Alcan) ; j’ai cédé en les appuyant ; ce n’est pas ma faute si les ministères qui sont venus après le nôtre n’ont pas fait tout ce qu’il fallait, et même ont été fort hostiles à l’association ; 2° Entré aux affaires le 3 juin, j’ai mis Carnot en situation de déposer, dès le 3 juillet, un projet de loi demandant l’instruction gratuite à tous les degrés ; ce projet, Carnot l’avait en portefeuille depuis plusieurs mois et n’avait pu le faire agréer, ni du gouvernement provisoire, ni de la Commission exécutive ; il me le remit le 1er juillet, et, en moins de huit heures, je le lui rendis signé de Cavaignac et de moi ; Cavaignac, occupé alors d’autre chose, s’en était rapporté à moi, et avait signé de confiance. J’ai proposé un impôt sur les revenus mobiliers (3 %) en disant à un ami de la gauche de proposer un amendement portant un chiffre plus élevé que 3 % ; le produit de cet impôt était destiné à supprimer l’impôt sur les boissons, le sel, etc. ; mes amis ont refusé de me soutenir, disant qu’ils aboliraient ces impôts sans en créer de nouveaux ; vous savez ce qui est advenu. J’ai fait nommer, à mon passage aux affaires, une Commission qui devait faciliter l’établissement d’un vrai crédit foncier, en nous débarrassant des hypothèques légales ; après mon départ, tout cela a été abandonné, etc., etc., etc… Tout ceci, mon cher ami, est pour vous seul ; je ne veux pas que le dire de nos amis puisse laisser quelque doute dans votre esprit ; j’ajoute seulement que les idées que j’ai voulu mettre en pratique pendant que j’étais aux affaires sont celles que j’avais depuis 25 ans et que j’ai encore aujourd’hui, ni plus, ni moins… J’ajouterai que si l’un de ceux (qui que ce soit), qui m’attaquent, veut comparaître devant vous, et exposer ce qu’il a fait dans sa vie pour l’amélioration du sort des travailleurs par l’association ou tous autres moyens, je suis. prêt à dire, moi, ce que j’ai fait et à me soumettre ensuite à votre jugement. Mais c’est trop parler de moi je n’y reviendrai plus, ce sont vos lettres qui m’y ont contraint ; parlons de notre oeuvre, cela vaut mieux[30].
Goudchaux. »
L’ancien ministre des finances, tout en plaidant sa cause, tentait de justifier aussi l’attitude du parti républicain. Mais alors, ne pouvait-on pas adresser à certaines sectes du parti républicain le reproche inverse, d’avoir formulé trop d’idées, d’avoir effarouché les esprits par une multitude de solutions qui éveillaient toutes les inquiétudes sans rassurer personne ? C’était l’opinion de Delescluze qui écrivait dans le Proscrit :
« Dans le champ des réformes, vaste comme l’infini, toutes les espérances se produisent, et c’est aux plus folles promesses que court la faveur populaire. Docile aux séductions les plus grossières, le peuple ira choisir ses idoles parmi ces hommes de malheur qui, par folie ou par trahison, jettent les révolutions hors de leur voie, soit en les exagérant, soit en les déshonorant. Si des voix sages s’élèvent pour parler au nom de l’unité et de la tradition, elles sont bientôt couvertes par les vociférations des sectaires. Les théories les plus contraires à l’esprit national, les sophismes les plus monstrueux, les projets les plus impossibles trouvent des apôtres et des disciples. Le bon sens et la vérité n’ont plus d’autels ; on dirait que la France est frappée de vertige ; sourde aux leçons de l’expérience, elle marche au devant des catastrophes[31]. »
C’était aussi l’opinion de Mazzini qui reprochait aux « discoureurs d’avoir perdu la France, aux philosophes socialistes de propager des idées matérialistes. » Plus tard, à propos de la publication, par Quinet, de son travail sur les Révolutions d’Italie, il écrivait à ce dernier : « Cette génération n’a pas la foi, elle a des opinions… Elle renie Dieu, l’immortalité, l’amour, promesse éternelle…, la croyance en une loi providentielle et intelligente, tout ce qu’il y a de beau, de bon, de saint au monde, toute une héroïque tradition de sentiments religieux… pour s’agenouiller devant Comte et Buchner. »
Ce reproche, comme George Sand en avait fait la remarque à Mazzini, était mal fondé, adressé à des spiritualistes comme Louis Blanc, Pierre Leroux et Barbès. L’auteur de l’Organisation du travail plaçait la question sur son véritable terrain, en montrant au patriote italien que le problème ne se posait pas, dans les mêmes termes en France et en Italie : la première, après la révolution de 1789, devant s’attacher désormais aux réformes sociales ; la seconde, ayant encore à parachever la conquête de son indépendance nationale. Matérialistes, les doctrinaires de la révolution de 1848 ne l’étaient certainement pas pour la plupart ; ils étaient plutôt religiositaires non en matière de foi catholique, mais pour la confiance qu’ils avaient dans la force des idées capables d’agir seules sans être soutenues par l’effort des énergies individuelles. Les journées de décembre eurent vite fait de modifier cette tendance d’esprit en provoquant une réaction philosophique et religieuse.
