HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE
HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE Victor Schoelcher Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852 tome I Chapitre IV : La Résistance à Paris § VIII. Revenons à la résistance de Paris. Malgré les ordres sanguinaires du ministre de la guerre et du préfet de police des insurgés, les barricades de Paris furent vaillamment défendues. Le plan adopté, le 3 au soir, par les membres de la Montagne et les chefs du peuple qui s’étaient mis en rapport, avait été de ne pas accepter d’abord d’engagement sérieux avec la troupe, de la tenir en haleine, de la fatiguer nuit et jour par des marches et des contre-marches, de se retirer chaque fois qu’elle avancerait. On voulait ainsi gagner du temps, afin que la province pût se soulever tout entière, et l’on comptait réunir toutes les forces de la démocratie pour livrer un grand et décisif combat le vendredi. Cette résolution était inspirée, sans même qu’on s’en rendit bien compte, par la réserve des masses populaires. Mais les hommes d’action ne comprennent pas ces habiles tactiques. Ceux qui furent aux barricades s’y rendirent avec des armes, et y bravèrent, malgré l’inégalité du nombre, le choc d’une armée entière lancée contre eux. Le rapport de M. Magnan, général en chef des insurgés, donne exactement le détail des différentes positions de toutes les barricades et des opérations de guerre ; nous le copions : « … Le 4, à deux heures de l’après-midi, toutes ces troupes s’élancèrent en même temps. La brigade Bourgon balaye le boulevard jusqu’à la rue du Temple, et descend cette rue jusqu’à celle de Rambuteau, enlevant toutes les barricades qu’elle trouve sur son passage. La brigade de Cotte s’engage dans la rue Saint-Denis, pendant qu’un bataillon du 15e léger était lancé dans la rue du Petit-Carreau, déjà barricadée. Le général Canrobert, prenant position à la porte Saint-Martin, parcourt la rue du faubourg de ce nom et les rues adjacentes, obstruées par de fortes barricades, que le 5e bataillon de chasseurs à pied, aux ordres du commandant Levassor-Sorval, enlève avec une rare intrépidité. Le général Dulac lance, à l’attaque de la barricade de la rue de Rambuteau et des rues adjacentes, des colonnes formées des trois bataillons du 51e de ligne, colonel de Lourmel, et de deux autres bataillons, l’un du 19e de ligne, l’autre du 4e, appuyés par une batterie. En même temps, la brigade Herbillon, formée en deux colonnes, dont l’une était dirigée par le général Levasseur en personne, pénétrait dans le foyer de l’insurrection par les rues du Temple, de Rambuteau et Saint-Martin. Le général Marulaz opérait dans le même sens par la rue Saint-Denis, et jetait dans les rues transversales une colonne légère aux ordres de M. le colonel de la Motterouge, du 19e léger. De son côté le général Courtigis, arrivant de Vincennes, à la tête de sa brigade, balayait le faubourg Saint-Antoine, dans lequel plusieurs barricades avaient été construites. Ces différentes opérations ont été conduites sous le feu des insurgés, avec une habileté et un entrain qui ne pouvaient pas laisser le succès douteux un instant. Les barricades, attaquées d’abord à coups de canon, ont été enlevées à la baïonnette. Toute la partie de la ville qui s’étend entre les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Martin, la pointe Saint-Eustache et l’hôtel de ville, a été sillonnée en tout sens par nos colonnes d’infanterie, les barricades enlevées et détruites, les insurgés dispersés et tués. Les rassemblements qui ont voulu essayer de se reformer sur les boulevards ont été chargés par la cavalerie du général Reybell, qui a essuyé, à la hauteur de la rue Montmartre, une assez vive fusillade. Attaqués de tous les côtés à la fois, déconcertés par l’irrésistible élan de nos troupes, et par cet ensemble de dispositions enveloppant, comme dans un réseau de fer, le quartier où ils nous avaient attendus, les insurgés n’ont plus osé rien entreprendre de sérieux, etc. » En raison même du petit nombre de combattants, les barricades étaient d’une construction légère et faites avec des matériaux peu propres à une longue résistance. On voit cependant qu’il ne fallut pas moins que le canon et des forces considérables