HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE
HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE Victor Schoelcher Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852 tome II Chapitre VI : RÉSISTANCE DANS LES DÉPARTEMENTS § II. Donjon et Lapalisse (Allier) Les événements de Donjon et de Lapalisse emplissent de grandes pages des chroniqueurs de jacquerie. Notre ami politique, M. le docteur Nolhac, a bien voulu nous fournir une note qui rend aux choses leur véritable caractère. On verra, en le lisant, que ce jacques studieux et savant sait aussi bien tenir une plume qu’un fusil : « Le 3 décembre, à quatre heures du soir, je recevais au Donjon deux lettres de Paris, qui m’apprenaient l’odieux attentat du sieur Bonaparte. Nous allons tout de suite, mon ami Pelassy et moi trouver le notaire Terrier, frère du représentant, et le citoyen Fagot, ex-maire du Donjon et l’un des grands propriétaires du pays, pour leur faire part de la nouvelle. Notre résolution est prise à l’instant ; nos mains se serrent en silence, et nous nous séparons pour courir aux armes. L’heure du sacrifice était venue, et nous étions décidés à accomplir notre devoir jusqu’au bout. Cinq minutes après, nous quatre et deux autres citoyens, que je ne puis nommer, car aujourd’hui ce serait les dénoncer, étions dans la rue avec nos fusils, appelant le peuple à la défense de la république. Sans perdre un instant, nous nous dirigeâmes vers le bâtiment qui sert à la fois de mairie et de caserne de gendarmerie. Là, nous nous trouvâmes en face de quatre gendarmes, du maire, de l’adjoint et du juge de paix. Nous nous approchâmes du juge de paix et lui dîmes : « Vous savez ce qui se passe ; le président est un parjure ; nous ne pouvons plus reconnaître ses fonctionnaires, vous êtes notre prisonnier. » Le juge de paix porta la main à sa poche, et en sortit un pistolet, qu’il rentra immédiatement, sur la menace de lui faire sauter la cervelle ; un gendarme veut dégainer ; il est couché en joue, et le sabre rentre au fourreau. Au même moment, le maire est arrêté, et s’écrie : « Mais pourquoi m’arrêter ? je n’approuve pas plus que vous ce qui se passe ; je suis légitimiste, vous le savez tous, et je suis prêt à m’entendre avec vous pour combattre le coup d’état. » On ne l’écoute pas ; les gendarmes sont consignés à leur caserne ; maire, adjoint, juge de paix, et un ancien garde du corps, fermier du maire, qui survint, sont conduits en prison. Il était quatre heures et demie. La porte de la mairie fut alors enfoncée, pour y constituer une commission directrice et nous emparer des armes de la garde nationale que nous y supposions cachées. Nous n’y trouvâmes rien. Le tocsin ne tarda pas à se faire entendre, et nous construisîmes à la hâte une barricade devant l’église, pour protéger ceux qui étaient au clocher et défendre la mairie au besoin. En même temps, nous envoyâmes des exprès dans toutes les communes du canton, pour inviter nos amis à venir promptement se joindre à nous. A ce moment, on vint nous donner l’avis de ne pas nous avancer sur la grande place, parce que la maison du maire (où logeaient le juge de paix et le directeur de la poste) était pleine de réactionnaires armés, qui nous fusilleraient par les fenêtres. Aussitôt, nous courons à cette maison qu’on venait de fermer ; nous faisons sauter une porte, et nous trouvons dans la cuisine du juge de paix quarante fusils de munition chargés et amorcés qui sont transportés à la mairie. Le notaire Terrier, au nom de la commission provisoire, donna l’ordre écrit au directeur de la poste de nous remettre toutes les dépêches qui pourraient arriver. J’allai de mon côté, accompagné de plusieurs citoyens, m’emparer des caisses de la garde nationale et faire battre la générale ; je me rendis ensuite chez les deux armuriers de la ville, dont les fusils étaient tous démontés ; un seul des deux marchands était chez lui, et, sur une simple invitation, il s’empressa de remettre les batteries en place ; de là je montai, avec les citoyens Pelassy, pharmacien, et Raquin, épicier, dans la chambre du brigadier de gendarmerie, pour le sommer de nous remettre les armes de ses hommes, ce qu’il fit immédiatement. Il était onze heures du soir, trois cents républicains avaient répondu à notre appel ; partie était arrivée, conduite par le citoyen