HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 Victor Schoelcher

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome I

Chapitre IV : La Résistance à Paris

§ V.

Et nous ne disons pas tout, bien n’en faut ! Il est impossible de savoir encore la vérité entière. Ou en jugera par ce que nous écrivait à la date du 20 février, un patriote dévoué, auquel nous avions demandé quelques preuves irrécusables :

« Vous ne sauriez croire le nombre de démarches directes et indirectes qu’il faut faire pour arriver au moindre renseignement certain. Chacun se tait rigoureusement, non seulement    pour ne pas se compromettre soi-même, mais pour ne pas compromettre les victimes vivantes des attentats. Ce qu’il est surtout impossible d’obtenir, ce sont les noms de témoins que vous demandez toujours pour garantir des faits. Tant d’individus ont été arrêtés pour une plainte, transportés pour un mot, exilés pour avoir bavardé, que tous tremblent et aiment mieux taire même leurs propres griefs que risquer l’emprisonnement ou l’exil. Soyez sûr que vous ne trouverez ni un homme, ni non plus une femme (car les femmes ne sont pas épargnées), voulant rester en France, qui hasarde sa signature au bas d’une révélation quelconque. Plus le fait est grave, plus l’attestation serait dangereuse. Signer une déclaration publique de ce genre, serait signer tout au moins son arrêt de bannissement. Il y a encore, chaque jour, des arrestations pour propos tenus dans le cercle restreint d’un salon. Les espions sont partout : en blouse, en habit, en uniforme, en robe de dentelle, en bonnet. On vous enlève de chez vous, on vous jette en prison, et tout est dit. Vous y restez tant qu’il plait à ces messieurs, heureux encore quand on ne vous envoie pas à Cayenne ou à Lambessa. Vous ne pouvez imaginer cet odieux régime ; ceci au point que quiconque l’approuve ou l’excuse ne peut être qu’un infâme. »

Les vainqueurs du 2 décembre ne s’en tiennent pas effectivement à la force ouverte, ils poussent l’affreux système de l’espionnage plus loin qu’on ne le fit aux époques les plus laides de l’histoire.

Grâce à ces grands amis de l’ordre, tous les esprits en France sont saisis d’une inquiétude pleine de soupçon ; chacun se demande s’il peut se fier à son voisin. A Paris surtout, comme la ville et les faubourgs sont peuplés de mouchards en habit noir et en veste, on ne s’aborde plus qu’avec une réserve extrême. La façon dont on engage la conversation sur le terrain de la politique ressemble à ce que la Fontaine raconte si bien de Raton tirant les marrons du feu. On se tâte, on s’avance, on se retire, et pour peu qu’à un mot échappé, à une inflexion de voix, on ait jugé qu’on ne soit pas en face d’un agent de M. Maupas, c’est une explosion de colère commune.

Ceci peint tout à la fois et la terreur que produisent les arrestations arbitraires en masse, et les sentiments qui sont au fond de beaucoup de coeurs honnêtes, mais trop craintifs.

Oh ! oui, vraiment, l’ordre qui règne dans notre malheureux pays est une chose haïssable ; nul n’y est en sûreté, nul n’y trouve de garantie. C’est le régime russe avec toutes ses surprises, toutes ses fantaisies, tous ses excès, l’anarchie de l’arbitraire le plus effréné. Venise, aux plus mauvais temps du conseil des Dix, ne vit jamais rien de pareil. Le règne qu’ont sanctionné, dit-on, sept millions et demi de suffrages est le règne du silence, de la peur et de la délation. Depuis que les bonapartistes sont tout à fait les maîtres, la France est sous l’empire de cette terreur qui remplit l’air à de certaines époques néfastes, et qui s’infiltre peu à peu jusque dans les âmes les plus fortes. Voyez plutôt : ou nous indique une famille qui, deux jours après la bataille, avait recueilli et soigné un blessé ; nous faisons prendre des informations… On ne veut rien dire ; on a peur de raconter aujourd’hui ce qu’on n’a pas eu peur de faire au plus fort du danger. Les âmes se sont affaissées.