L’Homme, journal de la démocratie universelle, contenait une série d’articles, dont Colfavru avait résumé ainsi la pensée : « Il faut déchristianiser la Révolution. Le christianisme était la raison d’être de l’autorité ; déchristianiser la Révolution, c’est lui donner pour arme et pour drapeau le contraire de l’autorité : la liberté[32]. » Louis Blanc lui-même avait fini par rompre avec le christianisme. Ayant commencé par inviter le clergé à s’allier à la cause socialiste, il le dénonça ensuite comme le complice du coup d’Etat. De cette réaction sortit l’anticléricalisme, devenu bientôt un des articles du programme d’une fraction du parti républicain. Mais, ce point acquis, la divergence fut grande sur le reste. Sans doute la nécessité des réformes sociales fut reconnue par tout le monde. Colfavru, à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de la révolution de Pologne — ce qui soulignait l’importance de l’observation, — allait jusqu’à dire que « la véritable indépendance n’est pas celle de la foi politique ou nationale, mais celle du travail[33]. » Toutefois sur les moyens de réaliser les réformes sociales, l’accord n’était pas complet.
A Bruxelles, il y eut des bleus, des rouges, des montagnards, des partisans de la « démocratie pacifique ». La divergence qui existait entre les diverses écoles, transplantées sur le sol étranger, s’accentuait sous l’influence d’un échange d’idées permanent entre les révolutionnaires de pays différents. Les exilés de décembre se rencontraient avec les socialistes étrangers qui avaient encore conservé les traditions de Buonarroti, des Saisons et des Familles. La génération française de 1848 retrouvait les traditions de ses aînés dans la bouche des révolutionnaires belges et allemands. C’est en partie par la Belgique et la Suisse que la doctrine communiste revenait en France vers la fin du second Empire et triomphait par l’organe de César de Paepe des tendances mutualistes de la première Internationale[34].
En Angleterre les divergences furent beaucoup plus vives, par suite de l’exaltation résultant de la misère, à cause aussi des éléments multiples qui composaient la proscription anglaise. Le groupe des rollinistes, qui suivait Ledru-Rollin, représentait un élément révolutionnaire par la tactique, mais apparaissait comme très modéré par ses idées sociales. Dans une profession de foi publiée par le Proscrit, des idées nettement anticommunistes furent énoncées ; l’association volontaire, la cité, la famille, la patrie, la propriété exaltées. « Nous croyons, concluait ce programme, à un état social ayant Dieu et sa loi au sommet, le peuple, l’universalité des citoyens libres et égaux à la base, le progrès pour forme, l’association comme moyen, le génie et la vérité pour flambeaux dans la marche. »
La Commune révolutionnaire, groupée autour de Félix Pyat, comprenait les hommes résolus à l’action immédiate[35]. Ce groupe affichait volontiers des idées communistes et se réclamait en même temps de Blanqui. Plus tard, la Commune révolutionnaire forma le premier noyau de la section française de l’Internationale à Londres, et se mit en relations avec les journaux ouvriers qui professaient ces idées à Paris. Il y eut aussi à Londres des indépendants, dont quelques-uns avaient essayé de fonder entre eux la Sociale, un groupement communiste ; mais ils ne pouvaient mettre en commun que leur misère[36].
En dehors de ces fractions du parti républicain, se tenaient les chefs, dont chacun avait quelques fidèles. Tel était le cas de Cabet, Pierre Leroux et Louis Blanc. Ce dernier entretenait des relations intimes avec Herzen, dans la maison duquel se rencontraient quelques révolutionnaires actifs, dont Barthélemy et Orsini. Un duel entre Barthélemy, fanatique partisan de Louis Blanc, et Cournet, partisan non moins résolu de Ledru-Rollin, pour lequel cette rencontre eut une suite tragique, fit apparaître la profondeur des divisions qui séparaient les membres de la colonie française à Londres.
Il y eut, naturellement, dans ce milieu exaspéré par la souffrance et la persécution, des idées extrêmes dont la Lettre à une balle de Félix Pyat n’était qu’un exemple, dépassé par Coeurderoy dans la Barrière du Combat[37], par Dejacques, colleur de papier, qui montrait la genèse de sa tactique vengeresse dans une poésie dont il avait donné lecture à l’occasion de l’enterrement d’un ouvrier, Goujon, mort d’une phtisie contractée à la suite de son arrestation, lors du deux décembre. A tous les réfugiés réunis et réconciliés devant la mort, il disait — c’était précisément l’anniversaire des journées de juin — : « Aujourd’hui, comme alors, assassins et victimes se trouvent en présence… Enseignement sublime. Ceux qui nous proscrivaient, à leur tour sont proscrits. Ce glaive à deux tranchants de la force brutale, dont ils frappaient le Droit soulevé dans Paris, ce glaive s’est, contre eux, dans une main rivale, à la fin retourné[38]. »
Madier, essayant de réhabiliter le tyrannicide, dans un organe plutôt modéré, La Nation, ne faisait que refléter l’opinion courante. L’attentat d’Orsini donna lieu, à Londres comme d’ailleurs à Paris, à des manifestations d’un caractère non équivoque. A Guernesey, en présence de Victor Hugo, on célébra l’anniversaire de la mort d’Orsini[39].
La tendance révolutionnaire et communiste fut dominante à Londres jusqu’à la fin du second Empire. Elle se rencontra avec une autre influence qui s’était exercée dans le même sens, celle de l’auteur du Manifeste communiste qui avait lui-même recueilli l’héritage des sociétés « Familles » et « Saisons ». L’élément révolutionnaire de Londres exerça plus tard une certaine influence sur la renaissance du mouvement communiste en France.
Ici encore, les réfugiés contribuaient à rétablir les liens des idées communistes qui rattachèrent la monarchie de juillet à la fin du second Empire[40].
