HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE Victor Schoelcher Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852 tome I Chapitre IV : La Résistance à Paris § IX. Nous cherchons, le plus que nous pouvons, à nous entourer du témoignage de nos ennemis. Ce que nous avons à dire est si peu vraisemblable, on aura tant de peine à admettre que de telles choses puissent se passer encore au dix-neuvième siècle, au milieu d’une des cités les plus civilisées de la terre, que nous voulons forcer tout le monde à les croire en en montrant la confirmation dans la propre bouche des conquérants. M. Mauduit est un ardent admirateur de M. Bonaparte et un amant passionné de l’armée. Il dit à chaque page que l’armée avait à venger « les injures de 1830 et de 1848 » ; il l’approuve de s’être vengée ; il a donné pour titre à son livre le vrai nom du 2 décembre : Révolution militaire du 2 décembre. Ce qu’il dit de l’aspect de Paris, le 4 et le 5, de la consternation des habitants, il l’a vu, il l’a noté avec la satisfaction d’un vainqueur, et en si méchant style qu’il le raconte, il faut l’en croire, car ce n’est que l’expression de la vérité. Eh bien ! M. Mauduit, qui cherchait partout, avec l’anxiété paternelle, son fils, aide de camp du général Cotte, rapporte ceci : « Le 4, à huit heures du soir, je me déterminai à m’aventurer vers la Chaussée-d’Antin. Dans le passage Delorme, je trouvai l’un de mes anciens camarades de régiment, qui me dit : « Vous ne pourrez traverser le boulevard, mon cher ami, sans vous exposer à des coups de pistolet ou de lance de la part des vedettes placées à chaque angle des rues ; les boulevards sont jonchés de cadavres, etc. » (Page 254.) « Je m’acheminai seul vers les boulevards ; de loin en loin, quelques individus attardés rentraient chez eux, mais nul curieux, nul groupe causant sur le seuil des portes, comme c’est l’ordinaire en pareilles conjonctures ; partout un aspect lugubre ! « N’allez pas vers les boulevards, me dit à voix basse un passant qui en revenait, et que je trouvai au milieu de la rue de la Michodière, on tire sur tout ce qui traverse. » — « Merci, monsieur, de votre bon conseil, répondis-je, mais il me faut à tout prix me rendre dans la Chaussée-d’Antin. » Je continuai et traversai le boulevard à la hauteur des Bains-Chinois. Un groupe assez nombreux, mais consterné, était formé au débouché de la rue du Mont-Blanc ; on y écoutait le récit d’un individu qui venait, disait-il, de voir rangés sur l’asphalte qui borde le grand dépôt d’Aubusson une trentaine de cadavres bien vêtus, et parmi eux celui d’une femme. Une impression de terreur dominait dans ce groupe, et semblait paralyser tout le monde, car chacun se retirait en silence après avoir recueilli sa part des sinistres nouvelles du moment. J’arrivai enfin à l’hôtel de mon fils ; il n’y avait pas paru, etc. Je revins sur mes pas avec la ferme intention d’arriver jusqu’à sa brigade… Mais impossible, le boulevard est partout intercepté, l’on ne peut même aborder une vedette pour en obtenir le plus léger renseignement. En reprenant la rue de la Michodière, un monsieur vint à moi et me demanda de l’accompagner. — « Que d’affreux malheurs, monsieur ! s’écria-t-il, et que de malheurs plus affreux encore, si tous les honnêtes gens ne se réunissent pour ARRETER CETTE HORRIBLE BOUCHERIE en envoyant supplier le président de la république de renoncer à son coup d’état et de résigner son autorité !