HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 Victor Schoelcher

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome II

ANNEXES

N°3 — L’assassinat du général Bréa a été commis par les bonapartistes.

On ne lira pas sans intérêt la lettre ci-jointe que nous écrivit notre honorable collègue M. Nadaud à la suite d’une conversation où il avait eu occasion de parler de l’assassinat de la barrière Fontainebleau : cette lettre met en évidence, confirme, certifie un fait important que plus d’une rumeur avait déjà signalé. A mesure que la lumière se fera, on apprendra ainsi bien des choses sur les menées de MM. Bonaparte et Persigny pour arriver à l’empire. Quoi qu’il en soit il résulte aujourd’hui de la lettre du citoyen Nadaud que l’horrible crime de juin 1848 appartient bien réellement à la longue conspiration qui est venue aboutir au 2 décembre. Les meurtriers du général Bréa étaient les précurseurs des généraux élyséens ; des Saint-Arnaud, des Magnan, des Sauboul, des Chapuis et autres assassins qui ont fusillé des prisonniers et une femme ! Avant de laisser la parole à M. Nadaud, nous ajouterons deux mots : c’est qu’il est incapable d’un mensonge ; c’est que sa véracité n’est contestée par personne, pas même par ses ennemis politiques.

« J’ai connu Lahr, qui fut condamné à mort dans l’affaire dite du général Bréa, en 1848. C’était un excellent ouvrier qui, à force de travail, d’économie, de sobriété était parvenu à amasser une somme de 4,000 fr. qu’il avait employée, en 1847, à l’achat d’un fonds de logeur et de marchand de vin situé barrière des Deux-Moulins.

 

Martin Nadaud

Jusqu’à la révolution de février, il n’avait pris aucune part à la politique. On sait qu’à cette époque les travaux cessèrent dans un grand nombre d’ateliers. Beaucoup de ceux qui logeaient chez Lahr, privés de travail, ne purent lui rembourser les avances que l’on est obligé de faire dans des maisons de ce genre. C’est à partir de ce moment, c’est-à-dire vers la fin d’avril, qu’il se mit en relation avec les agents les plus actifs de M. Bonaparte. Ses frères, qui travaillaient avec moi, disaient tous les jours que un ou plusieurs messieurs se rendaient dans son cabaret (principal rendez-vous des Allemands), et que toutes leurs conversations concernaient Louis-Napoléon. Il finit par être tellement exalté pour le neveu de l’empereur, comme ils disaient tous, qu’un jour il vint débaucher ses trois frères, qui travaillaient avec moi à la mairie du 12e arrondissement de Paries ; je fus les chercher chez le marchand de vin qui fait l’angle de la rue Saint-Jacques et de la rue Soufflot. Aussitôt qu’ils m’aperçurent, ils m’offrirent un verre de vin, et en choquant le verre, sur un signe de Lahr, ils crièrent par trois fois : Vive Louis-Napoléon ! Vive le petit Louis ! Nous le voulons et nous l’aurons !

J’ai su par plusieurs de mes amis, présents à la lutte de la barrière de Fontainebleau, que Lahr distribuait du vin aux combattants pour être plus utile à son prince ; car vous pouvez attester qu’il avait reçu de l’argent. Je tiens ce fait de son frère et de deux de ses meilleurs amis.

Si ces renseignements, cher citoyen Schoelcher, peuvent servir à défendre les Républicains qui jusqu’à présent ont été injustement accusés par les vieux partis d’avoir assassiné le général Bréa, servez-vous en pour affirmer que le général fut frappé par les agents les plus zélés de M. Bonaparte.

Salut et fraternité,

Nadaud,

Représentant du peuple.

Londres, le 1er mars 1852. »

 

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A titre de nouveau témoignage de la part que les conspirateurs de Strasbourg et de Boulogne ont eu dans les affaires de Juin 1848, nous rappellerons que M. Kléber, capitaine d’infanterie, condamné à la détention perpétuelle pour avoir refusé à cette époque de prendre part à la répression, vient d’être complètement gracié. Cette remise de peine n’est qu’un acte de reconnaissance encore trop tardif. M. Kléber, attaché à la fortune de celui qu’il croit le neveu de l’empereur, avait sacrifié sa carrière pour obéir à ses convictions politiques.