On s’expliquera sans peine, après ce qu’on vient de lire, que nous ne donnions les noms d’aucune personne encore en France à qui nous devons des renseignements. Le jour où le gouvernement des casemates, de la déportation, de la police et de l’assassinat ne craindra pas que la lumière se fasse sur ses actes, et laissera les juges seuls condamner les calomniateurs si on le calomnie, ce jour-là nous dirons nos correspondants, et l’on verra mille voix s’élever terribles, éclatantes, vengeresses, pour accuser les crimes du 2 décembre.

Tout ce que nous pouvons répéter dans notre âme et conscience, c’est que pas une page de ce livre n’a été écrite légèrement ; c’est que tous nos auteurs sont des personnes sérieuses ; c’est que nous avons étouffé nos passions contre les proscripteurs pour ne rien pousser trop loin ; c‘est que nous avons recherché la vérité avec scrupule et respect, comme on doit le faire lorsqu’on dépose au tribunal de l’histoire.

Après tout, il est échappé assez d’aveux aux conjurés pour confirmer d’une manière absolue la vérité de ce que nous avons avancé, pour ne pas laisser le moindre doute au dernier des incrédules.

Où trouver des preuves plus irrécusables que celles émanant des journaux ou des généraux du guet-apens ? Eh bien, lisez.

« Quatre heures du soir. — La barricade de la porte Saint-Denis, où l’émeute avait concentré toutes ses forces, vient d’être enlevée par la troupe à coups de canon et après une vive fusillade. Nous n’avons eu que quelques soldats blessés. L’intérieur de la barricade est rempli des cadavres de ceux qui s’étaient chargés de la défendre. Ceux qui ont échappé se sont repliés sur la porte Saint-Martin, où ils se sont trouvés entre deux feux. Nos troupes N’ONT ÉPARGNÉ AUCUN INSURGÉ. » (Patrie, 5 décembre.)

Essayez de traduire ces derniers mots autrement que par ceux-ci : « Nos troupes ont massacré tous les prisonniers tombés entre leurs mains. »

Le Moniteur parisien va nous dire maintenant, sous sa responsabilité de journal dévoué, comment de simples officiers mêmes, et tout seuls, faisaient aussi fusiller à tort et à travers :

« Un ancien gardien de Paris, reconnu comme ayant fait partie de la bande des Montagnards de Sobrier et Caussidière, passait aujourd’hui, vers deux heures après midi, sur le pont Saint-Michel, et menaçait les gardes républicains qui étaient en sentinelle. Arrêté et conduit à la préfecture de police, on a trouvé sur lui des munitions et deux poignards. Comme il opposait une vive résistance aux gardes qui le conduisaient, persistant dans ses menaces et proférant des cris de mort contre les agents de l’autorité, le chef du poste L’A FAIT FUSILLER par deux de ses soldats dans la rue de .Jérusalem. Il avait une blessure au bras droit, et ses mains étaient encore toutes noircies par la poudre des barricades. » (Moniteur parisien, 6 décembre.)

Voici donc un lieutenant, ou un sous-lieutenant, ou un capitaine, qui, de son autorité privée, fait mettre à mort un homme au coin d’une rue, parce que cet homme aurait opposé résistance ou adressé quelques injures aux gardes qui l’arrêtaient !… –

Quelle différence y a-t-il entre ce meurtre infâme et celui du générai Bréa, tant et si perfidement exploité par la réaction contre la république, quoiqu’il ait été commis par des bonapartistes ?[1]

Suivons : « Plus tard, dans la soirée du 3, de nouvelles barricades ayant été construites dans la rue Beaubourg, le colonel Chapuis, du 3e de ligne, emmenant avec lui un bataillon de son régiment et une compagnie du génie, parcourut de nouveau ces quartiers et essuya un feu très-vif qui ne put arrêter l’élan de la colonne. Tous les obstacles furent enlevés au pas de course, et ceux qui les défendaient PASSÉS PAR LES ARMES. » (Rapport du général Magnan, 9 décembre.)