Gallay, riche propriétaire, qui avait parcouru les communes voisines en faisant appel aux démocrates ; partie de Bert et Montcambrone, dirigée par les citoyens Laborde, petit propriétaire, et Terrier jeune, propriétaire, et enfin partie de Montaiguet. Nous décidâmes de nous emparer de Lapalisse, chef-lieu d’arrondissement, éloigné de vingt et un kilomètres du Donjon, et traversé par la route de Paris à Lyon ; le commandement de cette expédition fut confié aux citoyens Fagot, Laborde, Raquin et Vignot, le premier comme commandant, les autres comme lieutenants. A minuit, une voiture de chasse fut attelée pour conduire nos prisonniers, et sur l’ordre de Pelassy, le brigadier de gendarmerie vint lui-même leur attacher les mains. A une heure du matin nous nous formons en colonnes pour le départ ; sur les trois cents hommes présents, cent seulement, dont quatre-vingts armés, marchèrent sur Lapalisse. Le calme et le silence de la nuit n’étaient interrompus que par les couplets de la Marseillaise. Ce simple récit, dont tous les témoins oculaires pourraient au besoin garantir la véracité, est un démenti formel donné aux inventions de tous les écrivains officiels, et entre autres au Messager de l’Allier, journal de la préfecture, qui n’a pas rougi d’écrire; à la date du 8 décembre : « On nous communique de nouveaux détails sur la manière dont les brigands du Donjon se sont conduits envers leurs prisonniers. C’est au milieu de la nuit que ceux-ci ont été arrachés de leurs lits, et on ne leur a pas permis de prendre tous leurs vêtements ; ils ont été amenés presque nus, des sabots aux pieds. On les a fait monter sur une charrette à fumier ; l’escorte vociférait autour d’eux les injures les plus grossières et les menaces les plus atroces, avec accompagnement de chansons démagogiques ou obscènes. Le temps étant brumeux, la nuit glaciale, les honorables citoyens ainsi conduits grelottaient et se plaignaient du froid, ce qui amusait beaucoup leurs bourreaux ; M. de la Boutresse ayant essayé, pour se réchauffer, de battre des bras, on lui lia les mains. En arrivant à Lapalisse, les insurgés ont dirigé leurs captifs vers la prison publique. » Tout, tout cela est faux. Nous avons fait nos prisonniers à quatre heures et demie du soir. On leur a attaché les mains dès leur départ, parce que nous devions craindre d’être attaqués en route[1]. Nous aurions pu les mener à pied ; nous les avons conduits dans une voiture de chasse du pays. En marche, deux ou trois hommes s’étant permis quelques plaisanteries à leur égard, il suffit d’en faire sentir l’inconvenance pour qu’elles cessassent à l’instant même. En arrivant à Lapalisse, nos prisonniers furent déposés dans une des salles de la sous-préfecture, où nous leur donnâmes à boire et à manger avant d’avoir pensé à nous. Le citoyen Pelassy notamment poussa la complaisance jusqu’à leur allumer du feu lui-même. Du reste, que répondre à des gens qui au moment du danger ont été lâches jusqu’à la platitude ? Ils nous font insulter aujourd’hui ; ils sont conséquents avec eux-mêmes. Dans le trajet du Donjon à Lapalisse, notre avant-garde arrêta un courrier à cheval, porteur d’une dépêche du sous-préfet, par laquelle il promettait un prompt secours aux autorités du Donjon. A propos de ce sous-préfet, qui, fils d’un légitimiste, boudant sous la branche cadette, arriva brusquement sous la république au poste où il se trouve, on ne sait trop comment et moins encore pourquoi, ne vient-il pas de me passer sous les yeux un journal de la Guadeloupe où on pose ce garçon en capitaine Fracasse ? M. de Rochefort, d’après ce journal, à la première nouvelle des troubles du Donjon, serait accouru bravement, avec quelques gendarmes, pour nous mettre à la raison ; il aurait fait à nos sommations des réponses auprès desquelles palissent celles de Cambronne. Voilà ce qui explique, à la Guadeloupe, pourquoi M. de Rochefort s’est fait offrir un sabre d’honneur par des compères, et a été décoré par le neveu du grand Napoléon. La suite de ce récit prouvera la loyauté de l’ex-défenseur du trône et de l’autel. A six heures et demie du matin, nous arrivions en vue de Lapalisse, par la grande route de Lyon. Nous fîmes halte pour prendre haleine et nous former en colonne. Les citoyens armés furent divisés en quatre sections de vingt et un hommes chacune, sur deux rangs