pour écraser le noyau de braves qui prirent le fusil. Ceux qui sont morts méritent les honneurs, ceux qui ont survécu méritent les récompenses que la patrie décerne à ses défenseurs. Leur courage a été admirable, leur conduite irréprochable. Disons incidemment de quelle manière ces généreux citoyens, que les honnêtes gens de l’exploitation napoléonienne appellent des « brigands », se livraient « au pillage et à la destruction. » A peine se sont-ils emparés de la mairie du 5e arrondissement, un employé se présente à un des chefs de la colonne. « Monsieur, je suis le caissier des pauvres. La caisse est ici, je vous en préviens. — C’est bien, monsieur. Je la laisse sous votre garde, et je la mets sous la responsabilité de tous nos hommes. — Oui ! oui ! s’écrient les blouses, et mort aux voleurs ! » Alors un des combattants ramasse un morceau de pierre blanche et écrit sur les portes de la mairie : Mort aux voleurs ! Le caissier des pauvres du 5e arrondissement est sans doute encore à son poste, s’il n’est pas républicain ; qu’il nous démente ! Nous ne citons pas cet épisode comme digne de grands éloges ; rien n’est plus simple, et nos amis nous sauraient fort mauvais gré de les louer d’avoir respecté une caisse ; nous voulons seulement donner un des mille exemples de la manière dont les défenseurs de la république démocratique et sociale ont mérité le titre de pillards. Mais ce que nous avons le droit de rappeler avec orgueil, ce sont des traits d’une intrépidité rare, d’une grandeur d’âme sublime. Il faut citer, entre autres, celui de Denis Dussoubs. Denis Dussoubs avait depuis longtemps souffert pour la cause du bien. Autrefois membre de la Société des familles, et de la Société des saisons, où figuraient en première ligne nos chers et honorés amis Barbès et Martin Bernard, il avait pris part contre le gouvernement de juillet aux luttes que chacun sait ; disciple de Pierre Leroux, il avait prêché partout la foi démocratique et socialiste avec enthousiasme ; victime de la réaction qui sapait la république après l’avoir acclamée, il avait été condamné à la suite des évènements de 1848, à Limoges. Il sortait de Belle-Ile depuis six mois, au moment où le guet-apens du 2 décembre vint déshonorer Paris. Le scepticisme des masses en présence de ce crime l’affecta profondément, et il conçut le dessein de donner au prix de sa vie un exemple éclatant de protestation. Plusieurs fois dans la journée du 4, ses amis l’entendirent répéter, d’un air grave et pensif : « Il faut faire quelque chose ; il faut faire quelque chose ! » Voici ce qu’il fit. Son frère, Gaston Dussoubs, représentant du peuple, atteint de douleurs rhumatismales aiguës, ne pouvait littéralement se mouvoir. Denis s’empara de son écharpe, et, profitant d’une grande ressemblance fraternelle, il se donna pour le représentant aux barricades où il courut. Qui le blâmera de cette usurpation d’un titre, alors que ce titre était à la fois un drapeau et un danger ? Ainsi se présenta-t-il à la prise de la mairie du 5e arrondissement dont nous avons déjà parlé. Vaincu sur ce point, il se dirige aussitôt vers le quartier Montorgueil, où s’élevaient plusieurs barricades, et vient se placer à celle de la rue Sainl-Eustache. Dès que les troupes parurent, il descendit de leur côté pour les haranguer. L’officier commandant, ému de la généreuse ardeur qui animait ses gestes, ses paroles, et qui rehaussait la beauté mâle de son visage, voulut le préserver du fatal destin. Il essaya de lui montrer l’inutilité de la résistance en face des forces supérieures des insurgés. Le noble jeune homme repoussa cette honorable sollicitude, et n’ayant pu réussir à entraîner les soldats hors de leur fratricide discipline, il retourna vers la barricade. Mais au moment où il en gagnait le sommet en criant : Vive la république ! le dos encore tourné aux soldats, quelques-uns de ceux-ci firent feu, certainement sans ordres ! Ils étaient ivres. Denis Dussoubs, frappé de deux balles à la tête, tomba foudroyé. Il était sans armes ; il venait de conjurer ces malheureux de ne pas se faire les bourreaux de la république ; ils l’ont tué par derrière. Il n’y a malheureusement pas à en douter. Son camarade, M. Tallandier, a vérifié sur son cadavre la marche des balles