Ils l’avouent !… Le général en chef de l’armée des insurgés l’avoue ! ils ont passé par les armes  des prisonniers !!

Des feuilles hollandaises contiennent l’extrait suivant d’une lettre de Java du 2 mai de cette année :

« Dans un des derniers combats qu’une partie de la garnison de Patnam eut à soutenir contre les tribus sauvages de l’intérieur, un soldat hollandais fut blessé et tomba entre les mains des sauvages, qui, on le sait, étranglent tous leurs prisonniers, etc. »

L’écrivain hollandais semble croire qu’il n’y a plus sur la terre que les sauvages des environs de Patnam qui mettent à mort leurs prisonniers. Qu’il se détrompe. Il existe en France une tribu d’autres sauvages, appelés les bonapartistes, qui, réfractaires à toute civilisation, rivalisent avec ceux de Patnam ; seulement, au lien d’étrangler leurs prisonniers, ils les fusillent. Hâtons-nous de le dire pour l’honneur de notre siècle, on ne connaît plus sur le globe que les hordes javanaises et les hordes bonapartistes qui n’aient point renoncé à ces coutumes barbares.

Les prisonniers fussent-ils des criminels, ce serait toujours une atrocité que de les massacrer. Mais les terroristes du 2 décembre présenteront les choses comme ils voudront, ils pourront répéter à satiété toutes les déclamations de la rue de Poitiers contre les rouges, nous les défions de prouver que les vaincus, lâchement baïonnettes par le colonel Chapuis, n’étaient pas des hommes qui accomplissaient un devoir en soutenant les pouvoirs constitués, l’ordre établi. Dira-t-on qu’il ne fallait pas recourir aux armes ? Mais comment défendre sans coups de fusil la Constitution attaquée à coups de canon ?

Il n’est pas un légiste en France, en Europe, pas un tribunal sur la terre, pas un conseil d’hommes d’Etat, fût-ce à Vienne ou à Pétersbourg, qui ne déclarera le colonel Chapuis et ceux qui ont exécuté ses ordres coupables d’un assassinat politique. Le triomphe des conjurés de décembre ne les justifie pas plus que le succès ne justifie l’empoisonneur heureux et impuni. Ils sont aux Tuileries, soit : il n’en reste pas moins certain, incontestable, que le droit, la loi, la Constitution étaient du côté des citoyens qui faisaient et défendaient des barricades.

Les hommes qui moururent alors sous les balles parricides de la troupe sont les martyrs des temps modernes. Honte à leurs bourreaux !

Nous avons, de la bouche des insurgés, un autre aveu des odieux homicides qu’ils ont commis contre tout droit des gens. Au milieu de la liste des morts n’appartenant pas à l’armée, liste fournie par M. P. Mayer, on trouve six N avec cette note : « Inconnus, dont on n’a pu constater l’identité, PASSÉS PAS LES ARMES, ou trouvés morts sur les barricades. » (page 301). La chose est dite fort tranquillement, mais elle établit officiellement une fois de plus qu’il y a eu des hommes PASSÉS PAR LES ARMES après le combat ! Quand on récompense et glorifie l’armée souillée de tels forfaits, on peut se donner à soi-même le titre de modéré, mais on ne méritera jamais que celui de barbare.