Les communistes et les démocrates révolutionnaires, en désaccord entre eux sur plusieurs points, étaient du même avis sur la portée internationale de leur action. Cet accord entre les deux fractions est utile à noter. La solidarité internationale des idées de progrès et de justice est professée par toutes les écoles. Elle n’est pas la négation des idées de la patrie. Elle est, pour les uns, dictée par des considérations de tactique ; pour d’autres, elle constitue le résultat d’un mouvement d’idées philosophiques. « Ce qui a perdu le mouvement de février, écrivait Ribeyrolles, c’est l’isolement. … On isola la révolution de ses forces extérieures, et, dès lors, tout fut compromis ; un à un les peuples tombèrent sous des coalitions effrontées. » Pour lui, la démocratie française fut vaincue parce qu’elle n’avait pas su inspirer confiance à toutes les nations, qui craignaient toujours ses ambitions territoriales ; si la France avait, aussitôt après la Révolution, proclamé son intention de délivrer tous les peuples, ces derniers se seraient groupés autour d’elle pour résister victorieusement à la coalition des tyrannies[41]. La crainte d’une invasion française hanta l’esprit des proscrits et les sépara des émigrés français[42].
Quand plus tard le jeune parti républicain, dans ses congrès en Suisse, manifestait des tendances antimilitaristes, il y eut, dans son attitude, non seulement la haine d’un régime qui n’avait pu se fonder qu’avec l’appui de l’armée, mais aussi le désir de dissiper les défiances que le coup d’Etat avait ravivées. L’idée internationale de l’action révolutionnaire n’excluait nullement, au début, l’action armée. Mais les idées saint-simoniennes, l’influence de Proudhon, l’entrée en scène du communisme, obligé lui aussi d’avoir une politique internationale, firent ressortir la possibilité d’une coopération pacifique entre les nations. Tout en ayant recours, comme la fraction bourgeoise du parti républicain, à l’action internationale de tous les intéressés, à la lutte des syndicats contre les patrons coalisés, le communisme, devenu malgré lui parti politique, fera adopter, par l’organe de l’Internationale, des motions en faveur de la paix. Au début du second Empire, les proscrits, même dans les nuances les plus avancées, furent encore pour l’action armée. Félix Pyat, au nom de la Commune révolutionnaire, adressait des appels aux démocrates américains, pour se procurer des ressources en vue d’une action armée, et Mazzini émettait un emprunt dans le même dessein.
Entre l’idée de la solidarité internationale des peuples et la négation de la patrie, il n’y eut aucun lien. Barbès était interventionniste au plus haut degré. Il avait été condamné pour avoir pris part à la manifestation des journées de mai en faveur de la Pologne. Cela ne l’empêchait pas de dire : « Je suis chauvin, très chauvin, et je m’en fais gloire[43]. » Saint-Ferréol soulignait avec insistance la froideur des relations entre les proscrits des différentes nationalités[44]. Les divergences éclatèrent surtout après la guerre d’Italie, quand la nouvelle attitude de Napoléon lui réconcilia brusquement dans la question des nationalités les Italiens, les Polonais, les Hongrois, les Roumains. Pour les réfugiés français, la question se posait dans les termes suivants : « Faut-il accepter la délivrance, quand elle émane d’un pouvoir qui repose sur la dictature ? » Ils répondirent par la négative, comme le fit plus tard le parti républicain, en majorité, à propos du plébiscite. Telle n’était pas la ligne de conduite des proscrits étrangers. Marc Dufraisse les jugeait plus tard en leur consacrant ces lignes : « La morale des nationalités ne diffère pas de celle des proscrits. Peu soucieuses des devoirs de la fraternité, dès qu’il leur faut pour s’affranchir une épée étrangère, elles ne regardent point entre les mains de qui l’épée se trouve[45]. »
On pourrait dire que l’exil avait plutôt exalté, chez quelques-uns, le sentiment de la patrie. Dans les pages d’archéologie mises par Marc Dufraisse en tête de son Histoire du droit de guerre et de paix, il disait : « Je laisserai à mes fils l’ordre testamentaire de rester, quoiqu’il arrive, les enfants de la France où ils sont nés… Je préfère la France au monde entier. Et dès lors, j’estime que son sang ne doit plus couler que pour venger un outrage à son honneur, ou pour repousser une agression. » Malgré cette exaltation de l’attachement à la France, l’idée de la solidarité internationale resta. Une nation, pour être libre, doit être entourée des nations libres, et Proudhon, aussi bien que Victor Hugo, engageait les Belges à repousser l’invasion de la France.
Il y eut en outre, entre certains membres de la proscription étrangère, une entente parfaite. Les proscrits français fraternisaient avec Mazzini, Garibaldi, Kossuth, Jacoby, Microlavsky, Sterbie, Pianciani, Schulz, Mascaradine. Le premier d’entre eux avait exercé une grande action sur plusieurs groupements républicains en France. Dans presque tous les procès importants, des lettres de Mazzini furent saisies entre les mains des inculpés.
Loin de se désintéresser de leur pays et de la politique intérieure, jusqu’à l’amnistie, et surtout au début de l’Empire, les réfugiés français n’avaient pas cessé d’agir sur les républicains restés en France. Non seulement, ils furent mêlés à plusieurs attentats dirigés contre l’empereur, mais surtout ils inondaient littéralement la France de leurs publications. La contrebande littéraire s’exerça sur la plus grande échelle. De nombreuses brochures furent publiées pour raconter l’histoire des crimes du coup d’Etat[46].