Voici une autre lettre digne de fixer l’attention des hommes avides de savoir la vérité sur toutes choses. Ce que dit le signataire, notre honorable collègue M. Mathé, mérite d’autant plus de confiance qu’il a déclaré devant les conseils de guerre de la réaction ce qu’il répète aujourd’hui :

« Mon cher Schoelcher,

En rappelant dans votre ouvrage sur les événements du 2 décembre le meurtre du général Bréa, vous citez, m’avez-vous dit, le témoignage de notre ami Nadaud, duquel il résulte que l’un des auteurs de ce meurtre était un bonapartiste avoué. Je viens, à mon tour, vous donner un renseignement qui aura sa valeur pour ceux qui rejettent la responsabilité de la mort du général Bréa sur les démocrates.

De tous les actes de barbarie imputés aux insurgés de juin par les perfides organes de la réaction pour exciter les troupes au massacre, celui-là seul est resté vrai, et lors même qu’on voudrait toujours en accuser faussement les Républicains, encore ne seraient-ce que de tristes représailles

Voici ce que j’ai vu et ce qu’ont vu comme moi de nombreux habitants du quartier du Panthéon :

L’insurrection avait été vaincue dans ce quartier dès le samedi soir ; le général Bréa avait établi son quartier général sur la place du Panthéon. Le dimanche matin, entre huit et neuf heures, j’allai chercher mes enfants, à leur pension chez M. Amiel, rue Saint-Jacques ; les barricades étaient détruites, et la troupe bivouaquait tranquillement ; dans la cour de la pension se trouvaient plusieurs gardes nationaux qui étaient venus demander les ordres de M. Amiel, capitaine de leur compagnie, lequel avait combattu les insurgés de juin. Parmi eux était un caporal nommé Raguinard, mécanicien, rue des Fossés-Saint-Jacques. Nous causions des événements, lorsqu’un capitaine de la garde mobile, escorté de quelques soldats de la ligne, entra dans la cour et demanda le caporal Raguinard. Celui-ci se fit connaître, et ils l’emmenèrent sans lui dire un mot. Je les suivais, à quelques pas, avec mes enfants, sans bien comprendre leur dessein. A l’angle de la rue Neuve-Soufflot et de la rue Saint-Hyacinthe, je vis fusiller Raguinard à bout portant, en présence de plus de cinquante gardes nationaux sous les armes. A la même place, j’aperçus une autre victime dont je n’ai pu savoir le nom. M’autorisant alors de ma qualité de représentant du peuple, je voulus faire comprendre aux gardes nationaux l’énormité de ce meurtre, et observer que n’ayant pas même été pris durant le combat, mais le lendemain seulement, ces deux malheureux pouvaient avoir été victimes d’une méprise ou d’une vengeance particulière. Mes observations ne me valurent que d’atroces menaces.

Je courus à l’Assemblée pour raconter ce que j’avais vu. Je ne pus arriver jusqu’au général Cavaignac ; je retournai, avec deux de mes collègues, les représentants Madet et Vignerte, sur le lieu de l’événement, et je fis certifier devant eux, par les soldats eux-mêmes, le fait dont j’avais été témoin ; ils virent, comme moi, les traces sanglantes de ce double assassinat. Les soldats nous racontèrent qu’on avait fusillé, dans la matinée, plus de vingt citoyens reconnus pour avoir pris part au combat de la veille.

Tout cela s’était passé à une très-petite distance du lieu où se tenait le général Bréa. S’il n’avait tout ordonné, il avait certainement tout entendu, tout su, sans rien empêcher. Ce fut le soir du même jour que le général fut fait prisonnier, à son tour, à la barrière de Fontainebleau, l’une des plus voisines de son quartier général, où l’insurrection avait conservé ses positions, et à son tour fusillé par les insurgés. Il s’était, dit-on, présenté comme parlementaire, et devait être protégé par cette qualité. Cela n’est que trop vrai ; mais les citoyens fusillés dans la matinée presque sous ses yeux, pour la part qu’ils étaient accusés d’avoir prise au combat de la veille, n’étaient pas moins protégés par toutes les lois de la guerre et de la civilisation.

J’ai déposé de ces faits dans le procès des insurgés de la barrière de Fontainebleau, comme d’une des mille preuves qu’en toute circonstance ce sont les prétendus défenseurs de l’ordre qui ont pris l’initiative du brigandage.

Salut amical,

Félix MATHE,

Représentant du peuple.

Londres, 12 mars 1852.