… Demain, tout Paris sera sous les armes et les rues couvertes de barricades. — Je n’en crois rien, répondis-je ; le combat a été trop vigoureusement accepté et soutenu par les soldats, pour laisser aux Parisiens quelque illusion sur l’issue d’une lutte prolongée. La population parisienne ne s’est jamais montrée crâne que devant des adversaires faibles en nombre, irrésolus dans leurs plans et prêts à lui céder le champ de bataille ; il n’en sera pas de même du président de la république, ni de l’armée, qui se dévoue à l’accomplissement de son oeuvre. Demain, Paris sera dans la stupeur, je ne le conteste pas, mais nullement tenté de prolonger la lutte. » (Pages 255, 256.) « La victoire restait à Napoléon… Jetons, lecteurs, jetons un voile funèbre sur les victimes nombreuses de nos discordes, qui gisent çà et là depuis Tortoni jusqu’à la porte Saint-Denis, et parfois par groupes réunis !… » (Page 257.) « Dès sept heures du matin, le lendemain 5, je recommençai mes pérégrinations historiques. Peu d’habitants s’étaient encore hasardés à sortir. L’aspect du quai depuis l’hôtel de ville jusqu’aux Champs-Elysées était sombre. Les quelques passants que je rencontrais portaient sur leurs traits l’empreinte de l’inquiétude, quelques-uns même de la stupéfaction… » (Page 261.) Des Champs-Elysées, le capitaine prend les boulevards à partir de la Madeleine. « Au débouché de toutes les rues, et jusqu’à la Bastille, se trouvait un peleton de cuirassiers ayant tous des vedettes ambulantes, le sabre pendant à la dragonne et le pistolet au poing. Les abords de Tortoni et de la Maison Dorée étaient occupés par les mêmes groupes que les deux jours précédents, et presque aussi compactes, mais les figures y étaient sombres et généralement silencieuses et non provocatrices comme la veille. La colère s’était concentrée, mais non calmée. » (Page 264.) « A l’entrée du faubourg Poissonnière, le boulevard offrait l’image du plus affreux désordre : toutes les maisons étaient criblées de balles, tous les carreaux brisés, toutes les colonnes vespasiennes démolies, et leurs débris de briques répandus çà et là sur la chaussée ; des avant-trains d’artillerie brisés brûlaient encore à un feu de bivac qui, en ce moment, achevait de dévorer une roue. Les pièces attelées étaient en batterie sur le milieu de la chaussée, prêtes à repousser toute attaque venant du boulevard du Temple ; mais l’armée socialiste était vaincue. » (Page 266.) « Parvenu à la rue Rambuteau, je me dirigeai, comme le public, en procession, vers Saint-Eustache, et ne tardai pas à voir toutes les têtes en l’air et les yeux fixés sur plusieurs maisons, particulièrement sur celle qui forme l’angle de la rue du Temple, et qui, en effet, était criblée. A ses pieds se trouvaient encore les débris de l’omnibus qui avait servi de base à la barricade, cause de tous ces dégâts. L’omnibus fut démoli à coups de canon, tout rempli de pavés qu’il fût, et servit à alimenter le bivac pendant la nuit. Une compagnie de grenadiers du 43e de ligne occupait les maisons des quatre angles des rues du Temple et Rambuteau. A chaque croisée se trouvait un grenadier assis sur une chaise, ayant le fusil chargé et prêt à faire feu au moindre geste hostile de cette population plus comprimée que satisfaite de ce qu’elle voyait : les figures étaient mornes. » (Pages 269, 270.) « J’entrai dans la rue Saint-Denis, où s’étaient livrés les combats les plus sanglants. Deux énormes brèches à deux angles de maisons annonçaient que là s’étaient arrêtés deux obus avant leur explosion, qui, par leur détonation, avaient brisé tous les carreaux du voisinage. Plus loin, à la maison formant l’angle gauche de la rue Saint-Denis et du boulevard Bonne Nouvelle, il ne reste plus un carreau ni aux devantures des magasins ni aux croisées. C’est le résultat des détonations des pièces que l’on avait dû mettre en batterie pour battre en brèche les barricades élevées devant la porte Saint-Martin. » (Page 271) « Me voici sur le boulevard, que je remonte dans la direction de la Madeleine ; presque toutes les maisons du boulevard Bonne-Nouvelle, et particulièrement celles des angles des rues Poissonnière et Mazagran, sont criblées de balles, et peu de carreaux