Les bulletins de la « Révolution » et de la « Commune révolutionnaire » pénétraient sur le territoire français, en échappant à toute surveillance. Les rapports du préfet du Nord signalaient constamment l’introduction par la Belgique des écrits révolutionnaires. « Lorsque les fraudeurs arrivent à franchir la ligne de surveillance de douane du côté de Tourcoing et Roubaix, écrivait-il dans son rapport du 10 juillet1852, des envois se font à Paris, par petits paquets, non par Lille, mais par les petites stations permettant de tromper plus sûrement toute surveillance. » Un éditeur de Bruxelles, Briard, les publiait. Une brochure de Xavier Durrieu, qui n’était pas la plus répandue, avait eu un tirage de cinquante mille exemplaires. On trouvait ces brochures partout « jusque dans une grange appartenant à un habitant honorable. » A Lille, au cours d’une perquisition faite chez la femme d’un des proscrits, Bianchi, on trouva trois mille exemplaires, dont surtout « Les trois maréchaux » de Charras et « Napoléon le Petit » de Victor Hugo. La brochure du poète Borain « Louis Napoléon » se distribuait dans les cafés, sur les places publiques[47]. La colonie française de Jersey faisait pénétrer ses manifestes par la Gironde[48], et par la Manche[49]. L’Alsace, le département de l’Isère, le Var, par suite de leur voisinage avec la frontière, furent également utilisés par les réfugiés[50]. Etant donnés ces moyens de communication, on voyait circuler dans toute la France les lettres de Charras et surtout le terrible pamphlet de Victor Hugo, « Napoléon le Petit », qui inquiéta fort l’administration. Aussitôt après sa publication, le préfet du Nord le fit acheter. L’ayant lu, il le trouva fort dangereux et cela d’autant plus qu’il se répandit vite dans toute la France. Le préfet de l’Ain annonçait au gouvernement, le 3 novembre 1852, que le pamphlet de Victor Hugo circulait dans les classes ouvrières à Lyon. Il fut invité, par le gouvernement, à obtenir de l’éditeur genevois la suppression des exemplaires de ce livre, contre une forte indemnité. Mais cela ne servait à rien, il n’était guère possible d’empêcher la réimpression du pamphlet à Bruxelles. Devenu rare, il se vendait à six francs. Un banquier, amateur de primeurs littéraires, paya quatre-vingts francs un exemplaire de la première édition[51]. Les proscrits, et particulièrement les sociétés comme « la Révolution » et « la Commune révolutionnaire », pouvaient se servir de la contrebande littéraire pour diriger de loin les républicains. Les bulletins de la première société et les lettres de Félix Pyat circulaient partout maigre toutes les rigueurs de la police . En décembre 1852, le comité révolutionnaire de Jersey conseillait aux électeurs : « abstention au vote, conspiration contre le gouvernement tyrannique[52]. » En février 1853, partit de Londres une protestation contre les grâces accordées à l’occasion, du mariage de Napoléon III et dont devaient bénéficier plusieurs victimes déjà mortes, « 4.312 noms sur un registre de quarante mille martyrs, et, dans cette liste, un millier de morts inscrits au compte de la clémence[53]. » De là encore émanaient des appels aux « soldats », aux « sapeurs‑pompiers de Paris[54] ». Bien plus considérable encore fut l’activité de la « Commune révolutionnaire. » Aussitôt après sa constitution, elle lança sa « Lettre au peuple » portant les signatures de Félix Pyat, de Boichot et de Caussidière. Elle fut envoyée dans un format diamant, commode pour l’expédition sous enveloppe, ou introduite en fraude dans des colis de marchandises de toute espèce[55]. Une autre lettre fut envoyée par la même voie, à l’occasion de l’insurrection de Milan. Un peu plus tard, fut rédigée la « Lettre au peuple américain », et Caussidière reçut la mission d’aller aux Etats Unis, afin de placer les bons d’un franc émis par la Commune. Deux membres de cette société furent signalés comme se rendant à Paris ; le premier, auteur du Chant de Jacques, condamné par contumace à cinq ans d’emprisonnement et 1.000 francs d’amende par la Cour d’assises de la Seine, arriva à Paris, sous le nom de Louis Cortier. Tous deux furent arrêtés, et le parquet décida de poursuivre les individus signalés pour s’être activement occupés de distribuer les manifestes de la Commune révolutionnaire. On arrêta, en outre, seize personnes dont une veuve Guérin, femme d’un ancien membre d’un comité électoral socialiste expulsé de France. On lui reprochait de servir d’intermédiaire pour transmettre aux anarchistes de Paris les instructions du comité de Londres. On corsa l’accusation, en y ajoutant qu’on avait trouvé cher l’un d’eux l’ébauche d’une machine infernale, ce qui n’était nullement démontré. Comme il fallait, à tout prix, arrêter la propagation d’écrits subversifs, le procureur général décida de poursuivre les inculpés pour « délit de société sécrète ayant pour but un complot contre la sécurité de l’Etat et du souverain, et aussi de distribution d’écrits séditieux[56]. » Nous rencontrerons plus tard les poursuites dirigées contre Boichot, membre de la Commune révolutionnaire. Toutes ces rigueurs étaient vaines ; les proscrits continuaient à inonder la France de leurs écrits. Ils arrivaient, par des détours plus ou moins compliqués, à échanger des lettres avec leurs amis. Le gouvernement mit tout en mouvement pour rendre ces relations impossibles. On n’hésita pas naturellement à violer le secret des correspondances.
Ainsi, le 15 mai 1853, le préfet d’Ille-et-Vilaine adressait la lettre suivante au sous-préfet de Saint-Malo :
« CABINET DU PRÉFET D’ILLE-ET-VILAINE.
Surveillance de la correspondance Schoelcher, V. Hugo, et Eiflo, à•Jersey.
Rennes, le 15 mai 1853.
Monsieur le Sous-Préfet,
Les anciens représentants Schoelcher, V. Hugo et Eiflo continuent activement la correspondance avec la France et reçoivent leurs lettres par l’intermédiaire de Madame Boinet, Hôtel de la Pomme d’Or, à Jersey.
J’invite M. l’Inspecteur des Postes à donner les ordres nécessaires pour procéder à la saisie régulière de cette correspondance.