de dix hommes de front. Aux premiers rangs nous plaçâmes les fusils à baïonnette, au second les fusils de chasse. Les prisonniers furent laissés à l’arrière-garde, sous la surveillance d’une douzaine de citoyens sans armes. On a pourtant osé imprimer dans plusieurs feuilles honnêtes que nous nous étions fait un rempart de leurs corps en les mettant devant nous ! Nous nous avançâmes ensuite, silencieux, sur la ville. Le jour qui commençait à poindre laissait voir le drapeau rouge flottant au centre de notre petite troupe. Bientôt nous vîmes venir à nous une colonne composée de pompiers et de gardes nationaux amis de l’ordre et du parjure. Elle avait à droite un tambour, près du sous-préfet armé et en uniforme. A vingt-cinq pas, le sous-préfet cria : « Halte ! Qui vive ? » Un ancien militaire, le citoyen Raquin, qui commandait la première section, dont je faisais partie, lui répond : « République démocratique ! » plusieurs ajoutent : « et sociale. » — D’où venez-vous ? — Du Donjon. — Retournez d’où vous venez. Et les fusils des réactionnaires s’arment et s’abaissent sur nous. A la baïonnette ! crions-nous tous, et notre section s’élance avec une admirable impétuosité. Mais nous avions à peine fait quelques pas, que le glorieux sous-préfet M. de Rochefort s’enfuyait le premier à toutes jambes, entraînant sa troupe entière. Je le serrais de très-près, et me serais emparé de lui malgré sa surprenante vélocité, sans le maire d’une commune voisine, nommé Maridet, et un autre garde national qui me couchèrent en joue presque à bout portant ; cela lui permit de rentrer à la sous-préfecture. Mais il n’y fut pas plus courageux. Une croisée bientôt brisée ouvrit passage à Félix Terrier, frère du notaire, et à quelques autres citoyens, auxquels il se rendit sans coup férir. Dans la première salle nous trouvâmes environ cent cinquante fusils de munition ; nous découvrîmes ensuite dans un placard sept à huit cents cartouches en paquets, et enfin, deux projets de proclamation sur les événements du Donjon. Bien entendu, les épithètes de factieux et d’anarchistes ne nous étaient pas ménagées par ces religieux observateurs de la foi jurée. Sans perdre un instant, nous donnâmes des fusils aux citoyens qui n’en avaient pas encore ; nous construisîmes à la hâte une barricade devant la sous-préfecture ; quelques-uns montèrent au clocher situé à cent pas de là et une vingtaine de citoyens résolus se placèrent sur le perron de l’église pour protéger ceux qui sonnaient le tocsin. Pendant que nous prenions ces dispositions, les réactionnaires étaient allés se rallier à la caserne de gendarmerie, au nombre d’une centaine. Plaçant devant eux un peloton de gendarmes commandé par un lieutenant et un maréchal des logis, ils s’avancèrent sans bruit, dans l’espoir de nous surprendre. Au détour d’une rue qui fait angle avec celle de l’Église, ils se trouvent en vue du groupe d’hommes qui gardaient le clocher. A différentes reprises on crie aux gendarmes de s’arrêter ; plusieurs citoyens, et notamment le notaire Terrier, supplient le sous-préfet, qui était là, de les faire retirer, le rendant responsable du sang qui allait se répandre ! M. de Rochefort, glacé par la peur, garde un stupide silence ; d’autres sommations de se retirer sont faites aux gendarmes, sans résultat. Pendant ce temps, l’officier de gendarmerie décharge ses pistolets sur nous ; les gendarmes mettent le sabre à la main et s’élancent au galop. Le groupe de l’église riposte, et plusieurs gendarmes tombent. La fusillade cessait à peine que je volai au secours des blessés, avec les citoyens Bourrachaud père et fils ; le maréchal des logis Lemaire expira dans mes bras pendant que je cherchais à ouvrir son uniforme pour visiter ses blessures. Son cheval était tué. A quelques pas plus loin, nous relevâmes le gendarme Jaillard que nous transportâmes provisoirement dans la salle de la mairie. Je constatai à la hâte une fracture du bras. Son cheval était étendu roide mort, comme celui du maréchal des logis. Un peu plus loin gisait un troisième cheval ; on nous dit que c’était celui du lieutenant. Tel est le triste épisode que la loyauté réactionnaire a transformé en une scène d’assassinat. Nous étions, au contraire, tous si profondément émus, que nous ne prîmes pas garde au sous-préfet, qui put rentrer librement à la