Lisez maintenant, dans la Patrie du 11 décembre, une lettre signée Vincent N., caporal aux chasseurs d’Afrique :

« A la deuxième barricade, dans une maison d’où on a tiré le plus de coups de fusil, et où nous sommes entrés, nous avons trouvé plus de trois cents insurgés. On aurait pu les passer à la baïonnette ; mais, comme le Français est toujours humain, nous ne l’avons pas fait. Il n’y a que ceux qui n’ont pas voulu se rendre qui ONT ÉTÉ FUSILLÉS SUR-LE-CHAMP. Dans une chambre, nous en avons trouvé qui demandaient pardon, en criant : Nous n’avons rien fait, nous faisons des remèdes pour les blessés ; mais ils avaient bien soin de cacher plusieurs moules et cinq ou six cuillers ou fourchettes en plomb avec lesquelles ils fondaient des balles. NOUS AvoNs TUé UN individu qui, en tombant, s’écriait : Ne me tuez pas, car ce serait malheureux de mourir pour dix francs.

Je craignais beaucoup les émeutes à Paris ; je croyais toujours que l’on se battait pour un parti ou l’autre, ou bien contre des ouvriers qui demandent du travail. Mais on n’a pas trouvé parmi ces individus un ouvrier digne de figurer au nombre des travailleurs. Ce sont des hommes qui sont poussés par l’argent, et qui se battent sans savoir ni pour qui ni pourquoi. Ils ne cherchent qu’à piller. Les ouvriers intelligents, ainsi que les habitants, les dénoncent eux-mêmes ou les font prendre. Les habitants ne sont contents que quand ils voient la troupe garder leurs maisons.

Nous avons passé plusieurs nuits dehors sur les boulevards, mais nous n’étions pas malheureux. Tous les habitants vidaient leurs caves pour donner du vin aux soldats, faisaient la soupe et donnaient du bois pour nous chauffer toute la nuit. On criait de toutes parts : Ne les ménagez pas, fusillez-les de suite. »

Par cette lettre, que la Patrie recueille avec amour, on peut juger des idées et des sentiments que les chefs avaient su inspirer aux soldats. Le caporal Vincent N. ne dissimule pas qu’ils ont FUSILLÉ sur-Le-CHAMP les constitutionnels qui ne voulaient pas se rendre, et TUÉ un malheureux qui demandait la vie ! Le caporal Vincent répète que les héros de la loi se battaient pour de l’argent, et au même instant il déclare que « les honnêtes gens » vidaient leurs caves pour encourager la troupe au massacre, en lui criant : « Ne les ménagez pas ; FUSILLEZ-LES !! »

Sera-ce la dernière orgie de l’ordre ?

Hélas ! plusieurs n’ont que trop écouté ces barbares provocations. Des soldats français ont fait à Paris PLUS que les Autrichiens n’avaient fait en Hongrie ; ils ont fusillé jusqu’à des femmes, oui, jusqu’à des femmes !… Ce crime monstrueux est hors de toute contestation. Ce sont les journaux de l’attentat qui se sont chargés de le publier. On le trouve, avec les honneurs de l’entre-filets, dans le Moniteur parisien du 6 décembre :

« UNE FEMME DU PEUPLE PORTANT VINGT-CINQ POIGNARDS A ÉTÉ ARRETÉE, CE SOIR, ET FUSILLEE PAR LES SOLDATS DU 36e DE LIGNE. »

Les généraux de MM. Persigny et Bonaparte, jaloux des faveurs de leurs maîtres, n’ont pas voulu rester au-dessous de ce bourreau de la Hongrie auquel le peuple anglais a infligé une sévère correction. Ils ont déshonoré le caractère français en poussant la rage au delà même des fusillades. Un homme auquel le nom de fouetteur restera comme une tâche indélébile d’ignominie, le général Herbillot, « faisait donner le fouet aux insurgés âgés de moins de vingt ans qu’on lui amenait, et les livrait ensuite aux sergents de ville ! » C’est M. P. Mayer qui le constate, page 165 de son livre, en ajoutant : « La bénignité du fils d’Hortense « se communiquait, comme sa volonté absolue, à ses derniers agents, et donnait une autorité de plus à ces vérités que nous espérons voir un jour vulgarisées, que la tolérance n’enlève à la justice aucun de ses droits ! »

 

                                



[1] Voyez aux annexes, n° 3, l’assassinat du général Bréa a été commis par les bonapartistes.