ont échappé à l’ouragan. Sur le boulevard Poissonnière, l’ont voit encore sur les marches du grand dépôt d’Aubusson une mare de sang que l’on eût bien dû faire disparaître en enlevant les vingt-cinq ou trente cadavres que l’on y avait rangés et laissés exposés, pendant vingt-quatre heures, aux regards d’un public consterné. Un coup de fusil, parti de ce vaste établissement, sur la tête de la colonne du général Canrobert, a causé ces malheurs. Des maçons sont occupés à réparer les brèches faites à la façade de ce bel hôtel par la mitraille et les boulets. Une expression de stupeur se fait remarquer sur toutes les figures. On ne s’aborde qu’avec hésitation et pour se demander avec inquiétude : Comment cela finira-t il ? Peu de figures ne sont pas au moins soucieuses ; quelques-unes peignent la rage et la colère concentrées, et s’expriment à mi-voix ou ne respirent que la haine ou la vengeance !… contre le président, contre les généraux et la graine d’épinards. » (Pages 273, 274) « … Je repris, à la porte Saint-Martin, la ligne des boulevards que je suivis cette fois jusqu’à la Madeleine. La population habituelle de ce séjour de la flânerie conservera longtemps le souvenir des charges du 1er de lanciers, et saura que s’il y a du courage à se battre sur une barricade, l’on ne tire pas toujours impunément du fond d’un salon brillant et même masqué par la poitrine d’une jolie femme, contre une troupe armée uniquement de lances et de pistolets. Plus d’un brave de cette espèce ont payé cher leurs injures et leur fusillade à la Jarnac ; … plus d’une amazone du boulevard a payé cher également son imprudente complicité à ce nouveau genre de barricade… Puissent-elles en profiter pour l’avenir !… (Page 278.) A défaut du reste, ces derniers traits si calomnieux contre la bourgeoisie, cette satisfaction hideuse à rappeler la mort des femmes « qui ont payé cher leur complicité », révèleraient un capitaine bonapartiste. Ce récit est donc bien, on le voit assez, celui d’un ami de la révolution militaire. Quelle impression en résultera-t-il pour tout le monde ? C’est que l’armée française a fait la guerre à Paris ; c’est que partout l’armée française a tiré le canon au milieu de la capitale du monde civilisé, et fait brèche à mille maisons pour soutenir une violation flagrante des lois ; c’est que, pendant la bataille, tout le monde était rempli de consternation ; c’est que les hommes paisibles abordaient alors les passants et exprimaient le désir « qu’on fit cesser la boucherie en suppliant le président de renoncer à son coup d’état » ; c’est que le lendemain, l’armée, comme en une ville ennemie prise d’assaut, se tenait à tous les coins des rues, le pistolet au point, les canons en batterie ; c’est enfin que partout, dans les quartiers du peuple comme dans ceux de la bourgeoisie la plus riche, au Carré Saint-Martin comme devant Tortoni, la physionomie de « la population, plus comprimée que satisfaite, exprimait une colère concentrée. » Ainsi, de l’aveu même d’un décembriseur, l’armée française a la gloire d’avoir vaincu Paris dans ce qu’il y a eu de résistance ; mais la grande ville, surprise, trahie, abîmée sous la mitraille, « respire la haine et la vengeance contre le président et les généraux. » Jamais rébellion du pouvoir ne réussit par des moyens plus sanguinaires. Ce que Charles X et Louis-Philippe n’osèrent ou ne voulurent pas faire pour défendre leur trône, M. Bonaparte l’a fait pour voler le sien : il a tiré le canon dans nos rues ; des maisons du quartier le plus opulent, dans lesquelles rien n’était plus facile que de pénétrer, qui ne se défendaient pas, ont croulé sous les boulets de ses artilleurs. Le Bourbon de Naples en fit autant à Messine. L’Italie indignée le stigmatisa du nom de roi Bomba. M. Bonaparte aura le nom de président Obus. FIN DU TOME PREMIER. |