Veuillez, en ce qui vous concerne, prescrire une rigoureuse surveillance pour intercepter tout envoi à cette destination et me tenir exactement au courant du résultat des mesures qui précèdent.
Agréez; Monsieur le Sous-Préfet, l’assurance de ma considération la plus distinguée[57]. »
Le gouvernement ne se fit pas faute, naturellement, d’entretenir des intelligences secrètes avec quelques agents qui se faufilaient parmi les proscrits pour les épier. Grâce à ces renseignements, le ministère de l’Intérieur pouvait être informé sur les faits et gestes des hommes qui lui inspiraient un soupçon quelconque. Il savait, par exemple, — une note du ministère de l’Intérieur en fait preuve, — qu’à un certain moment on attendait, à Genève, une lettre de Goudchaux sur la rédaction d’un manifeste que les réfugiés se proposaient de publier, et. qui avait déjà été délibéré par un comité. Le ministère savait même qu’une lettre devait être mise à la poste de Bercy par le nommé Jaillet fils[58].
Malgré toutes ces précautions, l’action des proscrits sur les républicains, en France, ne cessa jamais. A un redoublement de rigueurs répondait toujours une ingéniosité plus grande[59].
Quand, surtout à partir de 1860, les jeunes républicains eurent commencé leur pèlerinage en Suisse pour y rencontrer Quinet, Charras, ou telle autre célébrité, ils en profitèrent pour y lire les ouvrages dont la vente était défendue en France, et s’en firent les importateurs. C’est dans ces circonstances que Chassin fut trouvé, un jour, détenteur de plusieurs brochures prohibées à la gare de. Saint-Louis. Il comparut, le 30 juillet 1860, devant le tribunal correctionnel de Mulhouse.
Il fut acquitté après une plaidoirie de Louis Chauffour, qui avait soutenu que la loi du 27 juillet 1849 ne punissait que le fait de colporter, ou de distribuer des écrits sans autorisation, et que les voyageurs dont les malles contenaient des brochures politiques ne tombaient pas sous l’application d’aucune loi. Malgré un appel interjeté parle ministère public, le jugement fut confirmé par la Cour d’appel de Colmar. L’administration ne se tint pas pour battue, et, peu de temps après, elle intenta un procès à Scheurer-Kestner. Le prétexte de la poursuite était une perquisition faite chez Vermorel, au cours de laquelle la police avait trouvé des lettres, où Scheurer saluait la génération nouvelle et célébrait le réveil de la conscience publique. Une surveillance fut organisée au bureau de poste de Thann, et les lettres suspectes furent envoyées à Paris où un cabinet noir, organisé à cet effet, eut la mission de les décacheter et de les dépouiller. On y découvrit un certain nombre d’exemplaires du Lion du quartier latin, poésie due à la plume de Rogeard et le programme d’une brochure à faire qui devait être publiée par l’Imprimerie de la librairie du désert (formule de Charras). Scheurer-Kestner, arrêté à Thann, conduit à Belfort, fut emmené à Paris, emprisonné à Mazas, et traduit devant le tribunal correctionnel qui le condamna, malgré un plaidoyer fort habile de Jules Grévy, à trois mois de prison et 2.000 francs d’amende, par application de la loi de sûreté générale du 28 février 1858 punissant tout individu ayant pratiqué des manoeuvres ou entretenu des intelligences, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur, dans le but de troubler la paix publique ou d’exciter à la haine ou au mépris du gouvernement de l’Empereur[60]. Surpris dans les mêmes circonstances, Alfred Naquet se vit infliger la privation de son cours d’agrégé à la Faculté de médecine de Paris[61]. La contrebande n’en continua pas moins. Clemenceau se rendit à l’étranger, pour se procurer une imprimerie clandestine et des caractères qui devaient servir à la propagande entreprise par Blanqui[62]. Les proscrits avaient, en outre, à leur disposition des journaux, dont particulièrement la Nation à Bruxelles et le Confédéré à Fribourg. Le premier de ces organes, d’une nuance plutôt modérée, dirigé par Labarre, fut soutenu par le personnel républicain de Paris, et notamment par Goudchaux. Il put paraître jusqu’à 1858. Une condamnation à plusieurs mois de prison, pour avoir glorifié Orsini, mit fin à son existence ; jusqu’à cette date, son influence était considérable, on le lisait non seulement en Belgique, mais aussi en France où le préfet du Nord le signalait à Dunkerque, et en Suisse où le préfet de l’Ain le désignait parmi les journaux les plus répandus[63].
Le Confédéré de Fribourg fut l’organe de Charras, qui le soutenait de sa bourse, et de ses conseils. Il lui procurait des correspondants, parmi lesquels on peut citer Laurent Pichat, Etienne Arago, Hippolyte Dubois, Ch. L. Chassin, Engelhardt ; le journal eut comme collaborateurs Buisson et Barni. Pour faire parvenir les correspondances à leur destination, on les adressait à différentes personnes habitant l’Alsace, d’où elles passaient à Bâle, pour arriver enfin à Fribourg[64].
En dehors de cette action par la plume, il y eut des tentatives d’action plus directes. En Suisse, notamment, Charras essaya de grouper tous les proscrits. Il contribua à rapprocher les républicains entre eux, entretenant personnellement des relations avec des proscrits en Belgique, en Italie, en Angleterre. Par son intermédiaire, Barbès se rencontra à La Haye avec E. Cavaignac. Son influence fut telle que l’administration crut nécessaire de le faire surveiller. Il ne semble pas qu’il ait eu l’intention de pénétrer en France à la tête d’une troupe armée. Mais les rapports de police le dénonçaient, de même que plusieurs réfugiés en Suisse, comme résolus à se porter au secours de la révolution en Italie et en Espagne. En 1854, le procureur de la Cour d’appel de Besançon avertissait le gouvernement des démarches d’Eugène Sue, de Flocon et d’Etienne Arago auprès des loges du Locle et de la Chaux de Fonds, en vue de recruter des partisans à la révolution qu’on attendait au Piémont[65].
