HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 Victor Schoelcher

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome I

Chapitre I

II :

Résistance de l’Assemblée

La majorité

§ 1

 

Il est juste de le reconnaître, les deux côtés de la représentation nationale surprise de nuit par des malfaiteurs ont agi résolument dans la mesure de leur tempérament et de leurs habitudes. Si la majorité avait fini cette lugubre journée comme elle l’avait commencée, elle aurait relevé, par la dignité de sa mort, le peu de dignité de sa vie. Peut-être même, sans l’incommensurable lâcheté du président Dupin, le régime parlementaire serait-il encore debout.

A la première nouvelle de l’attentat, un grand nombre de représentants, et plus particulièrement ceux de la majorité, coururent vers le palais législatif. Il était déjà au pouvoir de l’ennemi. Nous avons dit par quelle trahison le colonel Espinasse s’en était emparé. Les principales avenues étaient garnies de troupes ; la place de la Concorde et le pont couverts de soldats ; la grille du côté de la place da Bourgogne, comme la porte qui donne sur la rue de Lille, gardées par des piquets. Les premiers arrivés, trouvant toutes les issues fermées, se réunirent d’abord chez M. Daru, vice-président, qui offrit sa maison. Là, ils décidèrent de se rendre en corps à l’Assemblée. Soixante ou quatre-vingts se présentèrent à la porte de la rue de Bourgogne, vers dix heures. Le péristyle était occupé par des soldats, dont la plupart, déjà ivres, n’hésitèrent pas à croiser la baïonnette contre ceux qui tentèrent de forcer l’entrée. Quelques représentants même furent touchés. M. Daru reçut un violent coup de poing en pleine poitrine. M. Moulin, secrétaire, fut frappé à la tète, et M. Larcy blessé jusqu’au sang d’un coup de baïonnette à la cuisse. Il fallait choisir un autre local, pour aviser en commun. Soit que les membres de la majorité eussent une raison quelconque de compter sur la légion du 10e arrondissement plus que sur toute autre, soit parce que le général Lauriston, représentant, le commandait ; soit, enfin, à cause de la proximité du lieu, on résolut de se rendre à la mairie du 10e arrondissement, et l’on convint à la hâte d’appeler indistinctement à ce rendez-vous tous les membres auxquels on pourrait le faire connaître. Il était question de rendre un décret portant déchéance du président, et de venir ensuite, sur la place de Bourgogne, promulguer ce décret en face du peuple et de l’armée. Les événements ne permirent pas de réaliser la dernière partie de ce programme improvisé.

Malgré toutes les précautions prises, grâce sans doute à un ordre mal compris, la petite porte de la présidence (rue de l’Université), restée libre, permit à quelques représentants de pénétrer dans le jardin, et de là dans la salle des conférences, où se trouvèrent réunis, vers neuf heures du matin, vingt ou trente d’entre eux appartenant aux différentes nuances. Ils s’occupèrent immédiatement de rédiger contre l’ex-président un décret de déchéance et de mise en accusation.

Leur présence fut bientôt connue des conspirateurs, et M. Morny donna l’ordre de les expulser. Le commandant de la gendarmerie mobile, Saucerotte, vint leur signifier cet ordre. Ils déclarèrent qu’ils ne sortiraient pas. Mais l’officier ayant menacé de faire entrer son monde, ils se rendirent dans la salle des séances, et mirent aussitôt en délibération le décret de déchéance. Il venait d’être adopté à l’unanimité au moment où la troupe se présenta par le couloir de droite.

À la vue des baïonnettes, les cris de la plus vive indignation et les protestations les plus énergiques sortent de toutes les bouches. M. Monet prend la parole au nom de ses collègues, et, s’adressant à M. Saucerotte, lui fait défense d’avancer. « Vous ne pouvez ignorer, lui dit-il, que cette enceinte est exclusivement réservée aux séances de la représentation nationale, et que nul corps armé n’a le droit d’y pénétrer sans un ordre formel du président de l’Assemblée. — J’ai un ordre du président de la république, répond l’officier. Cet ordre me prescrit de faire évacuer la salle. Je vous invite à vous retirer. — Un pareil ordre est un crime, réplique vivement M. Monet; vous ne l’exécuterez pas. Porter atteinte à la liberté de nos délibérations, ce serait commettre un attentat contre la souveraineté du peuple, qui nous a librement élus : ce serait vous rendre complice de la trahison du président. M. Bonaparte est déchu de tous ses pouvoirs. »

M. Monet lit alors à la troupe l’article de la Constitution qui enjoint, en pareil cas, à tout fonctionnaire, à tout agent de la force publique, de refuser obéissance au président de la république.

Sans l’écouter, l’officier lance ses soldats contre les représentants sur deux rangs parallèles, dirigés, l’un contre la gauche, l’autre contre la droite de l’Assemblée. A cet ordre, auquel malheureusement les soldats obéissent, les représentants répondent par le cri de Vive la république ! répété plusieurs fois avec un enthousiasme indicible. Mais ils sont à l’instant même saisis au corps, arrachés de leurs siéges, et traînés hors la salle, malgré la plus vive résistance de leur part.

Les membres de la majorité qui se trouvaient là ne montrèrent pas moins d’énergie que ceux de la minorité. Les uns et les autres restèrent courageusement à leurs places, assis, et ne cédèrent qu’aux dernières violences de la soldatesque.

Un de nos braves collègues de la Montagne[1], présent à cette scène de profanation, nous a rapporté les détails qui lui sont personnels, et qui servent à bien déterminer le caractère de l’agression à laquelle les représentants du peuple ont été en butte.