sous-préfecture, sauter sur son cheval et s’enfuir par les derrières. Trois ou quatre citoyens indignés lui lâchèrent leurs coups de fusil à une distance de plus de 800 mètres. Ce ne peut être à l’occasion d’une telle conduite que les coryphées de l’ordre ont offert à M. de Rochefort un sabre d’honneur, et que l’ex-président l’a décoré ? C’est plutôt parce qu’après la cessation de toute résistance, M. de Rochefort, au milieu d’un escadron de chasseurs, poursuivait les pauvres paysans en fuite dans les bois de la Vallée, en faisant tirer sur eux sans merci. Trois ouvriers, qui étaient restés étrangers à la prise d’armes de la veille, furent fusillés, le lendemain, dans ces bois. Tout ce que je viens de rapporter est de notoriété publique à Lapalisse. Voici cependant ce qu’ont dit, écrit, colporté les gagistes du pouvoir, alors que la terreur et les exécutions sommaires rendaient toute rectification impossible. « Les cannibales qui ont assassiné les gendarmes de Lapalisse se sont acharnés, assure-t-on, sur le cadavre du malheureux brigadier percé de dix balles. Ils auraient, chose horrible ! dansé sur son cadavre, et l’auraient criblé de coups de baïonnette. » (Messager de l’Allier, 8 décembre) On s’est pourtant basé sur ces infâmes conditionnels pour envoyer d’honnêtes pères de famille devant les conseils de guerre, pour les transporter en masse, pour révoquer de leurs fonctions, c’est-à-dire, les spolier, deux notaires, les citoyens Terrier, du Donjon, et Rocher, de Lapalisse, enfin, pour ruiner nombre d’honorables habitants de notre département ! J’affirme sur l’honneur que le citoyen Rocher notamment n’a pris aucune part directe ou indirecte à la résistance de son arrondissement. Au moment de l’affaire de Lapalisse il était près de sa femme, qui se trouvait gravement malade. « Le Constitutionnel du 13 janvier dernier, exhumant ses ignobles fables de juin 1848, a osé dire « que le notaire Terrier avait déchargé ses pistolets à bout portant dans la tête du maréchal des logis expirant. » Mes confrères de Lapalisse étaient ce jour-là dans les rangs de nos adversaires ; leur témoignage ne peut donc être suspect de partialité en notre faveur ; ce sont eux qui ont fait l’autopsie du maréchal des logis, j’en appelle à leur probité de médecin : lui ont-ils trouvé une seule blessure à la face ou à la tête ? Personne autre que moi et les citoyens Bourrachaud, père et fils, ne s’est approché du maréchal des logis, et c’était pour le secourir s’il en eût encore été temps. Mais il fallait bien un prétexte pour motiver le fameux ordre du jour du colonel Denoue, qui enjoint « aux Français dignes de ce nom de nous courir sus comme à des bêtes fauves. » Il fallait bien un prétexte pour justifier le mémorable arrêté du général Eynard, qui enlevait à nos familles leurs dernières ressources en séquestrant nos biens ! Un jeune prêtre de Lapalisse, qui vint devant la sous-préfecture me demander quelques conseils pour les blessés, et que nous reçûmes avec toute la convenance possible, a eu, lui aussi, l’indignité de signer dans les journaux une lettre dans laquelle, au milieu de perfides jérémiades, il nous traite d’hommes ivres de vin et de sang, et nous accuse d’avoir forcé l’entrée du presbytère et couché le curé en joue. Cet homme a sali sa robe, car il a menti sciemment. Personne de nous n’est entré à la cure, et si nous étions ivres, c’était d’inanition : depuis la veille nous n’avions rien mangé. Quoi qu’il en soit, après l’engagement avec la gendarmerie, nous procédâmes, à domicile, au désarmement des conspirateurs. Malheureusement, à de très-rares exceptions près, les démocrates de Lapalisse restèrent sourds à notre appel. Je pourrais même citer tel d’entre eux qui, non content de refuser son concours personnel, dépêcha un émissaire pour paralyser le mouvement d’une localité voisine prête à nous seconder. Certes je suis loin de mettre en doute leur courage ou leur dévouement ; je constate seulement que s’ils expient comme nous aujourd’hui, par la transportation ou l’exil, leur amour pour la république, ils le doivent peut-être à la discipline exagérée qui enchaîna un instant leur spontanéité révolutionnaire. Ils me comprennent. Découragés par un isolement qui rendait tout nouvel effort stérile, la plupart des nôtres nous abandonnèrent. Notre nombre était réduit à une