En même temps, Charras fut signalé à Saint-Sébastien. On lui prêtait le projet de se mettre à la tête des réfugiés français qui devaient prendre part aux événements dont la province de Barcelone allait être le théâtre[66].
D’une façon générale, c’étaient les réfugiés du Midi qui inspiraient les plus vives inquiétudes au gouvernement. On les présentait toujours comme étant sur le point d’envahir la France. Ainsi, en 1852, le procureur de la Cour d’appel d’Aix envisageait l’éventualité de l’envahissement du Midi par les réfugiés politiques résidant à Nice, qui devaient rentrer en France par la vallée de Barcelonnette[67]. L’ardente propagande démocratique qui se faisait en Savoie, était peut-être pour quelque chose dans la résolution de Napoléon de l’annexer à la France. Pourtant, il faut dire que le danger d’une propagande révolutionnaire se faisait sentir aussi bien à l’Est qu’au Midi[68]. Le 16 septembre 1852, on jugea nécessaire d’envoyer, sur la réquisition du préfet, un détachement du 2e de ligne pour occuper le canton d’Armot[69] et tous les cantons par lesquels les réfugiés du Piémont auraient formé le projet d’entrer en France.
En 1855, à propos de la guerre de Crimée, Mazzini, Ledru-Rollin et Kossuth croyaient le moment venu pour agir. On espérait que les hostilités devant se prolonger et absorber l’attention des gouvernements, les peuples pourraient se soulever et recouvrer leur liberté, en faisant la révolution. Elle devait avoir le programme suivant : « Faire revivre à sa troisième vie l’Italie, dire « soyez » à la Hongrie et à la Pologne, constituer l’Allemagne, fonder par l’Espagne et le Portugal la République ibérienne, créer la jeune Scandinavie, donner un corps à l’Illyrie, organiser la Grèce, étendre la Suisse aux dimensions d’une Confédération des Alpes, grouper en une fraternité libre en une Suisse de l’Orient, Serbes, Roumains, Bulgares, Bosniaques[70]. » L’appel du triumvirat ne fut pas entendu. Louis Blanc lui reprochait toujours de méconnaître le problème social du XIXe siècle. Pierre Leroux se révoltait contre l’idée d’une dictature au nom de la Révolution[71]. La vérité était que ce mouvement ne donnait même pas une adhésion franche à la forme républicaine. Plus tard, Kossuth accepta d’entrer en négociations avec Napoléon III.
Pourtant, l’action extérieure était encore le seul moyen, pour la jeunesse républicaine, d’employer utilement son énergie. Plus d’un fils de proscrit vint rejoindre la troupe de Garibaldi. En luttant pour la cause de la liberté universelle, ne combattait-on pas en même temps, pour le rétablissement de la liberté dans sa patrie ?[72]
Mais quand le relâchement du régime autoritaire en France eut permis aux républicains d’agir plus directement sur les destinées du pays, plus d’un fut tenté de rentrer pour recommencer la lutte.
Cependant, avant 1857, les demandes de grâce ne furent qu’exceptionnelles[73].
L’amnistie de 1859 leur permit de rentrer dans leur patrie. La grande majorité des proscrits s’empressèrent de quitter les lieux de l’exil. Les chefs refusèrent fièrement la faveur qui leur était offerte. Victor Hugo, alors à Guernesey, réunit, à son domicile, les proscrits groupés autour de lui pour discuter sur la question de l’amnistie. Tous les assistants, sollicités de donner leur opinion, dans l’ordre alphabétique, se prononcèrent pour le retour en France. Quand le tour de Victor Hugo fut venu, il lut sa fameuse déclaration : « Fidèle à l’engagement que j’ai pris vis-à-vis de ma conscience, je partagerai jusqu’au bout l’exil de la liberté. Quand la liberté rentrera, je rentrerai. » Il fut seul de son avis. Il lui fut répondu que si l’auteur des « Châtiments » pouvait agir de loin, les autres, n’ayant pas reçu en privilège le même génie, devaient se rapprocher de leur pays[74]. C’était la tendance générale, malgré les nobles protestations de Charras, d’Edgar Quinet, de Louis Blanc, de Victor Schoelcher et de quelques autres[75].
Ledru-Rollin, que sa prétendue complicité dans l’attentat de Tibaldi contre l’Empereur avait fait exclure de l’amnistie, n’engagea pas moins les autres à prendre la route de leur patrie, pour y recommencer la lutte contre l’Empire. Un sentiment de nostalgie aiguë poussait un certain nombre de républicains à prendre cette résolution.