meurtrières. Jeune homme au coeur chaud et plein de dévouement, Denis Dussoubs était vivement aimé de ceux qui le connaissaient. Ses amis firent de longues, de pénibles, d’infatigables recherches pour avoir son corps, et parvinrent à le trouver au cimetière des hospices où on l’avait porté après l’avoir déposé à la Morgue. Ils l’inhumèrent avec larmes et respect, sans avoir même la consolation de pouvoir écrire sur sa tombe : « Mort pour la République ! » Denis Dussoubs, après ce qu’il avait vu depuis deux jours, après ce qui venait de se passer sous ses yeux faubourg Saint-Martin, où les bras manquèrent aux fusils, ne gardait plus d’espérance dans le succès de la bataille, mais il avait résolu de porter jusqu’à la mort le devoir de la résistance. Il allait bien au combat comme un drapeau, car, blessé à la main droite quelques jours auparavant, il ne lui était pas possible de tenir une arme ; il recevait le feu sans pouvoir le rendre. Un sentiment tout spiritualiste le poussait vers un beau trépas. Avec son bras impuissant, son coeur indomptable, et son écharpe qui le désignait aux coups de l’ennemi, ce jeune homme était comme la protestation vivante du droit contre la force brutale. Sa mort héroïque couronne une vie d’apostolat, il est un de ceux par qui l’honneur de la république et du socialisme a été sauvé, un de ces glorieux martyrs de la liberté auxquels la patrie élèvera un monument de reconnaissance. C’est pour elle un devoir ; elle l’accomplira à la prochaine révolution qui doit faire remonter la France au rang d’où elle est un instant déchue. Racontons encore un trait qui repose un peu l’âme au milieu de ces scènes de désolation. Au numéro 17 ou 19 du boulevard Poissonnière, est une grille qui ouvre sur une allée conduisant à la loge de la portière. Une pièce de canon était braquée en biais sur cette maison qui fut une des plus maltraitées du boulevard. La portière, sortie pour voir ce qui se passait, aperçut des canonniers prêts à faire feu, et rentra. Le coup partit et vint frapper justement là où elle se trouvait deux secondes auparavant. Après l’explosion elle entendit des cris terribles et distingua le bruit de sa grille fortement ébranlée. Elle eut l’idée qu’on cherchait un refuge chez elle ; elle tira aussitôt le cordon, la grille s’ouvrit toute grande, et deux hommes blessés tombèrent à l’entrée de l’allée. La fusillade et la canonnade continuaient ; les balles grêlaient autour de la tête de la courageuse femme. Rien n’arrête sa compassion. Elle s’avance jusqu’aux deux blessés, les prend l’un après l’autre, et, les traînant par-dessous les bras fort lentement, car elle n’avait pas assez de force pour les porter, elle les amène jusque dans sa loge. Là elle les soigne de son mieux, étanche leur sang, essaye de soulager leurs souffrances, puis enfin, quand le passage est rétabli sur les boulevards, elle court chercher un chirurgien, qui a raconté le fait. Quel regret nous avons de ne pas savoir le nom de cette noble femme ! Au bout de chaque page que le peuple fournit aux annales de l’humanité, il ajoute toujours : Anonyme ! D’autres barricades s’élevèrent encore dans la soirée, rues Saint-Honoré, Montmartre, Montorgueil, Pagevin et Fossés-Montmartre, ainsi qu’à la Chapelle-Saint-Denis et à Belleville. Un moment quelques vaillants y tinrent bon, mais les gros bataillons les accablèrent. Le nombre manqua toujours à la valeur de ceux qui agirent. Leur dévouement n’en est que plus glorieux. Le lendemain matin, 5, deux dernières barricades, commencées barrière Rochechouart et faubourg Poissonnière, furent trop faibles pour ne pas être abandonnées à l’approche de l’ennemi. La légalité, le droit, l’honneur étaient décidément vaincus… Les forces énormes de l’insurrection, sa puissante organisation préparée depuis plus d’un an, la trahison de l’armée, l’absence de la garde nationale, la froideur du peuple, la difficulté de combiner des moyens de défense suffisants rendirent infructueux les efforts de la résistance. La grande et illustre capitale de la France, traîtreusement surprise et enveloppée d’un cercle de fer pendant son sommeil, avait en vain cherché à se dégager, elle dut se soumettre aux hordes prétoriennes.
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