« Je voulus, nous disait-il, tenter de ramener au sentiment du devoir les deux militaires qui marchaient sur moi pour me saisir. Je leur fis observer que ce n’étaient point nos personnes, mais leurs droits à eux, les droits de leurs concitoyens, de leurs pères, de leurs frères, que nous défendions en ce moment. Que c’étaient eux qui, par leurs votes, nous avaient envoyés siéger sur les bancs où nous étions ; que nous avions, nous membres de la gauche, été fidèles à notre mandat; que nous avions toujours défendu le suffrage universel ; que nous le défendions au 31 mai lorsque M. Bonaparte le faisait mutiler de concert avec les burgraves. — C’est pourtant vrai, cela, dit l’un des deux militaires. L’autre ajouta : Que voulez-vous, il faut bien que nous exécutions notre consigne. Mais un troisième s’élança sur moi, la menace à la bouche, et s’efforça de m’enlever du banc où je me cramponnais. Un autre lui vint en aide, et, après une lutte de quelques instants, ils parvinrent à m’entraîner, mes vêtements tout déchirés, et l’épaule droite meurtrie, non par des coups, ils ne m’en portèrent aucun, mais par la violence qu’ils avaient employée contre moi. »

Ainsi le hasard voulut que M. Bonaparte fût condamné à consommer son attentat sous la forme la plus criminelle, en faisant entrer des baïonnettes jusque dans le propre temple de la loi, jusque dans la salle des délibérations de l’Assemblée, là même où, en face de Dieu et de l’univers, il avait solennellement juré fidélité à la république !

Les moindres notions du devoir ordonnaient au président de l’Assemblée de se mettre à la tête de la résistance, et cependant M. Dupin ne paraissait point. MM. Canet et Favreau étaient allés le chercher au fond des appartements de la présidence, et avaient été obligés de le pousser en quelque sorte par les épaules pour le décider à venir diriger la séance. Les représentants, entraînés par les prétoriens, rencontrèrent cet homme, indigne de sa haute position, dans la salle dite de Casimir Périer, et le sommèrent vivement d’intervenir. M. Dupin adressa quelques mots à la troupe sur le respect dû à la Constitution, mais d’un ton si misérable, que M. Brillier entendit un des soldats dire à son voisin : « C’est pour la farce, cela. » On apostropha durement M. Dupin : « Que voulez-vous ? repritil. Sans doute, la Constitution est violée, nous avons pour nous le droit, mais ces messieurs ont la force. Il n’y a qu’à nous retirer. »

Les membres de la majorité, qui avaient nommé président M. Dupin, parce qu’il conduisait les débats au gré de leurs passions, jugèrent alors ce que l’on gagne à employer des caractères toujours guidés par la peur, toujours prêts à se ranger du côté de la force.

La troupe n’avait pas ordre d’arrêter les représentants. Elle se borna à les chasser du palais. Au moment où ils sortaient, MM. Fayolle, Treillard-Laterisse et Paulin-Durieu trouvèrent, sur la place de Bourgogne, MM. Arbey, Toupet-Desvigne et le général Radoult-Lafosse aux mains de la force armée. Ils reprochèrent chaleureusement cette arrestation aux soldats, essayant de leur faire comprendre que l’ordre de violer la loi n’oblige qu’à la désobéissance. Le colonel Garderens Deboisse, du 6e de ligne, qui les entendit, s’écria : « Ah ! vous voulez faire appel à l’armée, vous l’excitez à la révolte ! Vous êtes des conspirateurs ; je vous arrête. » Et il commanda de les entourer, en ajoutant, sur un geste d’indignation de M. Arbey : « Si vous continuez, je vais vous faire crosser par mes hommes. » Au moment où ils parlaient tous les six, le vaillant colonel dit à l’escorte : « Vos armes sont chargées ; s’ils bougent, tirez dessus, et si ça ne suffit pas, f…-leur la baïonnette dans le ventre. »

On ne doute pas que le colonel Garderens n’ait touché le prix d’aussi révoltantes brutalités. Ivrogne, débauché et poussant la passion du jeu jusqu’à jouer de l’argent avec ses inférieurs, il était connu pour un vrai panier percé, comme on dit en garnison.

Les six représentants dont nous venons de parler, enfermés d’abord au nouveau ministère des affaires étrangères, furent conduits, à huit heures du soir, à la caserne du quai d’Orsay.

Les inspirations de M. Garderens Deboisse se trahirent, lorsque au moment de partir, le capitaine des chasseurs de Vincennes qui entouraient nos collègues leur dit, comme s’il avait peur lui-même de ce qu’il jugeait être son devoir : « Messieurs, je me crois obligé de vous prévenir que nos armes sont chargées. »

La plupart des représentants, expulsés du palais législatif, se rendirent à la mairie du 10e arrondissement, désignée comme rendez-vous général. Dix ou douze membres de la gauche, craignant de n’y pas trouver assez de résolution, préférèrent aller chez M. Crémieux, dont la demeure était voisine. Il fut proposé là d’arrêter tout de suite les termes d’une proclamation au peuple ; mais on ne se jugea pas en nombre suffisant pour prendre une résolution, et l’on s’ajourna avec dessein de se réunir à quatre heures, dans un local place de la Bastille, où toute l’opposition serait appelée. — La police était déjà avertie ; quelques minutes après, M. Crémieux était arrêté.

                                                 



[1] Nous sommes à regret forcé de ne pas le nommer, car il est encore en France.