Ceux qui restèrent dehors sentirent le vide autour d’eux. Lanfrey, en parlant des oeuvres de Quinet, peignit ainsi l’état d’âme des proscrits[76] :
« Alors, les vertus mêmes de l’exilé se retournent contre lui ; sa fidélité devient idée fixe ; sa foi, illusion ; sa persévérance, aveuglement. S’il se tait, c’est qu’ils conspire ; s’il se plaint, c’est la révolte d’un coeur aigri. Peu à peu, l’isolement, le long ennui, les colères dévorées en silence, la constante obsession d’une pensée unique, rétrécissent son esprit qui, sous cette influence, devient ombrageux, exclusif et défiant à l’excès. Les changements, même légitimes, opérés en son absence, sont non avenus pour lui, parce que tout ce qui touche à la chère image qu’il porte dans son coeur la défigure et la profane. C’est la religion de l’exilé, la plus sainte, hélas, qui soit ici-bas. Il reste le regard fixé sur cette patrie, objet de son amour et de ses regrets ; il la voit toujours telle qu’elle était au moment où elle a disparu à sa vue, et attend, comme pétrifié, dans cette immobile attitude, tandis qu’oublieuse et insouciante, elle poursuit vers d’autres horizons ses nouvelles destinées. Il ne songe pas qu’en son absence tout a changé, les hommes, les moeurs, les idées. Aussi est-il bien souvent pour lui une douleur plus grande que celle du départ : c’est celle du retour… »
Ce fossé creusé entre les hommes, se réclamant pourtant des idées républicaines, annonçait la formation et l’entrée sur la scène politique d’une nouvelle génération ayant des aspirations et des habitudes différentes. Quinet, en recevant un jour à Veytaux la visite de Jules et Charles Ferry, se plaignit doucement de son abandon, en faisant allusion à Gambetta qui, demeurant momentanément à Clarens, en compagnie de Clément Laurier et de sa femme, se montra peu empressé d’aller saluer le maître[77].
Pourtant c’était autour de Gambetta qu’allaient se grouper les jeunes forces qui devaient faire la conquête du pouvoir. La nouvelle génération avait recueilli l’héritage des aînés, mais les circonstances et une éducation différente lui imposèrent une nouvelle méthode d’action.
[1] Tchernoff, Association, p. 344.
[2] A. M. J., Dossier des réfugiés de Genève, 8.003 a. [3] Voir ibid., Rapport du procureur général de Lyon du 23 décembre 1850. James Fazy, né le 12 mai 1791, reçut son éducation politique en France. Il combattit le gouvernement de la Restauration, eut des relations avec les chefs de la Charbonnerie française, comme Lafayette, Enfantin, Bazard. Après l’avènement de Louis-Philippe, il faillit être désigné comme préfet en France. [4] Ibid [5] Rapport du général de Castellane, 29 avril 1851, ibid. [6] Général de Castellane, 9 nov. 1850, ibid. [7] Rapport du procureur général de Besançon du 27 septembre 1850, ibid. [8] Il y eut, en même temps, à Lyon, une caisse démocratique qui servait des secours aux réfugiés français. [9] Rapport du 28 février 1851, ibid. [10] Dossier cité, ministère de l’intérieur, du 10 février 1851. [11] A. N., id., Nord, 6, Préfet du Nord des 6, 7 et 8 décembre 1851, dépêche Ministre de l’Int. du 7 déc. [12] A. N., Rapports de M. le Préfet du Nord des 9, 10, 12 décembre 1851. [13] Wauwermans, Les Proscrits du coup d’Etat en Belgique, pf., 1892. [14] V. les numéros des 2 et 3 janvier 1852. [15] V. 6, 7 et 8 janvier. Les journaux belges de cette époque contiennent des renseignements précieux sur le coup d’Etat. Ainsi, le numéro 15 du Producteur, 1857, donne des détails sur les arrestations et les transportations à Cayenne. [16] A. N., id., Nord, 14. Rapport du préfet du 4 février 1853. [17] V. Saint-Ferréol, Proscription belge, t. II, p. 40. [18] V. op. cit., p. 190.
[19] V. Wauwermans, op. cit., p. 87.
[20] Ranc, Diable à quatre, N 63, p. 19. V. détails curieux racontés par le même auteur sur l’histoire d’un exilé et d’un préfet, op. cit., p. 26. Le préfet lui-même offrit un refuge à M. Ranc dont une honorable société avait besoin pour un quatrième au whist. [21] V. op cit., p. 387, 388.
[22] V. A. N., id, Rhône, 5. Rapport du préfet du 9 mars 1852. [23] V. sur tous ces points, les registres du Conseil d’Etat du canton de Genève, du 14 octobre 1851, du 3 septembre 1852, du 11 août 1854 et du 15 octobre 1858. [24] Ce chant, qui fut publié à Genève, et dont voici quelques strophes, montrait la véhémence des proscrits contre l’auteur du coup d’Etat :
LE CRIME ET LA VENGEANCE (Air de Charlotte la Républicaine)
Anathème au lâche bandit
Qui souille et torture la France
Que le fer chaud de la vengeance
Marque son front maudit.
Prince du guet-apens,
Il avait une horde
D’hommes de sac, de corde,
D’escrocs, de chenapans ;
Tous ceux que l’or séduit,
Compagnons de ses vices,
Deviennent ses complices
Dans cette oeuvre de nuit.
Anathème au lâche bandit, etc. [25] Tous ces renseignements m’ont été fournis par M. P. Milliet, fils du précédent. [26] Renseignements fournis par M. Deroisin, ancien maire de Versailles. [27] V. M. de Meysenbug, Mémoires d’un idéaliste, avec préface de M. G. Monod, t. II, p. 202.
[28] V. sur la misère des proscrits à Londres, Gustave Lefrançais, op. cit., p..190 et suiv., et le roman d’Eugène Sue, Jeanne et Louise. [29] A. M. J., Min. aff. étrangères, 8 décembre 1854, 1168 p. [30] Lettre inédite qui nous a été fournie par Mme Levylier, la fille de l’ancien ministre des finances. [31] V. Le-Proscrit : la Réaction et le Peuple. [32] V. L’Homme, 11 janv. 1854 : Dieu et les théologiens, par J. Cahaigne, 5 avril 1834 ; Ph. Perjeau y célébra la philosophie positiviste qui devait porter le coup de grâce à la philosophie spiritualiste. [33] V. L’Homme, 29 avril 1853. [34] V. Ranc et Jaclard, Babouvisme dans l’Encyclopédie générale de 1868. Saint-Ferréol, dans son travail si documenté sur la Proscription belge, t: II, p. 261, donne les détails sur des différents groupements et lieux de rencontre à Bruxelles. [35] Boichot, qui en faisait partie, indique comme membres de cette association, Rouget, Villiere, Colfavru, Alavoine, Bianchi, Coingt, Poirier. Op. cit., p. 108.