cinquantaine, et de tous côtés les troupes marchaient sur nous ; de Moulins un escadron de chasseurs, du Mayet et de Jalligny de nouvelles brigades de gendarmes, de Cussets d’autres troupes. Il fallut songer à quitter Lapalisse. Nous délivrâmes en conséquence nos prisonniers. Le juge de paix du Donjon, M. d’Olivier, fut à peine dans la rue qu’il s’écria devant plus de quarante témoins : « Napoléon est un misérable scélérat dont je ne serai jamais le fonctionnaire, me donnât-il un million d’appointements. Je pars pour le Cantal, mon pays, et dès aujourd’hui je dis pour toujours adieu au Donjon, je vous en donne ma parole. » Deux jours plus tard, quand la terreur sévit au Donjon sur tous ceux qui avaient conservé le moindre sentiment du juste et de l’injuste, ce malheureux dressait les listes de proscription, exécutait à la lettre la circulaire du colonel Denoue, en traquant les républicains « comme des bêtes fauves. » Digne fonctionnaire de la réaction, méprisé de ceux mêmes qui l’employaient pour sa conduite d’homme privé et de magistrat, il payait ses dettes en faisant arrêter ses nombreux créanciers. On le connaîtra bien par deux faits dont je puis garantir l’authenticité. Il va arrêter un boucher avec qui il avait eu de nombreux démêlés pour payement de mémoires : ne le trouvant pas, il arrête la femme, et promet de la rendre à la liberté si le mari se constitue ! Le pauvre boucher se livre, et lui et sa femme sont encore sous les verrous ! M. d’Olivier envoie ma domestique en prison pour la forcer à me dénoncer ! Il s’empare d’autorité de mon cheval, qu’il met à mes frais en fourrière, et ne le rend qu’après l’avoir fait tomber fourbu par un mois de courses forcées. Si, au moins, le maître de M. d’Olivier, le futur Caracalla, par quelque remords de conscience, faisait de la pauvre bête un consul ou un sénateur ! Une fois l’abandon de Lapalisse décidé, nous chargeâmes sur la voiture de chasse qui avait servi à conduire nos prisonniers les fusils dont nous nous étions emparés. Il était deux heures de l’après-midi ; la neige tombait à gros flocons. Tout le restant de la journée nous tînmes la campagne, sans avoir la moindre nouvelle. A neuf heures du soir nous rentrions au Donjon harassés de fatigue et la mort dans l’âme. L’adjoint et le juge de paix qui, malgré leur parole, s’étaient hâtés de rentrer au Donjon, avaient été remis en prison. J’étais tellement exténué, que je fus obligé de me faire soutenir pour aller les visiter et leur faire envoyer des vivres et des couvertures. A onze heures du soir, un généreux paysan, arrêté depuis pour ce fait, vint nous prévenir que la troupe approchait. Nous nous réunîmes pour agiter la question d’une résistance désespérée. Impossible d’y songer. La plupart de nos amis étaient dispersés ou découragés. Nous n’étions plus que treize ; nous embrassâmes nos femmes, nos enfants, avec la tendresse d’un long adieu, et partîmes. Qu’ils ont dû être heureux, les modérés de la réaction, s’ils ont appris tout ce que nous avons souffert pendant cinq jours, courant les bois et couchant sur la neige. Pour ma part, je ne pouvais plus avancer que soutenu par deux de mes braves amis, plus habitués que moi aux fatigues de la marche ; un troisième portail mon fusil. Une fièvre brûlante me tenait seule debout. Nous nous dirigeâmes sur le département de Saône-et-Loire que nous supposions en pleine insurrection ; mais là non plus rien n’avait bougé. Ce fut alors seulement que l’âme navrée, mais toujours ferme, nous avons échangé nos armes contre le bâton du proscrit, résignés à attendre que le peuple apprenne à ses dépens ce que peut coûter un instant de défaillance ou d’erreur. » Docteur de Nolhac, du Donjon (Allier).
Londres, 27 avril 1852
[1] Nous ne pouvons, quant à nous, approuver cette mesure de nos amis politiques. La raison donnée est loin de nous paraître suffisante pour justifier une dureté aussi humiliante, bien que nos ennemis aient constamment usé de ce traitement envers les patriotes arrêtés. Qu’on le remarque bien, en effet, le tableau que fait le journal réactionnaire du transport des autorités du Donjon est la peinture fidèle des cruels traitements employés contre les républicains de Paris, pas exemple, que l’on conduisait d’un fort à un autre. (Note de l’auteur)
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