[36] Gustave Lefrançais, op. cit., p. 198. [37] B. N. L., b. 56, 1852, 2, 996. [38] G. Lefrançais, op. cit., p. 205. Déjacques avait en outre publié une brochure, La Question révolutionnaire, New-York, 1854. B. N. L. b 46, 53 [39] Renseignements fournis par un ancien réfugié, M. Henri Lefort. [40] En Suisse, c’était le Confédéré qui servait d’organe aux réfugiés.
Quinet, établi à Veytaux, exprimait des idées qui se rattachaient à ses doctrines antérieures, et c’est à propos de l’étude du mouvement intellectuel en France que nous allons les retrouver. [41] V. L’Homme, 30 novembre 1853. [42] Saint-Ferréol, t. II, page 270, écrit à ce propos : « Les représentants de la démocratie allemande étaient disposés à croire que la démocratie française avait soif de conquêtes, qu’elle était altérée de combats, désireuse d’assurer l’indépendance, l’unité, la suprématie de la patrie française, en lui donnant pour ceinture les fleuves, les pays, les montagnes infranchissables, qui pouvaient mettre une barrière entre elles et les peuples voisins. » [43] Lettre à G. Sand, du 26 décembre 1866. [44] V. t. II, p. 267. [45] Cité par Saint-Ferréol, op. cit., III, p.267. — V. aussi Mme Quinet dans ses Mémoires d’exil, deuxième édition, t. II, p. 515. [46] Voir dans Saint-Ferréol, t. II, p 116 et s., 248 et suiv., les principales publications faites en Belgique, et surtout l’histoire de La Libre recherche, revue dirigée par M. Pascal Duprat. [47] A. N., id., Nord, 14. Rapports du préfet des 3, 8, 10 août 1852, 29 janvier, 4 février 1853 ; sur la distribution des écrits par la dame Bianchi, il y a un dossier aux Archives du Ministère de la justice, janvier l853, p. 855. [48] A. N., id., Gironde, 6. Rapport du préfet du 6 juillet 1853. [49] A. N., id., Manche, 13, Rapport du 18 septembre 1852. [50] A. M. J., Rapport du procureur général de Colmar du 22 janvier 1852, p. 48. [51] A. N., id., Ain, 8. Rapports du préfet du 28 septembre 1852 et du 3 novembre 1852. [52] A. N., id., Manche, 13. Rapport du préfet du 18 décembre 1852. — V. A. M. J., 802 p. Dossier relatif à la saisie des bulletins de la société de la Révolution. [53] A. N., id., Côte d’Or, 9. Rapports du préfet des 19 février 1853, 18 mars 1853 et 8 février 1853. [54] A. N., id., Côte d’Or, 9. Rapports du préfet des 19 février 1853, 18 mars 1853 et 8 février 1853. [55] A. M. J., Cour d’appel de Paris du 16 avril 1853, 1143 p. [56] A. M. J., id., p. 1027. [57] Ce document, nous a été fourni par M. Henri Lefort, sous-préfet de Saint-Malo, après le 4 septembre. — Voir encore le rapport du préfet du Rhône du 9 février 1853, qui donne le résumé de plusieurs lettres interceptées par la police (A. N., id., Rhône, 5). [58] A. N., id., Ain, note du ministère de l’intérieur, sans date. [59] V. Ferréol, op. cit., III, t. II, p.227, sur les moyens qu’on employait pour faire pénétrer la contrebande littéraire en France. [60] V. M. Engelhardt, La contrebande politique sur la frontière du Rhin pendant le second Empire, p..120, dans la Revue alsacienne, 1882-1883. [61] Renseignements fournis par MM. Georges Clemenceau et Alfred Naquet. [62] Renseignements fournis par MM. Georges Clemenceau et Alfred Naquet. [63] V. St. Ferréol, op. cit., t. II, p. 128
[64] V. Engelhardt, article cité, p. 118. C’est, comme nous le verrons, le Confédéré qui avait soulevé le premier incident se rattachant à la résurrection de l’affaire de Baudin. [65] A. M. J., Rapport du 21 août 1854, 1136 p. [66] A. M. J. P., Cour d’appel de Lyon le 2 août. 1854. Le rapport porte en outre : « Les sociétés secrètes de Lyon ont reçu l’ordre de diriger les hommes de bonne volonté en Espagne. » [67] Voir A. M. J., 1079 p. [68] A. M. J., P. C. A. de Colmar du 22 janvier 1852, p. 48. [69] lire Annot (Basses-Alpes) [note de l’éditeur du site] [70] Aux républicains. Appel de Kossuth, Ledru-Rollin et Mazzini, 1855. [71] V. Louis Blanc, Observations sur une récente brochure de Kossuth, Ledru•Rollin et Mazzini, b., 56, 32, 64 ; P. Leroux, La Grèce de Samarez, 1. p. 224 et suiv. [72] V. Renseignements fournis par M. P. Milliet, dont le frère se fit enrôler en 1859 parmi les Garibaldiens. [73] Voir lettre de George Sand à Barbès, du 28 octobre 1854. Comp. t. III. [74] Renseignements fournis par M. Henri Lefort qui se trouvait alors à Guernesey. [75] Lettres et protestations sur l’amnistie du 17 août 1859 (B..N. L. b, 56, 876). [76] V. le Siècle du 1er août 1857. [77] Renseignements fournis par M. Ch. Ferry. |